Quelques interrogations sur le souverainisme économique, par Michel Leis

Billet invité.

Le souverainisme économique devient un peu partout en Europe une thématique de campagne pour des partis qui prétendent incarner la rupture avec le système. Il serait une pièce maîtresse de la restauration de l’État Nation, discours cher à la droite populiste en Europe. Ce débat déborde les traditionnels clivages droite / gauche, d’aucuns imaginent déjà des rapprochements entre l’extrême droite et une fraction de la gauche.

De quoi parle-t-on ? De la capacité d’un État à prendre des décisions sur le plan économique et monétaire en toute indépendance, sans être contraint par des instances supranationales, l’Union européenne étant l’exemple parfait et le bouc émissaire absolu. Avant d’interroger les propositions souverainistes, il faut au préalable se poser la question des  degrés d’autonomie qui existent en matière de politiques économiques et monétaires dans l’Union européenne.

Quelle autonomie pour les politiques économiques au sein de l’Europe ?

Les réponses sont bien plus complexes qu’ils n’y paraît, ce qui oblige à quelques simplifications. Dans la politique de l’Union européenne, il existe des marges de manœuvre importantes, mais elles ne sont pas utilisées. Il y a des lignes rouges qui paraissent difficiles à franchir, il y a enfin des zones de flou, en particulier dans le domaine des services publics.

En théorie, l’absence d’harmonisation fiscale et le peu de règles sociales communes au sein de l’UE offrent de très grandes latitudes pour des politiques alternatives… Dans la réalité, l’utilisation de ces marges de manœuvre va toujours dans le même sens. Au nom de la compétitivité, il y a une course vers le moins-disant fiscal, Bruxelles incite fortement à assouplir le droit du travail et les États multiplient les cadeaux au patronat sous couvert de politique de l’emploi. Bref, aucun État n’ose se démarquer de la politique dominante, au point de se demander si la véritable question ne serait pas celle des pouvoirs nationaux, véritables garants locaux du dogme de la religion féroce.

Le second aspect est celui des lignes rouges apparentes, issues des règles de l’euro, du principe de la libre concurrence et du pacte de stabilité. Là encore, la situation n’est pas aussi simple qu’il y paraît.

Il y a de vraies lignes rouges comme la politique monétaire pour les pays de la zone euro. La BCE est censée être indépendante du pouvoir politique, elle doit assurer la stabilité des prix, la politique de change, des systèmes de paiements opérationnels, définir les réserves de change que doivent détenir les États, auquel s’ajoute depuis 1994 le contrôle des banques « systémiques ». La construction de la monnaie commune n’a prévu aucun mécanisme de compensation pour les pays dont le déficit est issu du commerce au sein de la zone euro. Dans ce contexte, la seule stratégie gagnante est celle de l’Allemagne : il faut dégager des excédents hors de la zone euro, situation difficile à dupliquer. La compétitivité devient une question centrale et contribue à cette convergence des politiques évoquées plus haut. Il faut aussi rappeler qu’en France, l’indépendance de la Banque centrale était déjà la règle depuis 1993. Pour un gouvernement, le simple retour à la situation antérieure ne changerait rien.

Le dogme de la libre concurrence est aussi une vraie ligne rouge. Il se décline de fait en plusieurs éléments : la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles des entreprises et leur concentration, un droit des consommateurs censé les protéger et clarifier les obligations des entreprises. Enfin l’État ne doit pas fausser la concurrence. Une lecture critique est nécessaire. Ce que reflète la situation actuelle, c’est l’expression nue des rapports de force. La notion de concentration et de pratiques anticoncurrentielles est mise à mal par les États dominants quand il s’agit de défendre leurs champions nationaux. Le droit de la concurrence et de la consommation « doit » beaucoup aux lobbys des entreprises dominantes. Le refus d’accorder des aides aux entreprises déficitaires n’a pas joué lorsqu’il a fallu sauver le système bancaire, le « too big to fail » a joué à plein. Dans la réalité, les entreprises dominantes pèsent lourd dans les politiques européennes…

Mais c’est dans le domaine des aides que le dogme de la libre concurrence est le plus contraignant. On a tendance à l’oublier, les subventions représentent plus de 90 % des dépenses du budget européen. Dans la pratique, il y a des subventions accordées directement par l’Union européenne, destinées à des projets cohérents avec les politiques européennes. Il y des aides d’État qui ne sont pas interdites, mais qui doivent répondre à des règles strictes pour ne pas fausser la concurrence. Une entreprise dont l’État serait actionnaire ne peut en principe pas recevoir un apport en capital de l’État, sauf si l’investissement présente un caractère raisonnable. Il est possible d’aider les entreprises en difficulté, mais l’aide ne peut être versée « qu’une fois toutes les options offertes par le marché épuisées et à condition que cette aide soit indispensable pour atteindre un objectif d’intérêt commun bien défini » (journal officiel de l’UE). De plus, les entreprises n’y ont droit qu’une seule fois au cours d’une période de dix ans.

Les aides d’État sont autorisées dans les cas suivants : subventionner un opérateur privé dans la mise en œuvre d’un service public structurellement déficitaire, favoriser la consommation de certains produits alimentaires, aider au développement économique des régions ayant un niveau de vie anormalement bas qui peuvent prendre la forme d’aides en faveur de l’emploi, des PME, de la formation ou de l’environnement, subventionner un projet d’intérêt européen, remédier à une perturbation grave de l’économie, promouvoir la culture et la préservation du patrimoine, et enfin les aides à la recherche et au développement.

Le cadre imposé de la libre concurrence limite drastiquement ce qu’il est possible de réaliser en matière de politique économique. Il existe pourtant quelques marges de manœuvre, en utilisant les budgets d’équilibre régionaux. La formulation « remédier à une perturbation grave de l’économie » ouvre la voie à pas mal d’interprétation. Enfin, on connaît l’exemple de pays qui ont subventionné la recherche et développement dans le domaine militaire, puis ont passé un appel d’offres fermé pour des raisons de sécurité nationale, compte tenu des éléments issus des résultats de la recherche. Les dépenses de sécurité restent un moyen de mener des politiques keynésiennes.

L’Union européenne n’en est pourtant pas à une contradiction près. Le meilleur exemple est celui de la Politique Agricole Commune. Elle représente près de 35 % des subventions distribuées par l’Union européenne sans pour autant respecter le dogme de la libre concurrence. Initialement destiné à accroître la productivité, à garantir un niveau de vie équitable aux agriculteurs, à stabiliser les marchés et proposer des prix raisonnables aux consommateurs, le système a évolué en 2014 vers une aide à l’hectare qui revient à favoriser les plus gros exploitants au détriment des plus petits. L’ajout de critères écologiques (largement insuffisants) a servi d’alibi. Dans la pratique, les entreprises dominantes de la filière agroalimentaire accaparent une part croissante de la valeur ajoutée totale, alors que nombre d’exploitants ont du mal à survivre.

Il y a enfin des lignes rouges qui n’en sont pas si l’on veut bien se placer dans une perspective différente. Le pacte de stabilité et de croissance impose aux États de rester dans les limites d’un déficit à 3 % et d’une dette publique à 60 % du PIB. Ces dernières années ont illustré combien ces chiffres étaient éloignés de toute logique. Au-delà du débat sur les chiffres, un déficit n’est jamais que l’expression de dépenses supérieures aux recettes… ou l’insuffisance de recettes face aux dépenses. La première approche conduit aux cures d’austérité appliquées au nom de la compétitivité par des gouvernements gardiens du dogme. Une deuxième approche serait un meilleur partage des efforts entre les 1 % et le reste de la population, entre des entreprises qui ne sont pas toutes logées à la même enseigne : rien ne l’interdit étant donné l’absence d’harmonisation fiscale.

La grande zone de flou est celle des services publics. Jusque dans les années 1980, ils ne sont pas vraiment un sujet au sein de l’Union européenne. Au milieu des années 80, la Grande-Bretagne brise un tabou en privatisant ses services publics, au nom de la libre concurrence et pour faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’État. L’Union européenne, convertie aux idées libérales s’engouffre dans la brèche et elle organise la libéralisation de services publics sous forme de directives sectorielles, notamment pour les télécommunications, l’électricité, le gaz, les services postaux, le transport ferroviaire. Aujourd’hui, les règles et la jurisprudence ont évolué. Tout d’abord, les services publics sont maintenant définis. Il y a les SIG qui sont tous les services « que les autorités publiques considèrent comme étant d’intérêt général et soumettent à des obligations de service public » (Livre blanc de la Commission européenne). Parmi les SIG, il y a les SIEG qui comprennent tous les services publics entraînant la vente de biens et de services. Ils sont en théorie soumis à la libre concurrence, mais peuvent être subventionnés quand ils sont déficitaires et réalisés par un opérateur privé. Ils peuvent déroger aux règles de la concurrence si cela est nécessaire. Le journal officiel de l’Union européenne en précise les conditions d’organisation : « certains SIEG peuvent être assurés par des entreprises publiques ou privées sans soutien financier spécifique des autorités des États membres. D’autres services ne peuvent être fournis que si l’autorité concernée offre une compensation financière au prestataire de services. En l’absence de règles spécifiques au niveau de l’Union, les États membres sont généralement libres de déterminer la façon dont il convient d’organiser et de financer leurs SIEG ». Il existe aujourd’hui des marges de manœuvre là où les directives sectorielles n’ont pas été mises en place. Là encore, c’est plus la volonté des gouvernements nationaux et leurs convictions libérales qui empêchent d’avancer.

Il a été évoqué à de multiples reprises et à juste titre le déficit de démocratie en Europe et son approche libérale, cela reste bien sûr d’actualité. Mais ce tour d’horizon des possibilités existantes dans le domaine économique illustre aussi la responsabilité des gouvernements nationaux qui préfèrent invoquer Bruxelles plutôt que leurs propres convictions libérales, qui n’ont jamais rien tenté pour construire des politiques alternatives en utilisant les marges de manœuvre existantes. Il reste quand même des points durs, en particulier, le domaine de la mise en place d’une politique industrielle nationale qui serait très difficile à négocier dans le cadre du dogme de la libre concurrence.

Quelques questions autour du souverainisme économique

Pour comprendre les enjeux du souverainisme économique, il est intéressant de partir d’un exemple. Le secteur de l’habillement illustre à merveille les différentes interprétations et stratégies possibles en ce domaine. Dans ce secteur, l’emploi n’a cessé de baisser. La diminution moindre de la production par habitant s’explique à la fois par des gains de productivité, mais aussi par la spécialisation de la France dans le domaine du haut de gamme (Figure 1). Mais c’est surtout la substitution des importations à la production nationale qui explique cette diminution de presque 600 % de l’emploi. Une autre lecture possible dans les graphiques ci-dessous, c’est l’évolution des rapports de force entre entreprises. Le maintien de la marge du secteur (graphique 2) et la hausse modérée des prix (graphique 4) traduisent probablement le transfert vers la distribution de la marge et son passage au statut d’entreprises dominantes. Cette combinaison a des conséquences sur la structure de consommation des ménages : les prix augmentent peu (graphique 4) et la part relative de l’habillement dans la consommation des ménages tend à diminuer (graphique 3). Derrière ces différentes lectures se trouvent différentes approches du souverainisme économique.

Quels sont les propositions et les objectifs des partisans du souverainisme économique ? Retrouver l’autonomie de décision fait presque l’unanimité. Trois axes se font jour : renégocier les traités européens ou sortir de l’Europe, prendre le contrôle de la politique monétaire, c’est-à-dire négocier la sortie de l’euro (ce qui revient dans l’état actuel des textes à quitter l’Europe, mais aussi revenir à la situation d’avant 93 pour la Banque de France. En apparence, ces mesures lèvent tous les obstacles liés aux lignes rouges européennes, mais elles ont des effets de bord important et posent des questions sur les conditions du succès.

Les objectifs du souverainisme économique sont plus divers suivant les points de vue. Il y a la protection et la reconstruction de l’industrie nationale, le développement des services publics, la possibilité de mettre fin aux cures d’austérité, mais aussi dans le cadre d’un libéralisme confiné au territoire national le rééquilibrage des rapports de force entre les entreprises dominantes et le reste du tissu économique.

Le village gaulois protégé par des droits de douane ou le cours de la monnaie peut paraître une option pertinente et séduire à la fois les patrons et des individus qui peuvent espérer la création d’emplois. Pour autant, elle ne suffit pas : pour revenir à l’exemple de l’habillement, ce secteur est devenu un désert industriel en quelques décennies. Reconstruire une industrie de l’habillement en France doit être largement subventionné et financé en plus de fermer les frontières. Le cas n’est pas unique, il existe nombre de secteurs où la part de l’industrie nationale est minime : électroménager, outil de communication, électronique grand public… C’est donc un budget important qu’il faut mettre en œuvre pour reconstruire l’industrie nationale (financement, commandes publiques). La sortie de l’Union européenne ne suffit pas non plus, la France est signataire d’accords comme le GATT qu’il faudrait à un moment pouvoir dénoncer même si l’article XII autorise des restrictions en cas de déficit grave de la balance des paiements.

Il existe un autre risque associé à ce type de politique. Nous l’avons vu pour l’habillement, l’ouverture des marchés a modéré de manière artificielle la hausse des prix et fait baisser la part relative de certaines dépenses dans le budget des ménages. La politique combinant la fermeture des frontières et une politique de dévaluation pour maintenir la compétitivité pourrait se traduire par une hausse importante des prix pour les individus dans certains secteurs. Les gagnants pourraient se limiter aux entreprises, le seul gain pour les individus serait à une baisse du taux de chômage. Il ne faut pas se tromper, l’emploi industriel ne représente plus que 12,9 % de l’emploi total contre 78 % pour les services. De plus, les investissements de l’industrie font la part belle au capital plutôt qu’au travail.

Le développement des  services publics présente deux cas de figure : ceux soumis aux directives sectorielles européennes qui restent contraignantes et les autres services qui offrent plus de latitude d’organisation. Pour les services soumis aux directives sectorielles, le mal est fait pour le gaz et les télécommunications, privatisés et ouverts à la concurrence, il est difficile de revenir en arrière. Pour d’autres secteurs (transport, électricité, courrier…), le statut de l’opérateur principal est quasi public : EPIC pour la SNCF, Société Anonyme au capital détenu à 85 % par l’État pour EDF, la Poste reste (pour l’instant) une entreprise publique, l’ouverture à la concurrence reste marginale. En jouant sur le cahier des charges du service public (une responsabilité nationale), il est possible de mener une politique plus dynamique dans ces secteurs. Pour les autres services publics, tout est question de moyens et de définition des missions. La contrainte européenne est relativement limitée dans l’état actuel des textes.

Un autre objectif affiché est celui de la fin des politiques d’austérité imposée par l’Europe. C’est effectivement la solution qui est toujours préconisée par l’Europe quand la situation budgétaire a dérapé au regard des critères du pacte de stabilité. Sortir de l’Europe permet de s’affranchir de ces contraintes, mais la combinaison des déficits de la balance commerciale et les déficits budgétaires vont augmenter le besoin de financement de la France sur les marchés internationaux, pas sûr que cela s’opère dans de bonnes conditions. Il faut fixer des priorités et se donner les moyens de ses ambitions. Il s’agit de construire un système de financement robuste où l’effort soit réellement partagé entre les 1 % et les 99 %, entre les entreprises dominantes qui ne payent quasiment pas d’impôts et les autres. C’est en réfléchissant aux priorités que l’on peut espérer maintenir un rapport de force favorable.

On peut se demander si l’objectif principal des tenants du souverainisme économique n’est pas le rééquilibrage des rapports de force entre entreprises dominées et entreprises dominantes dans le cadre d’un libéralisme restreint au territoire national, du moins pour les partis populistes de droite. La lecture du programme du FN est édifiante. L’objet de toutes les attentions ce sont les PME, celles qui sont soumises à la pression des entreprises dominantes, qui n’ont pas les moyens de jouer avec les règles européennes. En tant qu’instrument de lutte contre le chômage, cela peut obtenir quelques résultats, mais l’on sait aussi que le rêve des PME est celui de simplification à l’extrême des contraintes, qu’elles soient sociales ou vis-à-vis du consommateur. Le salarié a probablement beaucoup à perdre d’une telle politique.

Charybde et Scylla

Quand on fait la synthèse de ce qui précède, on constate que le maintien dans l’Europe comme sa sortie ne sont pas exempts de contraintes et d’effets de bord, c’est Charybde et Scylla. Il existe plus de marge de manœuvre qu’on ne l’imagine en Europe, mais il reste des points durs difficiles à négocier, sauf à changer en profondeur son organisation et en renforçant son mode de fonctionnement pour être réellement plus démocratique. La sortie de l’Europe à des effets de bords importants, les investissements sont sous-estimés, l’inflation dans certains secteurs risque d’exploser, mettant à mal le budget des ménages, le social risque d’être le grand perdant. Mais si ce thème de campagne est poussé par la droite populiste, c’est qu’il assure une cohérence d’ensemble avec d’autres thèmes comme celui de l’immigration.

Pour pouvoir faire bouger les lignes dans une négociation européenne, il faut au maximum explorer les marges de manœuvre, en particulier dans le domaine fiscal pour se donner les moyens de la politique que l’on souhaite mettre en œuvre. Au pire, en cas de blocage, ces efforts pourraient supporter un plan B qui reste ouvert et doit être préparé pour ne pas tourner à la catastrophe.

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135 réponses à “Quelques interrogations sur le souverainisme économique, par Michel Leis”

  1. Avatar de Juannnessy
    Juannnessy

    Ma pensée avec tous les très proches de Michel LEIS , dont je me sentais proche , et que j’embrasse .

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