Billet invité.
Parler de la Chine, nommer avec des mots de chez nous les réalités que ce nom recouvre, ne va décidément pas de soi. Entreprendre de le faire, quel que soit le biais par lequel on va à l’abordage de ce sujet et aussi sincères que soient la bonne foi et l’honnêteté intellectuelle qu’on glisse dans son paquetage, comportera des dangers et des chausse-trappes. Un irrépressible vertige, celui qui saisit quiconque se retrouve soudain au bord d’un gouffre, même si ce gouffre lui est familier, nous attend encore souvent au détour de la découverte d’un livre de témoignage d’Occidental, en dépit de plusieurs centaines d’expériences de lecture du même type. Cette fois-ci, c’est « L’âme bridée » de Pierre Pachet (2014 Éd. Le bruit du temps) qui nous rappelle que l’aventure n’est pas sans risques, nous invitant du même coup à toujours plus de circonspection.
Pierre Pachet (1937-2016, universitaire, essayiste et écrivain) est décédé en juin dernier et, comme –avouons-le– nous ne le connaissions guère, c’est sa « nécro » dans Le Monde qui nous a informés qu’il s’était passionné pour la Chine à partir d’un séjour d’universitaire à Pékin en 2011 et avait écrit de cette passion. Incorrigiblement affamés que nous sommes de tout ce que la Chine peut inspirer de commentaires, réflexions, regards ou jugements à nos contemporains, nous nous sommes précipités. Résultat ? Une lecture éclairante s’il en est dans la mesure où elle rend criant le problème du bagage avec lequel on choisit de s’embarquer. Tous, absolument tous et personne n’y échappe, nous arrivons en Chine avec (comment faire autrement ?) notre propre cerveau formaté de longue date par la pensée occidentale, quelques questionnements à élucider, des infos glanées à un ensemble de sources diverses et (malheureusement) pas mal de préjugés. Tel est l’inévitable bagage commun à l’embarquement. Mais certains voyageurs (et beaucoup de journalistes, hélas !) glissent en plus dans leur valise une grille de lecture préalablement codée et dûment orientée dont ils attendent le décryptage miracle du réel une fois sur place. C’était le cas de Pierre Pachet.
Saluons (sans ironie aucune) sa performance, à savoir débarquer pour la première fois (mais sans doute y faut-il l’« innocence » de la première fois) à Pékin avec deux mots-clefs : « la politique » et « l’âme« . Soit deux mots aussi peu performatifs qu’il est possible pour entrer dans l’univers chinois. C’est d’ailleurs ce que lui font immédiatement remarquer, estomaqués par cette démarche à contrepied, des Français sinologues rencontrés sur place qui lui conseillent vivement de s’intéresser plutôt au taoïsme ! Mais Pachet est obsédé par la politique (sans doute ce mot fait-il écran, à son insu, à un viscéral anti totalitarisme, plus particulièrement quand celui-ci est « rouge » !) et il ne démord pas d’en faire son unique grille de lecture de ce qu’il voit. Mais comme le propre de la politique chinoise est de se déployer dans une totale opacité et que l’imprégnation idéologique qu’il entend traquer est de l’ordre de l’invisible à l’œil nu, faute de pouvoir visiter un camp de rééducation par le travail (pas pensable) ni même de s’approcher du lieu où les « pétitionnaires », victimes en tout genre d’abus de toute sorte, de tout le pays viennent essayer de faire filtrer leurs doléances jusqu’au au sommet du pouvoir (fortement déconseillé par l’amie pékinoise qui le véhicule), il en est réduit à ressasser ses frustrations en faisant tourner en boucle le terrible (et véridique !) film des drames, horreurs, crimes d’État et violations du droit traversés par la Chine depuis 60 ans.
Absolument tout (à l’exception toutefois des considérations sur Falun gong et le Tibet où un gros bémol serait de règle) ce qu’il rappelle et déplore est vrai. Sauf … qu’il avait déjà ce dossier à charge sous le bras à Roissy et que tous les attendus étaient déjà là : dans le briefing de ses amis parisiens, tous proches de la dissidence chinoise, dans les films qu’il avait vus (ses préférés, ceux de Wang Bing, magnifiques, mais très très noirs) et dans les coupures de journaux qu’il avait sélectionnées. Il n’avait pas besoin de venir à Pékin. Et même voilà qu’à Pékin tout était aussi vrai sans doute, mais beaucoup moins clair et qu’il était victime d’un sortilège : cette ville sans fleuve, plate, illisible, polluée, enlacée par cinq périphériques toujours encombrés, qu’il jugea hideuse de modernité et amputée de son « âme » allait le captiver au point de l’y ramener l’année suivante ! On n’a jamais le dernier mot avec la Chine !
Ne jetons la pierre à personne car, en mal de mode d’emploi estampillé, nous y introduisons tous en contrebande quelque paire de lunettes teintées propres à filtrer ce que nous voulons voir. Et rien n’y fait : cela dure depuis les missions des Jésuites. Eux aussi avaient à l’aller comme dossier dans leur bagage la référence à une certaine stèle nestorienne du VII s. qui voulait que la Chine eût tôt connu l’Évangile ! Embrasser la totalité de la réalité chinoise est une gageure pour le simple « visiteur » : trop d’espace, trop de durée, trop d’inconfort pour nos concepts ! L’inventaire de la Chine est un de ces immenses puzzles de trois mille pièces : vers la fin, quand vous avez fourgué tous vos meubles pour lui faire de la place, vous vous apercevez que les pièces qui vous restent à caser sont trop biscornues pour combler les derniers espaces vides, désespérément voués à le rester…
Pierre Pachet (par ses origines slaves ?) se montre aussi très préoccupé de l’âme, laquelle hante résolument tout son livre. Plusieurs dizaines d’occurrences au fil du texte viennent conforter le titre qui joue sur le mot « bridée« , car, pour Pierre Pachet débarquant en Chine, il ne fait aucun doute que l’âme collective de la Chine et celle de chacun de ses individus ne peuvent être que jugulées, voire annihilées et comme dissoutes sous l’emprise tentaculaire permanente d’un Parti-État comme le PCC. Même si le mot « âme » s’acclimate mal au contexte chinois, la question qu’il pose n’est pas celle qu’on peut écarter d’un revers de main : quel est en effet le prix à payer pour adapter sa conscience à l’accommodement quotidien avec un régime autocratique et opaque qui permet (aujourd’hui) quelques libertés, mais ne les garantit jamais ? Combien de temps les Chinois accepteront-ils de payer ce prix, dit autrement, combien de temps estimeront-ils que les compensations qu’ils touchent en garantie de stabilité et en orgueilleuse satisfaction de voir la Chine « grande et forte » aux yeux du monde pèsent suffisamment lourd dans l’autre plateau de la balance ? Sans doute sont-ce des questions que nous nous posons parce que nous sentons bien que nous-mêmes ne pourrions à aucune condition « être chinois » comme les Persans de Montesquieu attestaient dans leurs lettres qu’ils ne pourraient à aucun prix s’imaginer français.
Casse-tête chinois bien sûr ! En guise de titre d’épilogue à son livre Pierre Pachet ose une inattendue et proprement « renversante » question : « En finir avec la politique ?« . L’expérience chinoise a-t-elle eu cet effet de faire exploser le décodeur sur lequel il comptait par dessus tout ? Cela se pourrait bien car la Chine a le chic pour pulvériser les munitions les plus sûres dont vous vous croyez armé ! Il glisse dans cet épilogue un aveu assez touchant (celui d’une capitulation en rase campagne ?) que nous citons in extenso parce que nous nous en sentons proches : « Elle (la passion politique) m’empêche d’être pleinement en contact avec la vie, avec mes sensations. Ce n’est pas cela que j’avais ramené de mes séjours en Chine, mais des impressions vives, fraîches, colorées et savoureuses. Car peu à peu la Chine est entrée en moi, suscitant de façon inattendue mon amour et mon admiration pour la médecine traditionnelle, les exercices du corps, les massages, l’écriture, l’art du pinceau, les façons de cuisiner (le ravioli !), le Tao, le goût du commerce, de la famille, du rire, la persistance d’une culture millénaire, les vieux lettrés, les jeunes filles. » Un de plus tombé dans le piège chinois, malgré son dossier de procureur !
Nous-mêmes n’imaginions pas, quand nous sommes allés en Chine pour la première fois (presque par hasard) il y a exactement quarante ans (du vivant de Mao ! avec les « lunettes » de ce temps-là, c’est dire !) que la séduction de sa culture (le peu qui en filtrait sous l’occultation quasi absolue du règne de la « Bande des Quatre »), que le goût de se frotter à une énigme et l’immensité du savoir à engranger auraient prise sur nous au point de nous y ramener (en touristes) encore et encore, pratiquement chaque année, avec la même savouration des retrouvailles mais toujours autant de questions, en quête sans fin de quelque chose (l’essentiel ?) qui ne se laisse pas complètement prendre à nos filets mais vaut probablement la peine de s’obstiner… C’est du moins le pari que nous faisons. Peut-être est-ce seulement pour nous montrer dignes de la chance que nous avons eue de suivre in vivo et pas à pas une extraordinaire mutation dont l’essor s’est propagé précisément au fil de ces quatre dernières décennies.
Pascal Suivez le conseil de Paul : « Mettez des bottes » (de sept lieues) ! C’est à 36 enjambées de chez…