Un résumé de Les marchands de doute (2010) de Naomi Oreskes et Erik M. Conway (Le Pommier 2012), par Madeleine Théodore.
En 1986, une nouvelle panique traversa le monde des affaires, semblable à celle que les représentants du tabac avaient ressentie en 1953. La cause en était la conclusion d’un nouveau rapport du secrétaire d’Etat américain : le tabagisme passif pouvait provoquer des cancers même chez les non-fumeurs en bonne santé. Lorsque l’EPA (agence américaine de protection de l’environnement) entreprit de limiter la consommation de tabac dans les endroits fermés, Fred Singer joignit ses forces à celles de l’industrie du tabac pour remettre en cause la base scientifique des risques de santé associés au tabagisme passif. Ils déclarèrent que l’EPA faisait de la « mauvaise science », et se mirent à la discréditer de manière générale.
Selon le Département de la Santé et des Services à la personne, il n’existe pas de niveau d’exposition au tabagisme sans risque : même de petites quantités peuvent être préjudiciables pour la santé. Dans les années 1970, les chercheurs de l’industrie avaient trouvé que la fumée indirecte contenait plus de toxiques chimiques que la fumée directe, en partie parce que la combustion incomplète de cigarettes qui se consument à plus basse température dégage plus de composés toxiques. Ils essayèrent donc de produire moins de fumée indirecte en améliorant le filtre, en changeant le papier des cigarettes, ou en ajoutant des composés qui augmentaient la température de combustion des cigarettes. Ils tentèrent aussi de fabriquer des cigarettes dont la fumée n’était pas moins dangereuse, mais seulement moins visible.
Dès 1979, chaque Etat, sauf le Kentucky et le Nevada, s’était doté d’une législation contre le tabagisme.
En 1980, des chercheurs publièrent dans le New England Journal of Medicine un article qui montrait que les non-fumeurs travaillant dans les bureaux de fumeurs avaient des fonctions pulmonaires réduites, comme si eux-mêmes fumaient un peu : il est difficile de chiffrer la dose de tabagisme passif à laquelle une personne est exposée (il faut établir une courbe cause-effet).
Une deuxième étude, publiée par Takeshi Hiramaya, épidémiologiste, permit de l’établir, en 1981. Il montra que les Japonaises dont le mari fumait présentaient des taux de cancer du poumon bien plus élevés que celles dont le mari ne fumait pas. Il s’agissait d’une étude sur le long terme qui montrait une courbe dose-effet claire : plus les maris fumaient, plus les femmes mourraient d’un cancer du poumon. L’étude faisait exactement ce qu’une épidémiologie doit faire : établir une cause et en éliminer d’autres.
L’industrie du tabac fustigea ses conclusions. Elle engagea des consultants dont l’un, Nathan Mantel, affirma que Hiramaya avait commis une grosse erreur statistique. En privé, cependant, l’industrie du tabac reconnaissait que l’étude de Hiramaya était correcte. Celle-ci eut un effet galvanisant : dès 1984, il y eut des publications de médecins, restriction votée par les États du tabagisme dans les lieux publics, auditions organisées par le Congrès pour limiter la publicité en faveur des cigarettes et en restreindre l’usage aux mineurs, interdiction par l’aviation civile de fumer en vol.
Fumer n’était pas seulement une question de préférence personnelle, c’était un risque pour les autres.
L’industrie du tabac était très préoccupée, craignant une diminution de la consommation de tabac et son déclin propre. Elle mit sur pied un système de défense basé sur la publicité, un centre de recherche pour créer des arguments alternatifs, des témoins experts, des conférences. Ce système était organisé par un cabinet d’avocats, pour le rendre plus opaque. Des stratégies légales leur inspiraient l’idée que restreindre l’usage du tabac représentait une forme nouvelle de discrimination. Un autre argument était que les problèmes ressentis par les travailleurs dans les espaces enfumés étaient dus aux bâtiments et non à la fumée.
En 1984, les dirigeants de Philip Morris fixèrent 4 objectifs : combattre l’interdiction de fumer dans les lieux de travail et dans les restaurants, maintenir les zones pour les fumeurs sur les installations liées aux transports, introduire l’idée d’aménagement, entretenir la controverse.
L’industrie du tabac avait utilisé l’expression « fumée du tabac dans l’environnement » et l’EPA (agence de protection de l’environnement) en profita pour se demander si le tabagisme passif ne relevait pas de l’Agence nationale de l’environnement, et donc de la régulation fédérale. C’était en 1992, et la même année, elle publia un rapport montrant les effets dévastateurs du tabagisme indirect non seulement sur les adultes mais aussi sur les bébés et les jeunes enfants. La fumée du tabac était un agent cancérigène du type A. En dépit de cette conclusion essentielle, le rapport restait fort prudent. Dans le Résumé pour décideurs et les communiqués de presse, on s’était gardé de mentionner le lien entre le tabagisme passif et le syndrome de la mort subite chez l’enfant.
Les auteurs se heurtaient à une difficulté méthodologique car pour mettre un risque en évidence, il faut comparer une population exposée à une autre qui ne l’est pas réellement mais comme la FTA (fumée de tabac ambiante) était partout, il était difficile, voire impossible, de trouver une population vraiment « non exposée ». Ils décidèrent alors de se concentrer sur des cas de forte exposition entre conjoints, où les effets avaient le plus de chances de se manifester clairement. Chaque étude montrait un risque accru. Sur 17 études, 9 avaient un taux de confiance de 95%, les autres, un degré de 90%. Il fut décidé d’accepter les résultats de l’étude avec un degré de confiance de 90%.
Cependant, les études sur les êtres humains se heurtent à la difficulté qu’il est contraire à l’éthique d’exposer délibérément les gens à un risque connu ou possible. L’épidémiologie statistique doit se débattre avec le fait bien connu que corrélation ne vaut pas causalité : certaines associations sont le fruit du hasard.
En résumé, aucune étude n’est parfaite mais chacune peut donner une information utile. La fumée de tabac ambiante contient les mêmes éléments chimiques que la fumée directe et ces éléments étaient connus pour provoquer des cancers chez des rats de laboratoire, on pouvait raisonnablement en déduire une relation causale. La cohérence et la quantité d’information étaient aussi des avantages de l’étude.
Les deux personnages qui nièrent les conclusions de l’étude furent Fred Seitz et Fred Singer, déjà actifs lors des campagnes de déni précédentes.
En 1989, Seitz prit la défense du tabagisme indirect. Selon lui, le meilleur moyen de combattre le poids de la preuve était de mettre en cause l’approche même fondée sur le poids de la preuve. L’idée était de rejeter l’« inclusion exhaustive » – qui examine toutes les preuves – et de se concentrer sur la « meilleure preuve ». Le rapport de Seitz mettait en avant que les critères d’inclusion devaient toujours être précisés à l’avance, par exemple conformément à une préférence pour des études conduites selon des « protocoles de recherche idéaux ». Mais des études médicales ne sont jamais conduites dans des conditions idéales. L’industrie du tabac ne fut pas séduite par cet argument et choisit une autre bannière, celle de la « science bien fondée », pour laquelle elle fit appel à Singer.
En 1990, Singer avait créé son Projet politique pour « promouvoir une science bien établie ». Que voulait-il dire? La réponse, pour partie tout au moins, c’était défendre l’industrie du tabac. Dès 1993, il l’aida à soutenir la science à son goût et discréditer comme « bonne à mettre à la poubelle » toute science qui ne l’était pas. Il fit cela en collaboration avec APCO, l’entreprise de relations publiques que Philip Morris avait chargée de l’aider.
Selon l’APCO, l’EPA prônait des positions extrêmes non justifiées du point de vue scientifique et comme elle ne pouvait éliminer d’autres facteurs, elle avait « truqué les chiffres » en acceptant un niveau de confiance de 90% au lieu de 95%. Selon Singer, l’EPA aurait truqué les chiffres parce que limiter la fumée conduirait à plus de régulation en général. Singer n’avait pas vraiment raison de se plaindre car les scientifiques de l’EPA avaient considéré d’autres facteurs et les avaient éliminés.
En 1993, l’industrie du tabac fit publier un manuel puisé dans le travail de Singer: « Mauvaise science, un manuel ressource », manuel destiné aux industries soumises à régulation, pour les aider à se défendre par elles-mêmes : l’argent n’était pas le seul enjeu, la liberté individuelle était en question, aujourd’hui le tabac, demain – qui pouvait savoir ?
Ses affirmations étaient les suivantes :
– on crée une crise artificielle.
– une régulation abusive revient à 1800 dollars pour une famille de 4 personnes.
– la science est faillible.
– certains scientifiques sont des mafieux (ceci exprimé en tenant compte de cas exceptionnels).
De nombreuses citations du livre provenaient de l’Industrie compétitive (IFC), un groupe de réflexion qui promouvait « la libre entreprise et un gouvernement réduit ».
Le but était d’attaquer l’EPA, parce qu’il était impossible de défendre le tabagisme indirect d’une autre façon. C’est ce que Philip Morris avait décidé.
Ancien directeur du cabinet de George Bush Senior, Craig Fuller travailla en 1993 avec Ellen Merlo à attaquer l’EPA pour défendre la FTA. Il versa 200.000 dollars à Federal Focus, un fonds reversé à l’Institut Marshall pour financer des travaux sur la FTA. Cet institut était tout indiqué car il n’avait pas de lien direct avec Philip Morris.
Un plan EPA Watch (surveillance de l’EPA) fut lancé pour lequel un homme nommé Bonner Cohen fut utilisé comme « expert sur les questions liées à l’EPA ». Il fallait mettre l’EPA par terre, mais à partir d’une stratégie concentrant tous ses ennemis au même moment.
« Science-poubelle » devait bientôt le slogan d’un groupe appelé TASSC (Coalition pour la promotion de la bonne science), dont la stratégie était de discréditer la science. TASSC fut lancé par APCO Associates, en 1993, en prenant des mesures pour cacher ses connexions avec Philip Morris. Ses conseillers scientifiques étaient Fred Singer, Fred Seitz et Michaele Fument, noms familiers depuis Mauvaise science et divers débats sur le tabac, les pluies acides et l’ozone. Au total, TASSC a ouvert une audience potentielle d’environ trois mille personnes. Cependant TASSC dut livrer une difficile bataille, à mesure que l’opinion publique américaine se prononçait de plus en plus contre le tabac, et manifestait peu d’intérêt pour les attaques de biais de l’industrie. Celle-ci lança alors une attaque « par le flanc » par le truchement d’un autre groupe de réflexion, l’Institut Alexis de Tocqueville.
L’objectif officiel de cet institut est de promouvoir la démocratie ; en 1993, il décida de promouvoir la démocratie en défendant le tabagisme indirect.
« L’EPA et la science de la fumée de tabac » fut créé par Fred Singer et Kent Jeffreys, associé universitaire de l’Institut, avocat affilié à l’Institut de l’industrie compétitive et au parti républicain.
Les affirmations de Jeffrey étaient les suivantes:
– derrière chaque arbre devrait se trouver un propriétaire privé.
– les normes scientifiques ont été violées.
– l’EPA aurait dû introduire un effet de seuil – en dessous d’un certain niveau, les doses n’ont pas d’effet. C’est la dose qui fait le poison.
– l’argent était dépensé dans des administrations-fantômes.
– l’EPA ne pouvait prouver que la FTA était un risque de cancer.
Pourtant, l’EPA avait opéré clairement sa mission, car son rapport avait été soumis à l’examen critique de tout un panel d’experts mission par le Bureau scientifique de l’EPA : 9 experts et 9 consultants. Les examinateurs de la première version du rapport de l’EPA demandèrent plus d’explications mais c’était parce que le rapport avait sous-estimé les risques, surtout pour les enfants. Les conclusions étaient trop timides.
Les examinateurs ne s’intéressèrent pas à la question des niveaux de confiance car le niveau de confiance reflète une convention sociale, un jugement de valeur. La valeur qu’il reflète signale que la pire erreur que peut commettre un scientifique est de se tromper soi-même. (Le niveau de confiance de 95% signifie qu’il y a 1 chance sur 20 de croire à quelque chose qui n’est pas vrai). La cohérence des résultats interdit de les attribuer au hasard, signalait l’EPA, et cette cohérences la vraie règle d’or de la cohérence scientifique. Les examinateurs n’avaient pas examiné l’effet de seuil car d’une part il faut utiliser la théorie la plus simple qui rende compte des observations (rasoir d’Occam) et d’autre part, si quelque chose est nocif, alors plus d’exposition implique plus de risques. En plus, l’EPA répondit qu’il n’existait aucune indication que ce seuil existe.
L’enjeu pour Singer, Seitz et autres scientifiques faisant cause commune avec l’industrie du tabac était qu’il fallait combattre la régulation car elle était la voie royale vers le socialisme mais, comme le remarque le philosophe Isaiah Berlin, « la liberté pour les loups signifie la mort pour les agneaux ». Les libertés ne sont jamais totales, c’est la signification de l’État de droit.
Les marxistes furent souvent accusés de croire que la fin justifie les moyens, et pourtant ces anciens combattants de la guerre froide étaient maintenant ceux qui utilisaient la fin pour justifier les moyens – une attaque de la science au nom de la liberté. C’était une lutte des classes – seulement ici la classe dominée était l’industrie du tabac. (*)
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(*) P. J. : On aura bien entendu reconnu un argument utilisé par Pierre Cahuc et André Zylberberg dans Le négationnisme économique et comment s’en débarrasser (Flammarion 2016), ouvrage où ils font un usage extensif des Marchands de doute : les économistes hétérodoxes mènent une lutte des classes contre la « science » économique où celle-ci est la classe dominée.
Paul, Je n’ai vu de ce film, il y a longtemps, que ce passage (au début du film, je crois)…