Billet invité.
Rationalisation de l’absurde
Depuis deux ans maintenant, le phénomène des taux d’intérêt négatif s’approfondit entre les banques et sur le marché des titres obligataires à court et moyen terme. Les États et les entreprises jugés les plus sûrs par le marché monétaire et financier sont rémunérés pour émettre des titres de dette. La perte de confiance est telle dans les perspectives générales de croissance économique en Europe et au Japon que les détenteurs de liquidités monétaires acceptent de renoncer à du pouvoir d’achat pour ne pas risquer de tout perdre sur des placements insuffisamment sûrs. Les créanciers récompensent désormais leurs meilleurs débiteurs devenus trop rares.
Alors que les statisticiens économiques publient encore des taux positifs de croissance de la valeur ajoutée, les investisseurs bancaires et financiers constatent que les titres représentant la richesse réellement produite et à produire sont nominalement insuffisants par rapport à la masse de liquidité qu’ils ont à placer. Le phénomène, révélé en 2008 par le krach des subprimes, de contraction des prix et des volumes des titres financiers représentant la production réelle de biens et services est toujours en cours actuellement.
Techniquement, la BCE a dû instaurer des taux négatifs sur les dépôts des banques dans ses comptes du fait que les banques emprunteuses ne fournissent plus suffisamment de titres sûrs et vérifiables en garantie de leurs emprunts de liquidité. La BCE n’est plus en mesure de prouver et de garantir la valeur réelle de tous les euros qu’elle émet. Elle est donc contrainte de facturer à ses créanciers déposants bancaires une partie de la prime de risque sur le pouvoir d’achat réel de la masse monétaire en euro. La BCE est contrainte de suivre les anticipations des marchés financiers de contraction de la valeur ajoutée sous-jacente à l’euro.
Du point de vue financier, l’économie réelle mondiale est de fait en train de se contracter. Les destructions de valeur sont supérieures à la production. La raison financière de cette situation est évidente pour les intermédiaires financiers dont le métier est de rentabiliser les liquidités déposées dans leurs comptes. Le stock de dettes globalement accumulé dans le monde est absolument disproportionné à la valeur ajoutée qui puisse être raisonnablement produite pour que tous les débiteurs soient en mesure de rembourser.
La différence que certains économistes relèvent entre les Anglo-saxons, la Chine, l’Inde, l’Afrique qui seraient encore en croissance réelle alors que l’Europe continentale, le Japon et le Brésil sont en dépression, est factice. Les banques centrales qui ne pratiquent pas les taux négatifs sont celles qui ont renoncé à adosser leur émission monétaire à une mesure réaliste et crédible de la solvabilité des émetteurs de titre. Les Anglo-saxons pratiquent la guerre monétaire à outrance à l’image du Royaume-Uni qui s’est maintenu liquide en dévaluant massivement la livre par rapport à l’euro, c’est à dire en exportant le maximum de chômage et de risques systémiques sur le continent.
Effacement de l’intérêt général
Une autre illustration concrète de la décroissance probable de l’économie réelle est le dérèglement climatique et la destruction nette des ressources naturelles terrestres. Le système de la libre circulation du capital en monnaie émise par des banques récuse le contrôle des États et de la Loi. La prise en compte dans les prix internationaux de la formation nette positive ou négative du capital naturel est structurellement interdite. L’épuisement des hommes, des ressources naturelles et du désir de vivre et de travailler à la transformation des réalités communes n’est pas mesurable par la comptabilité libérale en vigueur.
Le système d’économie politique imposé au monde par le capitalisme libéral occidental ne contient pas la notion ni la mesure de l’intérêt général. L’intérêt général est l’intérêt que toute personne humaine peut avoir à ce que tous les intérêts spécifiques, particuliers et privés puissent s’exprimer et trouver une satisfaction par l’organisation politique du marché. L’intérêt général est en substance l’existence d’un État de droit entre toutes les personnes par quoi les échanges sont régis par la loi commune ; par quoi tous les prix sont délibérables et réglés sur le marché dans l’égalité effective des droits des personnes.
L’expérience a montré depuis la révolution financière capitaliste de la fin du Moyen Age que la loi ne peut pas être commune à tous si les marchés ne sont pas intégralement régulés et surveillés par des puissances publiques officielles, c’est à dire par des États. Autrement dit, l’absence de frontières et de souveraineté identifiable, distincte et totale entre des marchés juridiquement différents induit nécessairement la liberté laissée aux marchands internationaux d’accumuler des créances sur le déni des droits réels des petites gens.
Circonscription monétaire des biens par la Loi
La fonction économique et politique d’un marché est de rendre visible les biens offerts par les producteurs réels aux citoyens et consommateurs qui vont travailler pour les faire exister. Les biens n’existent pas réellement en tant que biens sans une loi commune de solidarité sociale délimitée. La monnaie qui circule sur un marché en paiement des biens demandés représente le prix positif qu’une société politique constituée attribue aux objets et titres de valeur effectivement livrés selon la loi commune des citoyens.
Si des titres de valeur sont livrés et payés hors la présence réelle d’un État, le prix résulte du seul rapport de force entre les transacteurs particuliers. Aucune loi commune n’est alors mobilisée. Et il est possible de faire passer en plus-value de réalité positive la destruction de vies humaines ou de richesses naturelles. Ce régime de la valeur réelle non vérifiable sous le prix financier est celui qui est actuellement en train de détruire notre humanité et le milieu naturel qui la porte. En l’absence de responsabilité personnelle publique identifiable au-dessus de chaque marché, l’émission et la circulation monétaires sont la liberté de mentir et de corrompre.
Si au contraire chaque marché est délimité par une même loi et une même société de personnes physiques identifiables, dénombrables et solidaires par la représentation d’une personne morale étatique unique, alors la monnaie circulante devient la représentation locale d’un intérêt général effectif. Tous les intérêts particuliers et spécifiques peuvent être représentés par la titrisation des responsabilités personnelles sur le marché universel, commun, local. Les titres de la dette publique du souverain unique d’un même marché y représentent le prix total des obligations que la société politique se donne vis-à-vis de chaque citoyen et de la communauté qui les rend solidaires.
En délimitant le marché par des souverainetés politiques, les intérêts privés se dotent d’un intérêt public commun par quoi les prix et les crédits deviennent calculables selon l’intérêt général. La satisfaction de tout intérêt spécifique particulier est alors précisément délibérable par la loi commune. Dans ce régime, le taux d’intérêt servi sur la dette publique mesure la prime du risque d’insuffisance de la production réelle de l’ensemble du marché local. Et le taux d’intérêt de la banque centrale représente la prime de crédit sur tout l’encours de la dette domestique locale.
Absurdité économique des changes flottants
Pour que la fraction probablement non remboursable des crédits en cours sur un même marché soit calculable, il faut bien que la valeur ajoutée produite et le capital financier disponible soient parfaitement attribuables à des résidents identifiés avec l’ensemble de leurs engagements locaux. Pour que les bénéfices et les pertes réalisés sur un marché ne retombent que sur ses membres, il ne faut pas que des lois étrangères soient introduites dans le calcul des prix domestiques. Il ne faut pas non plus que des intérêts étrangers non solidaires puissent prêter ou emprunter de la liquidité domestique.
D’où l’on voit que la convertibilité des monnaies entre des marchés distincts par la souveraineté et la société politique engagée ne peut pas être confiée à des banques appartenant à plusieurs lois ou échappant à toute souveraineté nationale. Si le marché des changes et le calcul des parités n’est pas déterminé et régulé exclusivement par les États souverains, alors le calcul des dettes et l’émission de la liquidité internationale échappent aux lois des nations, donc à la rationalité économique réelle.
L’actuelle « liberté des changes » et le flottement général des monnaies dans un pseudo-marché global ne fait aucunement système. Il est impossible d’y consolider la mesure financière de la production mondiale réelle, ni d’identifier dans un étalon monétaire universellement reconnu la totalité des engagements internationaux. Les capitalistes hors sol virtuellement les plus gros pressurent librement les petits enfermés dans leurs frontières nationales ainsi que les personnes physiques qui ne peuvent vivre que de leur travail.
La destruction nette de capital réel est actuellement à un tel niveau qu’il faut inciter les bonnes signatures à acheter de la liquidité factice pour émettre de la dette inutile sur des contribuables insolvables. La BCE, surveillée par les épargnants allemands est forcée de maintenir à tout prix la liquidité nominale des débiteurs insolvables en euro mais aussi de lutter contre les dévaluations sauvages des Anglo-saxons. Un loyer de l’argent négatif est contraire à l’intérêt général mais économiquement rationnel. Les taux négatifs agissent comme incitations à dépenser et investir en dépit des pertes latentes avérées des déposants.
Rétablir la responsabilité personnelle des prix
Mais la circulation libérale du capital entre des marchés non financièrement localisés donc non régulables par une responsabilité politique réelle, maintient les banques hors sol dans l’ignorance absolue de la demande réelle et de l’offre de travail productif qui y réponde. Librement convertible en dollar par des intérêts privés non identifiables, la parité extérieure de l’euro ne garantit ni n’équilibre les balances de paiements des États et des citoyens. Librement utilisable n’importe où dans le monde, l’euro masque aux citoyens la réalité des engagements pris par leurs gouvernements et aux actionnaires les engagements des dirigeants de leurs entreprises.
Pour que l’euro soit un instrument efficient de rationalité économique, il suffirait que les États membres de l’euro instituent un État confédéral commun pour contrôler la circulation du capital dans un marché central public des changes et du crédit. Il faudrait que la Confédération de l’euro soit financée par la taxation du capital et des flux monétaires à proportion du risque systémique engendré par chaque type de transaction. Que l’évaluation du risque systémique et du coût collectif de chaque type de transaction soit arbitrée par une justice financière sous le contrôle et la loi financière d’un Parlement Confédéral.
Il faudrait que l’euro soit totalement digitalisé afin qu’aucune émission monétaire n’intervienne sans garantie de personnes physiques solidaires par une société déposée dans l’un des marchés étatiques couvert par la Confédération. Tout citoyen devrait être couvert par un droit du travail et des assurances sociales dont la liquidité soit garantie par un État national de l’euro. L’existence ainsi que la réalité bénéfique universelle de l’offre et de la production de chaque personne physique serait assurée et garantie par une prime de crédit achetée par des collectivités politiques, professionnelles, publiques, locales.
Tous les mécanismes et les techniques de compensation des revenus et des prix par la plus-value effectivement livrée en droit vérifiable existent actuellement. La compensation du capital, du crédit et de la monnaie par les droits publics de la personne implique une traçabilité financière facile à compléter. La révolution à accomplir consiste à matérialiser la responsabilité politique dans les limites de l’État identifiable dans et par la monnaie. Si la responsabilité morale de chaque État européen confédéré est identifiable en euro, alors le taux négatif de la BCE devient une ressource fiscale confédérale destinée à la restauration concertée de la solvabilité des États nationaux confédérés.
La citoyenneté non fongible dans la cupidité
Les élites de pouvoir sont détournées de leurs responsabilités humaines par la corruption de la monnaie libérale structurellement déconnectée de la responsabilité personnelle. La religion libérale féroce impose la monnaie comme signe d’une matérialité physique transcendante directrice de toute finalité humaine. Il suffit alors d’être un héritier ou d’apprendre à bien mentir pour accumuler des dettes fictives sur la masse des humains maintenus dans l’obscurité de ce qu’ils savent et peuvent. La vraie monnaie est instrument humain d’information des personnes réellement capables de produire par la reconnaissance d’autrui, l’honnêteté intellectuelle, le calcul économique et la délibération sociale.
@Pascal (suite) Mon intérêt pour la renormalisation est venu de la lecture d’un début d’article d’Alain Connes*, où le « moi »…