De l’anthropologie à la guerre civile numérique (XVII), La blockchain, entretien réalisé le 21 mars 2016

Franck CORMERAIS

La blockchain modifie-t-elle les lois du marché ? Cet outil est porteur de beaucoup d’espoir.

Paul JORION

La blockchain a émergé des milieux libertariens et relève donc, à l’origine, d’un projet antiétatique délibéré. Une telle démarche n’est pas immédiatement illégitime. Elle peut s’inscrire dans l’héritage de Max Stirner et de son ouvrage L’unique et la propriété (1845) qui participera à l’émergence de l’anarchisme radical. En tout état de cause, l’antiétatisme implicite à la blockchain rencontre la sympathie des milieux d’affaires américains, au premier rang desquels les frères Koch, grands défenseurs de l’ultralibéralisme.

Les rédacteurs de la fiche Wikipédia consacrée à Ayn Rand (1905-1982), porte-drapeau du libertarianisme ultralibéral, s’étonnent que, « malgré sa considérable popularité hors du champ académique, ses travaux ne sont généralement pas commentés par la plupart des philosophes ». Un tel étonnement est sans fondement. L’œuvre d’Ayn Rand n’appartient pas à la philosophie – ou pour le moins elle ne relève que d’une philosophie spontanée : ne disposant d’aucune dimension critique ou théorique, elle est une vue du sens commun forgé par la pratique des hommes et des femmes d’affaires.

La blockchain a été, par ailleurs, activement promue par les trafiquants d’armes ou de drogue, aboutissant à la mise en ligne de la Silk Road où tous produits et prestations illicites étaient disponibles. Le créateur de ce site a pu être arrêté grâce à la proposition qu’il avait acceptée d’un contrat visant à éliminer un de ses concurrents. La pègre y a donc vu une opportunité de créer un environnement financier autonome, détaché de toute instance étatique.

La blockchain ne saurait, malgré la volonté des banques individuelles, être autorisée par les États pour des raisons qu’ils peuvent difficilement rendre publiques : empêcher précisément l’apparition d’un circuit de l’argent qui permettrait à la pègre, aux mafias et aux terroristes de trafiquer en toute quiétude à l’abri de tout regard.

Si les paradis fiscaux permettent de soustraire à l’administration fiscale certains revenus, ils permettent également aux états de négocier avec les preneurs d’otages en toute discrétion. Ils autorisent enfin un certain contrôle de l’argent sale. Cette fonction officieuse est essentielle du fait que les États refusent de prendre position une fois pour toutes sur les problèmes moraux d’apparence insolubles que sont les pots-de-vin, la prostitution, le trafic d’armes et de drogue. Les États ne permettront donc jamais l’avènement d’un circuit autonome et sûr de l’argent qui les destituerait de leur pouvoir de surveillance.

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