Franck CORMERAIS
Depuis 2011, vous avez publié plusieurs ouvrages économiques dont Le capitalisme à l’agonie et Le prix. Les problématiques soulevées ne relèvent pas du seul secteur financier : elles engagent une anthropologie économique succédant à une anthropologie de la connaissance.
Paul JORION
La rédaction de ma thèse d’anthropologie économique au sein d’une communauté aussi réduite que celle des pêcheurs d’Houat m’avait permis de constater que la formation du prix ne correspondait pas à la loi de l’offre et de la demande. Cette énigme devait être résolue avant de pouvoir soutenir mon doctorat, étant entendu que l’anthropologie marxiste, alors dominante, n’offrait aucun modèle alternatif.
Karl Polanyi, au contraire, ouvrait une réflexion dissidente à la faveur de son article consacré à la formation des prix dans l’œuvre d’Aristote. Le modèle aristotélicien était largement mésinterprété à cette époque ainsi qu’en témoigne l’absence du diagramme évoqué par Aristote dans le texte, sans que cela ait jamais dérangé personne. Mieux encore, certaines traductions allant jusqu’à occulter toute référence à la « proportion diagonale » que décrit le Stagirite. Une fois le diagramme correctement reconstitué, il est nécessaire de suivre le raisonnement aristotélicien à partir de la variante que constitue selon lui la formation des prix en tant que proportion entre vendeur et acheteur et deux biens échangés, par rapport à ce qui s’observe dans l’exercice de la justice où la proportion est entre coupable et victime et gain du coupable et dommage de la victime. Poursuivant ce cheminement, j’ai acquis la certitude que les traductions françaises comme anglaises étaient erronées. J’ai fait part de mon soupçon à la conservatrice du plus grand fonds dédié à Aristote que j’ai rencontrée à l’Université de Californie à Irvine. Celle-ci m’a, après enquête, donné raison.
Sylvain Piron, dans un article de 2011, met en évidence la source de cette erreur qu’il attribue au Scolastique Albert le Grand. Celui-ci a en effet introduit délibérément une logique de la valeur dans l’explication de la formation du prix selon Aristote, sans qu’au fil des siècles qui suivront, nul ne s’aperçoive de cette falsification. Marx, lorsqu’il discute le modèle d’Aristote, juge sa théorie de la valeur déficiente. Une telle critique serait recevable si Aristote recourait effectivement à cette notion, ce qui n’est pas le cas. Albert le Grand a en effet traduit par « valeur » un terme dont la signification est en réalité « comme mesuré par le prix ».
Au-delà de cette difficulté, Karl Polanyi juge à tort que le modèle aristotélicien est normatif et non descriptif. En effet, après l’avoir testé à partir des données que j’avais recueillies, j’ai pu attester de l’efficience de la proposition d’Aristote selon laquelle, et pour employer des termes bourdieusiens, le prix est fixé en fonction du rapport de force entre acheteurs et vendeurs. Celui-ci se forme de manière à maintenir indemne l’ordre économique et social une fois l’opération effectuée. Autrement dit, la hiérarchisation de la société doit être préservée : le pauvre doit rester pauvre et le riche, riche. En conséquence, les pauvres payeront davantage que les riches, à prestations ou produits égaux.
Plusieurs ouvrages anglo-saxons des années soixante avaient exploré empiriquement cette théorie. Le système aristotélicien formalise le faisceau de preuves qu’ils ont versées au débat. Il m’a en particulier permis d’expliquer le système de formation des prix des pêcheurs de l’île d’Houat ainsi que de mesurer le rapport social général au sein de cette petite société. Suite à l’exploitation, plusieurs années plus tard, de données récoltées en Afrique occidentale, j’ai retrouvé un rapport en termes de gains entre patron d’un bateau de pêche et matelot – mesure de leur statut hiérarchique dans l’ordre social – équivalent à celui constaté sur l’île d’Houat, de l’ordre de trois environ. Ainsi, à situations économiques semblables mais au sein de systèmes économiques sinon difficilement comparables, le rapport social entre commandant et subordonné demeure stable.
Sans effet cliquet que devient la démocratie en Corée du Sud avec la loi martiale ? https://www.lesoir.be/640003/article/2024-12-03/le-president-sud-coreen-declare-la-loi-martiale-des-centaines-de-manifestants