Franck CORMERAIS
Le terme de gratuité est générique. De quelle manière serait-elle prise en charge ? Jugez-vous qu’il faille créer des caisses sur le modèle de la Sécurité Sociale ? Serait-elle purement et simplement à part du circuit économique ?
Paul JORION
Robespierre me semble avoir parfaitement résumé cette notion en déclarant que l’indispensable doit être gratuit (*). Il demeure cependant nécessaire de définir ce que nous tenons socialement pour indispensable.
Franck CORMERAIS
Quelle est votre position par rapport au revenu d’existence ? Est-il une opportunité d’opérer la transition non-violente vers le socialisme ? Yann Moulier-Boutang propose de le financer grâce à la taxation des transactions financières dont vous-même souhaitez purement et simplement interdire certaines.
Paul JORION
La proposition de Yann Moulier-Boutang lorsqu’il envisage de financer le revenu d’existence grâce à la taxation des transactions financières sur le modèle de la taxe Tobin, me paraît malvenue, elle trahit à mon sens une compréhension trop schématique des mécanismes financiers. L’une de leurs fonctions, la spéculation, est délétère au sens propre du terme. Cette opération, qui peut être définie techniquement comme un pari à la hausse ou à la baisse sur le prix des titres financiers, détruit le système de l’intérieur. Elle était, je vous le rappelle, interdite en France depuis François 1er et jusqu’en 1885. Des opérations de spéculation pouvaient certes avoir lieu marginalement au XIXe siècle, au sein de ce que l’on appelait « la coulisse » de la Bourse. Pour autant, il suffisait, pour y mettre fin, d’appeler la police.
Jules Ferry abroge les lois interdisant la spéculation à une époque où, bien que le capitalisme prospère extraordinairement, les banques manquent constamment de fonds pour financer les énormes investissements qui ont alors lieu dans les infrastructures, comme les chemins de fer ou le creusement du canal de Suez et celui de Panama. Zola se fait l’écho de ce souci permanent dans L’Argent. De quelle manière la spéculation peut-elle prospérer malgré ce manque de liquidité ? Trois mois après avoir abrogé les lois l’interdisant, Jules Ferry lance l’entreprise coloniale française. Il me semble qu’il y a là un rapport de cause à effet évident. L’entreprise coloniale a permis de trouver l’argent qui rendrait la spéculation possible.
Taxer toutes les opérations financières me semble une très grande erreur. Certaines opérations financières sont indispensables, elle font partie de l’activité de la finance qui lui permet de jouer son rôle de système sanguin de l’économie, les taxer signifiera charger le client puisque, comme elles le font toujours, les banques se contenteront de transmettre ces coûts supplémentaires à leur clientèle. Il n’y a pas à tergiverser : les opérations spéculatives étant nuisibles, elles doivent être interdites. Affirmer, comme le répètent à l’envi les spéculateurs, qu’elles sont utiles « parce qu’elles apportent de la liquidité » est une mauvaise plaisanterie que j’ai eu l’occasion de démystifier.
Il faut revenir à l’interdiction pure et simple de la spéculation qui prévalait avant 1885. La rédaction de la législation correspondante serait d’une grande simplicité et se résumerait à prohiber, comme le faisait l’article 421 du Code pénal à l’époque, les paris à la hausse ou à la baisse sur le prix des titres financiers. Une telle disposition s’associerait par ailleurs à la restitution de l’article 1965 du Code civil sous sa forme originale d’« exception de jeu », selon laquelle tout contentieux relatif aux paris est irrecevable en justice. La modification de 1885 avait consisté à créer une exception en admettant la recevabilité des paris s’ils pouvaient être définis comme une opération financière. Il suffirait de la lever.
Plutôt que de taxer les transactions financières, j’ai proposé d’instaurer une « taxe Sismondi ». Celui-ci, autour de 1810, tentait d’expliquer les destructions de métiers à tisser mécaniques par les luddites en constatant que les travailleurs n’obtenaient aucune compensation pour leur remplacement par la machine – c’est encore bien sûr le cas aujourd’hui. Il conviendrait au contraire de leur accorder, le cas échéant, une rente perpétuelle. En effet, la mécanisation – et son corollaire l’augmentation de la productivité – est un bénéfice pour l’humanité tout entière. Elle ne doit pas être seulement conçue, comme c’est le cas actuellement, comme une source privatisée de dividendes et de bonus pour les actionnaires et les dirigeants d’entreprises.
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(*) Robespierre : « Opinion sur les subsistances », le 2 décembre 1792
« Il n’est pas nécessaire que je puisse acheter de brillantes étoffes ; mais il faut que je sois assez riche pour acheter du pain pour moi et pour mes enfants. […] nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blé à côté de son semblable qui meurt de faim.
Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister.
La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes.
Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonnée à l’industrie des commerçants. […]
… quel est le problème à résoudre en matière de législation sur les subsistances ? Le voici : assurer à tous les membres de la société la jouissance de la portion des fruits de la terre qui est nécessaire à leur existence, aux propriétaires ou aux cultivateurs le prix de leur industrie et livrer le superflu à la liberté du commerce. »
Robespierre : entre vertu et terreur, Slavoj Zizek présente les plus beaux discours de Robespierre, Paris : Stock 2007, p. 144-145.
NOUS FAISONS PARTI DU PAYSAGE et nous agissons sur lui pour le modeler ou le déformer (le paysan comme l’ouvrier…