Les marchands de doute (2010) de Naomi Oreskes et Erik M. Conway (IV) Le trou dans la couche d’ozone

Un résumé de Les marchands de doute (2010) de Naomi Oreskes et Erik M. Conway (Le Pommier 2012), par Madeleine Théodore. Ouvert aux commentaires.

Un autre problème plus préoccupant encore surgissait avec le trou dans la couche d’ozone. Le facteur déclenchant fut le projet américain de développer un avion de ligne dont la vitesse serait supérieure à celle du son. Le transporteur supersonique ou TTS volerait dans la couche d’ozone stratosphérique et les scientifiques s’inquiétaient des émissions de substances qui pourraient endommager celle-ci. Le TTS s’avéra ne pas être une menace sérieuse mais l’attention fut éveillée par des produits chimiques appelés « chlorofluorocarbones » (CFC) qui, eux, en constituaient une.

En 1969, le MIT commanda une vaste étude sur l’impact environnemental de l’homme. Elle fut publiée en 1970 et contenait la première évaluation de l’état de l’atmosphère ainsi que de l’impact possible du TTS.

La vapeur d’eau est, après le dioxyde de carbone, le second produit de la combustion des moteurs et comme lui, c’est un gaz à effet de serre. Les scientifiques se demandaient si la vapeur d’eau émise par les moteurs ne pourrait pas modifier le climat. La vapeur d’eau est aussi à l’origine des nuages qui, à leur tour, perturbent le temps qu’il fait.

Un article publié par les laboratoires Boeing – le bras armé du constructeur du TTS – vint minimiser les conclusions du SCEP (rapport d’étude sur les problèmes environnementaux critiques). La vapeur d’eau émise par une flotte de 850 TTS produirait une déplétion de la couche d’ozone de 2 à 4%. Cette réduction aurait lieu dans l’hémisphère Nord et induirait une augmentation de la température de 0,04°C. Cet infime réchauffement ne pourrait se distinguer de la variabilité naturelle.

James McDonald, de l’Université de l’Arizona, fut étonné par les résultats de Boeing. En 1970, des médecins croyaient que les radiations ultraviolettes causaient certaines formes de cancer de la peau. Or, la couche d’ozone nous protège de ce type de radiations. S’il y avait déplétion, le nombre de cancers de la peau augmenterait. Pour McDonald, le facteur amplificateur était en effet de 6 : chaque % de réduction de la concentration d’ozone produirait 6% d’augmentation de cancers de la peau. McDonald rendit compte de ces effets devant le Congrès en mars 1970.

Un autre chimiste de l’Université de Californie, Harold Johnston, se mit à réfléchir sur un sous-produit supplémentaire des moteurs : les oxydes d’azote – ou NOx. Selon lui, la déplétion due aux NOx serait de 10 à 90 % et serait concentrée sur l’Atlantique Nord.

Personne ne connaissait la concentration naturelle en NOx parce que personne ne l’avait jamais mesurée. Si la stratosphère n’en contenait que très peu ou pas du tout, alors les TTS pourraient avoir un effet dévastateur. Une flotte de TTS pourrait diviser par deux la concentration d’ozone sur le corridor de l’Atlantique, ce qui permettrait aux radiations d’atteindre la surface de la Terre en quantité suffisante pour provoquer des cécités en masse. Cet article qui fit la une des journaux, fut sans effet sur le programme TTS déjà abandonné mais eut un impact sur la science de la stratosphère. Le projet de développer le TTS fut cependant à l’origine de l’initiative du Congrès de financer un Programme d’évaluation de l’impact climatique, appelé le CIAP, impliquant 1000 scientifiques de diverses agences et universités, de plusieurs autres pays.

Le CIAP fut l’objet de controverses, le département des transports tenta d’en atténuer les résultats. Malgré l’insistance du CIAP sur les effets dévastateurs du TTS, le Résumé pour décideurs affirmait qu’un TTS amélioré, conçu dans le futur avec un taux d’émission de gaz réduit d’un facteur 6, n’entamerait pas la couche d’ozone. Le rapport avait blanchi une technologie qui n’existait pas ! Les scientifiques étaient furieux et le département des Transports fut obligé de faire savoir dans la revue « Science » que le rapport était trompeur.

La réflexion sur l’ozone avait conduit une poignée de scientifiques de la NASA à considérer un autre enjeu : l’impact potentiel de la navette spatiale de l’Agence, dont les propulseurs utilisaient un combustible à base de chlore.

Le rapport de deux chercheurs de l’Université du Michigan, Sherwood Rowland et Mario Molina, souligna d’abord le fait que les produits de combustion relâcheraient directement dans la stratosphère du chlore, élément très réactif connu pour détruire l’ozone, mais le rapport fut enterré.

Plus tard, à Kyoto, les deux chercheurs insistèrent sur le chlore d’origine volcanique comme destructeur potentiel de la couche d’ozone, parce que la NASA leur avait demandé de ne rien dire à propos de la navette.

Dans les années qui suivirent, d’autres chercheurs arrivèrent à la conclusion que des milliards de tonnes de CFC étaient fabriqués chaque année et utilisés dans les vaporisateurs, les régulateurs d’air et les réfrigérateurs. En comparaison, les émissions de moteurs des navettes ne pèseraient pas lourd.

L’industrie des aérosols réagit presqu’immédiatement aux travaux de Sherwood Rowland et Mario Molina. Elle disposait de deux associations de chimistes qui menèrent leurs propres recherches et de deux agences de communication. Les associations organisèrent à travers les Etats-Unis la tournée d’un certain Richard Scorer, qui affirmait que les activités humaines étaient trop faibles pour avoir un impact sur l’atmosphère. Un autre argument fut fourni par l’industrie : les volcans étaient responsables de la présence de chlore dans la stratosphère. Cette affirmation fut reprise jusqu’en 1990. D’autres « arguments » furent utilisés par l’industrie : ils nièrent les preuves que les fluorocarbones atteignent la stratosphère, qu’ils se décomposent pour libérer du chlore, que le chlore détruit l’ozone. Tous ces faits furent définitivement prouvés en 1975-76, année à laquelle le Président du Conseil sur la qualité de l’environnement déclara qu’il allait mobiliser l’appareil de régulation fédéral pour l’édiction immédiate de règles, prenant l’industrie des aérosols par surprise.

Cependant, le peuple américain avait déjà commencé à changer ses habitudes. En 1977, l’utilisation des CFC comme gaz propulseurs avait déjà diminué des trois quarts. Le public avait compris qu’il y avait des substituts à leur usage, souvent moins chers, comme les applicateurs pour déodorants, ou les vaporisateurs à pompe pour les nettoyants ménagers.

Les gaz propulseurs furent interdits en 1979.

La NASA poursuivit les recherches sur les déplétions.

En 1985, l’annonce par le British Antarctic Survey d’une importante région de déplétion de l’ozone au-dessus de l’Antarctique initia une nouvelle phase dans le conflit. Cet article fut contesté par le milieu des affaires mais le trou dans la couche d’ozone – appelé ainsi désormais – couvrait tout l’Antarctique et il avait été identifié par les satellites. Personne ne vivait dans cette zone appauvrie en ozone et si elle s’élargissait, elle atteindrait des terres habitées en Australie et en Amérique du Sud.

L’expédition de 1987 de la NASA expliqua les bas niveaux d’ozone au-dessus de l’Antarctique : les effets combinés de hauts niveaux de chlore provenant de la cassure du CFC et la météorologie particulière de l’Antarctique (les cristaux de glace accéléraient de façon radicale les réactions chimiques qui relâchaient du chlore tandis que le vortex (vent puissant) empêchait le brassage avec l’air des latitudes moyennes, non appauvri en ozone.

Un protocole de Montréal sur les substances qui détruisent la couche d’ozone recommanda aux nations productrices de CFC de réduire de 50% leurs émissions, sur plusieurs années.

D’autres données, basées sur des études scientifiques, montrèrent, de façon très alarmante, que l’Antarctique n’était pas le seul endroit où l’ozone était détruit. Les latitudes moyennes du Nord, où vivent la plupart des gens, semblaient elles aussi sujettes une déplétion d’ozone. C’est ainsi que des entreprises comme Du Pont décidèrent de cesser de produire des CFC dans un délai de dix ans.

Des chercheurs dans l’Arctique, grâce à des vols, trouvèrent que des réactions qui avaient lieu dans l’Antarctique avaient aussi lieu dans l’Arctique. S’il n’y avait pas de trou dans la couche d’ozone à cet endroit, c’est que l’Arctique n’était tout simplement pas assez froid, ni son vortex polaire assez fort.

Les composés chimiques ayant des temps de résidence dans l’atmosphère de plusieurs décennies, ils causeraient sans doute plus de dégâts. En 1990, le protocole de Montréal fut révisé pour inclure une interdiction totale de la fabrication de chlorofluorocarbones, ainsi que d’autres composés chimiques qui introduisaient du chlore dans l’atmosphère. La production de CFC devait cesser en 2000, celle des autres composés chimiques entre 2005 et 2040.

La science avait été comprise pas à pas et les régulations se fondaient sur elle. Cependant des efforts constants pour contester la science furent menés en parallèle.

Un autre personnage intervint en 1990 dans cette lutte contre la science, Dixy Lee Ray, ancienne présidente de l’Agence américaine pour l’énergie atomique. Dans un article paru en 1989, elle attribua la responsabilité de la présence de chlore dans la stratosphère aux volcans, comme l’irruption du mont Erebus, par exemple. Cependant, les émissions n’étant pas explosives, elles n’atteignaient pas la stratosphère. Néanmoins, son opinion fut relayée par la presse.

Selon Fred Singer, l’histoire comportait trois thèmes majeurs : la science est incomplète et incertaine, remplacer les CFC serait difficile, dangereux et cher, la communauté scientifique est corrompue et motivée par des intérêts égoïstes et une idéologie politique. Le premier argument était juste, mais la méthode adaptative adoptée par le protocole de Montréal en avait tenu compte. Le second était dépourvu de tout fondement. Quant au troisième, considérant les liens de Singer avec l’administration Reagan et la fondation Heritage, et les organes dans lesquels il publiait, c’était à lui que ce reproche pouvait être adressé. De plus, les réfrigérants ont été mis sur le marché avec de meilleurs rendements énergétiques et des normes de sécurité renforcées. De plus, Singer avait ajouté à son commentaire que le panel d’experts avait tort de privilégier les données au sol plutôt que les données satellitaires, plus précises, mais les données satellitaires avaient révélé une déplétion plus grande.

La conclusion concernant tous les efforts de Singer d’attaquer la science est qu’en plus d’un compte en banque bien fourni, il jouissait d’une énorme popularité. Il voulait surtout lutter contre les environnementalistes à propos de qui il écrivit que leur plan secret « n’est pas juste de ‘sauver l’environnement’ mais de changer notre système économique ». Comme le disait le journaliste George Will : « l’environnementalisme est un arbre vert dont les racines sont rouges ».

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