Chapitre 2 : « Nos voix ont cessé d’être entendues »
Dans un article paru en septembre 2014, « Testing Theories of American Politics », Martin Gilens, professeur à Princeton University et Benjamin Page, professeur à Northwestern, une des grandes universités de Chicago, se donnent pour objectif d’évaluer le type de régime politique qui préside à nos sociétés contemporaines. Quatre options ont été retenues par eux : la démocratie électorale majoritaire, la domination par une élite économique, le pluralisme majoritaire et le pluralisme biaisé.
Gilens et Page ont fait débuter leur recherche en constituant un important catalogue d’objectifs politiques exprimés dans l’opinion publique : 1779 en tout. Ils ont examiné ensuite si les mesures prônées ont été oui ou non mises en œuvre. Leur conclusion est sans équivoque : « Les préférences de l’Américain moyen semblent avoir un impact minuscule sur les politiques qui sont suivies, proche de zéro, non-significatif sur un plan statistique ».
L’opinion de la majorité est donc ignorée : elle ne compte pas et n’est pas reflétée dans les mesures qui sont prises, si ce n’est, précisent-ils, dans les cas où l’opinion du public en général, l’opinion majoritaire, coïncide avec celle de la toute petite minorité qui décide en réalité des mesures qui deviendront réalité.
Gilens et Page se posent également la question si les groupes d’intérêts d’origine citoyenne, syndicats, organisations de consommateurs, par exemple, ont davantage de chance de voir leurs propositions se matérialiser. La réponse est oui dans une certaine mesure, mais l’inconvénient alors, c’est que leurs vœux ne coïncident pas, généralement, avec les souhaits d’une majorité de la population. C’est que ces groupes d’intérêts censés représenter les citoyens ordinaires ont des objectifs qui le plus généralement, leur sont propres, s’apparentant à ceux d’un lobby, et se distinguent ainsi des vœux de la majorité.
Il n’est donc pas permis d’affirmer que l’opinion des citoyens ordinaires ne se retrouve jamais représentée dans les mesures qui sont prises mais c’est le cas uniquement lorsqu’elle coïncide avec celle de la petite minorité qui tire effectivement les ficelles. Est-ce à dire que les parlementaires consacrent de longues délibérations aux requêtes de la population sur ce qu’il conviendrait de faire pour que, en fin de compte, une majorité d’entre eux décident de les rejeter ? Non pas ! Ce que l’on observe, c’est que les souhaits de la population dans son ensemble ne se retrouvent jamais formulés sous la forme de propositions qui feraient l’objet de discussions au niveau du Congrès ou du Sénat américain.
Une petite phrase est là, qui résume l’article de Gilens et Page tout entier : « La majorité ne dirige pas le cours des affaires ». On notera les italiques du « ne » et du « pas ».
Cet article au message essentiel n’a pas été écrit, on l’aura compris, par des révolutionnaires : il s’agit de professeurs d’université ayant pignon sur rue se consacrant à une tâche d’ordre scientifique. Cela ne signifie pas bien entendu qu’ils n’aient pas d’opinions personnelles, ils en ont certainement, mais ils s’adonnent là à la recherche scientifique, et respectent les règles de l’enquête statistique.
Quelles conclusions en tirer ? Qu’aux États-Unis règne un système politique que l’on peut caractériser comme domination par une élite économique. Notre système politique en Europe n’est probablement pas très différent de celui qui existe là-bas, il suffit pour s’en convaincre d’observer chez nous la succession de gouvernements élus sur des plates-formes politiques parfois très différentes et de s’apercevoir qu’ils mettent en œuvre les mêmes politiques exactement. Gilens et Page échouent à définir précisément qui compose le petit groupe décidant des propositions qui seront soumises à la représentation populaire et votées servilement par elle, ils suggèrent toutefois qu’il est dominé par de « powerful business organisations », des structures puissantes appartenant au milieu des affaires et par un petit nombre d’Américains extrêmement fortunés.
Ce qui signifie donc que les citoyens ordinaires ont beau exprimer clairement leurs souhaits, et réclamer à cors et à cris que des mesures en ce sens soient prises, cela ne fait aucune différence, parce que nos systèmes politiques s’assimilent désormais a une domination par une élite économique, et sont déconnectés à ce titre de l’opinion majoritaire. Les décisions prises sont celles qui coïncident avec les intérêts d’une minorité toute-puissante : élite du milieu des affaires et toutes grandes fortunes.
@Pascal (suite) Mon intérêt pour la renormalisation est venu de la lecture d’un début d’article d’Alain Connes*, où le « moi »…