Jacques Athanase GILBERT
Dans votre ouvrage Le prix, vous évoquez les robots gérant des échanges à haute fréquence. Selon vous, les échanges robotisés ne relèvent plus à proprement parler du marché. En effet, les mécanismes sociaux liés au prestige de l’acheteur et du vendeur ne peuvent être transposés aux machines sauf à y introduire des schémas émotionnels leur enseignant la dignité et la gloire.
Paul JORION
La notion de marché représentée par la science économique actuelle s’articule selon l’idée qu’un prix constitue une objectivité. Ainsi, s’il ne subit aucune interférence, le marché serait équilibré, articulé autour de prix objectifs, reflets idéaux de leur vérité ultime : la créature mythique appelée leur « valeur ». Une telle thèse suppose, en corollaire, un comportement rationnel des acheteurs et des vendeurs. Ceux-ci, au terme d’un calcul d’utilité optimisé, seraient en mesure d’émettre une offre de prix conforme à l’objectivité supposée de ce dernier : de sa « valeur subjective » qui, métamorphosée au niveau collectif par le marché devient « valeur objective ».
Depuis plusieurs siècles, à travers l’école à tous ses niveaux, la « science » économique s’efforce de faire passer ce fatras mythologique pour notre « sens commun » en matière de formation des prix. J’ai conçu, comme une œuvre de salubrité publique de proposer autre chose : la représentation que l’on trouve effectivement dans mon livre Le prix (2010).
J’ai procédé, en 2006, à une simulation de marché à partir d’un modèle multi-agents. Fondée sur la programmation orientée objets, une telle simulation permet de créer un nombre illimité d’instances et de les laisser alors interagir. Chaque acteur, selon qu’il soit acheteur ou vendeur, adopte un comportement paramétré, avec pour objectif de rencontrer à l’achat ou à la vente, et pour une quantité donnée, un prix offert par une contrepartie au niveau de celui qu’il propose. Au-delà de ces simples transactions, j’ai permis aux acteurs certaines stratégies. Ainsi, si l’un d’entre eux profite de la hausse d’un prix, il peut vouloir réaliser son bénéfice avant que le marché n’ait atteint son point de retournement à la baisse.
Cette simulation m’a permis de constater que lorsque acheteurs et vendeurs devinent avec justesse l’orientation future du prix, soit les prix s’effondrent à très brève échéance, autrement dit il y a krach, soit une tendance à la hausse se développe pour s’interrompre brutalement dès lors qu’elle passe à la verticale, sous le coup d’une rétroaction positive : tout le monde achète et la réserve des vendeurs s’épuise, les acheteurs récents étant attachés au bien précieux qu’ils viennent d’acquérir.
La conclusion de ma simulation était inévitable : aussitôt que les acteurs disposent d’une véritable compréhension de l’évolution des prix, c’est-à-dire dès que leur choix s’avère avoir un meilleur rendement que le pile ou face (perdre ou gagner dans 50 % des cas), le système s’effondre rapidement dans un krach. Ainsi, contrairement à ce que suppose la science économique, un marché fonctionne uniquement lorsqu’il est ininterprétable et non pas lorsqu’il est connu.
Il était en réalité logique que les intervenants humains se trompassent autrefois dans la moitié des cas en moyenne. Les courtiers à la Corbeille ne connaissaient que 1° leur carnet d’ordres contenant les stratégies des clients de leur propre firme : vendre à tel niveau, acheter à tel autre, 2° les prix créés depuis l’ouverture du marché et les volumes associés ainsi que 3° l’information glanée au fil de l’activité se déroulant autour de la Corbeille. Si l’on pense que chaque intervenant sur un marché avait aussi une stratégie propre à plus ou moins long terme, celle-ci totalement opaque à autrui, ces connaissances étaient naturellement trop incomplètes pour qu’un choix à la hausse ou à la baisse ait un meilleur rendement que le pile ou face.
Le fonctionnement du high frequency trading ne déroge en rien à cette logique. Dans son cadre, plus de 95 % des opérations lancées sont annulées. Ce qui était auparavant impossible à la Corbeille : il fallait faire appel à un « coureur » qui se rendait très rapidement au comptoir de la contrepartie pour faire valider une annulation. D’aucuns prétendent que la multiplication des annulations dans le HFT vise à brouiller les informations. Il n’en est rien. Amorcer un grand nombre de transactions pour les annuler ensuite permet de tester les quantités à l’achat ou à la vente pour chaque niveau de prix. De la sorte, la connaissance de l’état du marché est singulièrement enrichie : le contenu de l’ensemble des carnets d’ordres, jusqu’alors secret, devient lisible en surface, parfaitement cartographié. Dès lors qu’il est établi que, plus le marché est connu, plus il est en réalité menacé par le krach, son existence même est automatiquement remise en cause aujourd’hui.
@Pascal (suite) Mon intérêt pour la renormalisation est venu de la lecture d’un début d’article d’Alain Connes*, où le « moi »…