Qui est donc ce Wang Fuzhi ?, par DD & DH

Billet invité.

Ce n’est pas nous qui mettons impromptu Wang Fuzhi sur le tapis, mais Paul Jorion lui-même qui se revendique dans la même relation à Keynes que Wang Fuzhi à Confucius, excellente occasion donc d’éclairer (très sommairement) l’apport à la pensée chinoise de ce personnage considérable. Occasion d’autant mieux venue que nous pourrons faire d’une pierre deux coups et marquer ainsi à notre façon l’anniversaire de naissance de Confucius que la tradition a fixé (arbitrairement bien sûr) le 28 septembre (en 551 avant notre ère). Depuis une vingtaine d’années, la Chine célèbre somptueusement cet anniversaire, en présence des actuels descendants du clan, à grand renfort de grandioses cérémonies costumées dans un style mi-culte officiel, mi-comédie musicale, dans les lieux mêmes qui ont vu naître le Maître : à Qufu, au Shandong où sa présence est restée inscrite à travers les millénaires sous la forme d’un temple colossal (le plus grand de Chine), de milliers de stèles, d’une forêt d’arbres vénérables et du cimetière familial où ne reposent pas moins de 77 générations à ce jour.

Mais revenons à notre Wang Fuzhi qui nous impose un grand bond dans le temps puisqu’il nous transporte, lui, au XVIIe siècle, soit 2000 ans plus tard. Rappelons, avant de nous aventurer plus avant, que le sujet semble terriblement dangereux puisque c’est ce malheureux Wang Fuzhi qui fut, à son corps défendant, le brandon mettant le feu aux poudres dans la fameuse « Querelle Billeter-Jullien » (sur laquelle nous ne reviendrons pas ici). Admettons qu’il n’est à risques que pour les sinologues et, comme nous n’en sommes pas, mettons-nous à l’ouvrage d’un cœur allègre…

Deux ou trois éléments de biographie sont nécessaires, on va voir pourquoi : Wang Fuzhi est né à une des pires périodes qui se puissent imaginer, en 1619, en pleine décadence de la dynastie Ming quand le pouvoir impérial n’a plus la moindre consistance, rongé qu’il est par la corruption, miné par les luttes entre factions, totalement ruiné par la gabegie sous toutes ses formes et surtout confisqué, au nez et à la barbe de l’empereur, par la multitude des eunuques qui peuplent le palais impérial et y font la pluie et le beau temps ! Cette décomposition attire des convoitises de charognards : les peuples tartares nomades du nord multiplient les incursions et, à la faveur des insurrections populaires et de quelques félonies du côté chinois, finissent par s’emparer de Pékin.

C’est en 1644, alors qu’il a 25 ans et que le dernier Ming se pend au nord de la Cité Interdite, que le monde s’écroule pour Wang Fuzhi : avec l’avènement d’une dynastie mandchoue, il croit voir s’effondrer deux millénaires d’une civilisation qu’il a toujours sentie profondément et viscéralement sienne. Après quelques tentatives de résistance au sein de groupes restés fidèles aux Ming, puis un bref ralliement à une caricature de cour rassemblée par les derniers princes de la dynastie réfugiés au sud du pays, il décide de rentrer dans son Hunan natal pour une sorte de retraite forcée. C’est un homme blessé et en colère qui entreprend de traquer ce qui a gangréné l’édifice jusqu’à le faire tomber si bas. Wang Fuzhi est un confucéen de pure souche pour qui les Cinq Classiques restent des guides sûrs et irréprochables. Il a, outre Confucius lui-même, un maître à penser qui, dans ces temps de remise en question, l’aide à baliser sa réflexion : c’est Zhang Zai (1020-1078), un confucéen de l’époque Song, auquel il ne cessera de se référer.

Son Classique de prédilection est le Zhouyi ou Yi Jing (le Livre des Mutations) qu’il analyse longuement, convaincu qu’il y a là ce que la pensée chinoise peut faire de mieux : la représentation symbolique globale de l’univers (tout et parties, visible comme invisible, au niveau cosmique comme au niveau des créatures, image de la marche du monde comme de la conduite de la vie humaine) en un résumé éblouissant et limpide de 64 figures combinant, par groupes de 6, les lignes continues du yang et les lignes discontinues du yin. Il est contrarié que des gens sans scrupules aient cru bon de le réduire à un livre de divination, comme il est fâché (tout rouge cette fois !) contre ces pensées affreusement hétérodoxes qui ont réussi à « contaminer » le confucianisme : dans son collimateur les taoïstes de l’antiquité (les Laozi et Zhuangzi) à qui il reproche d’avoir indûment hypostasié le « Dao » en en faisant abusivement un principe en surplomb du réel, pratiquement divinisé et supposé au dessus du Ciel lui-même, alors que tout s’explique si clairement dans l’univers de façon immanente par le jeu perpétuel et constamment en mouvement d’énergies yin et yang, émanations de l’énergie universelle (qi) et inépuisables sources de renouvellement du réel (dont bien sûr fait partie le non visible) dotées de leurs codes d’organisation et de fonctionnement en va-et-vient (cf. le Yi Jing).

Wang Fuzhi est un pur rationaliste qui se préoccupe avant tout du concret et de la rationalité optimale des choses en ce monde-ci (de toute façon, il n’y en a pas d’autre), aussi bien dans le domaine physique que dans celui de la morale. Dans ce domaine de la conduite de l’homme de bien (junzi), il tient aux rites en bon confucéen qui se respecte, selon le principe que « l’extérieur » conditionne « l’intérieur », mais le critère qu’il choisit comme pierre de touche du degré de conformité d’un individu aux exigences de bonne conduite est sa contribution au bien public, autrement dit son souci de l’ intérêt général mesuré à ses résultats.

Dans son combat contre toutes les formes d’irrationnel, il se gausse des prétentions à l’immortalité par toutes sortes de pratiques peu ou prou à base d’alchimie des taoïstes, mais ses pires bêtes noires sont évidemment les bouddhistes ! A ses yeux, ceux-ci sont de dangereux charlatans manipulateurs selon qui tout ce qu’on appelle « réel » ne serait qu’illusion et qui véhiculent le message le plus malfaisant qui soit puisqu’il contredit le plus élémentaire bon sens et contrevient de façon outrageante à la raison !

Si ces pernicieuses doctrines ont pu propager leurs erreurs et trouver des adeptes, c’est que le confucianisme n’a pas été de taille à leur résister avec assez de force. Même s’il admire les penseurs du néo-confucianisme (en particulier Zhang Zai, comme on l’a dit) de l’époque des Song, il médite sur le fait que cette dynastie pourtant confucéenne a connu la honte de perdre la Chine et l’a livrée aux Mongols (dynastie des Yuan 1279-1368).

Au fil de ces siècles du début du second millénaire où se met en place la systématisation des concours d’accès au mandarinat, le corpus des Cinq Classiques et des Quatre Grands Livres est devenu l’objet d’un « bachotage » pas toujours très éclairé ni émancipateur et la doctrine reine a eu tendance à se momifier peu à peu sous le conformisme et les gloses au point de perdre parfois la « substantifique moelle » dont parlait Rabelais qui s’y connaissait en scolastique !

Wang Fuzhi déplore cet abâtardissement, comprend que le canon doit se régénérer pour garder son efficacité, c’est pourquoi il s’est donné pour tâche de ressusciter pour son temps un confucianisme purifié, revigoré et, de nouveau, comme c’était le cas au temps de son fondateur, en lien et prise directe avec l’Histoire, domaine auquel il attache plus d’ importance que ne le font généralement les penseurs chinois.

Malheureusement il est un proscrit volontaire, en froid (c’est le moins qu’on puisse dire) avec la dynastie régnante et, aussi longtemps que durera cette dynastie des Qing, c’est à dire jusqu’en 1911, il ne sera guère prophète en son pays et sa pensée et ses écrits n’auront pas le rayonnement qu’ils méritaient. Aussi bien était-ce aux lointaines générations futures qu’il songeait en espérant « sauver » la civilisation chinoise, inassimilable à ses yeux par les usurpateurs voués à rester des « barbares » (c’est son côté Eric Zemmour !), afin qu’en subsistât au moins la quintessence. But atteint, non ?

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Pour en savoir (beaucoup) plus sur Wang Fuzhi, deux ouvrages fondamentaux

« La raison des choses – Essai sur la philosophie de Wang Fuzhi (1619-1692) » Jacques GERNET
Ed. Gallimard NRF Coll. Bibliothèque de philosophie 2005

« Procès ou création – Une introduction à la pensée des lettrés chinois » François JULLIEN
Ed. du Seuil 1989, rééd. 2016 Points Seuil Poche

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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