Billet invité. Ouvert aux commentaires.
La crise de 2008 est généralement attribuée, à fort juste titre, aux excès du capitalisme financier spéculatif. La logique aurait voulu que l’on en prenne acte et que l’on en revienne au plus vite à une conception moins acrobatique du financement de l’économie. Il n’en a rien été, ou presque, et les algorithmes spécialisés continuent joyeusement à faire varier le prix affiché de tout ce qui passe à leur portée au rythme endiablé de la milliseconde, comme si de telles variations avaient un sens économique.
Plus grave sans doute, tout le monde fait semblant de ne pas voir que cette aberration est en train de tuer l’économie réelle à petit feu, en appliquant aux capitaux investis dans l’économie productrice de biens et de services des taux d’actualisation comparables aux taux de rendement interne que l’on obtient en spéculant sur la valeur virtuelle générée par les transactions à haute fréquence. Quand le retour sur investissement dans les acrobaties virtuelles peut se chiffrer en % par jour alors qu’il n’est au mieux que de quelques % par an pour les investissements d’utilité publique, il est particulièrement hypocrite, – ou totalement stupide, au choix -, de se demander gravement pourquoi les tombereaux d’argent déversés sur les marchés par les banques centrales s’investissent plus volontiers dans la création de valeur virtuelle que dans celle de valeur réelle. Ce déni de réalité sonnante et trébuchante est d’autant plus choquant et révoltant que l’on nous répète par ailleurs à l’envi que la priorité des priorités est la transition écologique, dont tout individu sain d’esprit a compris depuis longtemps qu’elle exige des investissements en infrastructure à très long terme : quand on remplace le panier et l’arc du chasseur/cueilleur par l’outil de production de l’agriculteur et de l’éleveur, l’investissement initial est forcement important, sauf miraculeux hasard pour confirmer la règle.
Marcher sur la tête, – et même sans les mains pour les plus audacieux -, n’est pas un exercice simple pour une espèce optimisée par des générations d’évolution pour fonctionner au mieux de ses possibilités lorsqu’elle marche tête haute, debout sur ses pattes arrière. Il est donc temps de remettre les choses « à l’endroit » comme disait le bon St Eloi.
C’est d’autant plus urgent que les progrès exponentiels des connaissances et des technologies perturbent considérablement l’ordre économique et social établi. Salués comme les avancées qu’ils sont véritablement sur le plan technique, automatisation et logiciels sont désormais capables de remplacer les humains dans la plupart des postes de travail répétitif qui ont été le fondement des avancées sociales des trente glorieuses. Tout porte à croire que ce n’est qu’un début, car il reste encore beaucoup de chefs, grands et petits, pour qui le nombre de subordonnés est l’alpha et l’oméga de la réussite sociale, avant même le bulletin de paye, surtout dans le cas des petits. Mais le mouvement est irréversible, et qui plus est, salutaire ; la paresse intelligente est une des meilleures qualités humaines : pourquoi passer notre temps à exécuter des taches que les automates et les logiciels font mieux que nous quand nous les programmons bien ?
Une autre menace pèse également sur le marché du travail tel que nous le connaissons : la désintermédiation que permettent les progrès fantastiques accomplis dans le domaine de la collecte, du traitement, du transport et du stockage de l’information. Elle s’est manifestée assez violemment aux Etats-Unis dès la fin des années 80, avec l’irruption de l’ordinateur individuel dans les entreprises : elle a englouti la plupart des emplois de cadres intermédiaires, et d’assistants personnels: finis les chefs de bureau, les secrétaires et les pools de dactylographes, gone with the PC… Elle s’est manifestée plus lentement dans le secteur commercial, mais elle arrive. Non, Uber, Airbnb ou BlaBlaCar ne sont pas des maladies honteuses, ce ne sont que la conséquence logique, – regrettablement sous forme marchande dans leur cas -, de cette révolution qui permet à tout le monde, ou presque, de parler avec tout le monde, ou presque, à l’échelle planétaire.
C’est d’autant plus une menace pour l’emploi que nos sociétés dites modernes créent de plus en plus de valeur ajoutée, et donc d’emplois, sous forme de services d’intermédiation, aux dépens des secteurs productifs qui sont progressivement réduits à la portion congrue dans le partage de la valeur ajoutée, l’exemple le plus criant étant l’agriculture et les industries d’extraction et de première transformation. Dans notre économie néolibérale, plus on est proche du cash du consommateur final, plus on « marge », et malheur au producteur de la matière primaire indifférenciée qui permet cette marge; il doit non seulement financer les investissements importants indispensables à cette production dite primaire, mais en plus s’exposer aux variations du prix de produits standardisés indifférenciables au gré des caprices de la rumeur des marchés.
Accessoirement, il convient aussi de noter que les spécialistes du recyclage, qui sont avec les producteurs de biomasse et d’énergie renouvelable, les piliers de notre future économie durable, ne sont guère mieux lotis, leur seul avantage étant qu’un citadin au nez et à la vue sensibles paye plus volontiers les services de celui qui nettoie les « insupportables » pollutions devant sa porte que le travail de celui qui produit son pain quotidien loin de chez lui sans jamais oser envoyer la facture des pollutions qu’implique cette production de peur de ne plus être compétitif.
Mais cette désintermédiation tueuse d’emploi est aussi et surtout une formidable opportunité encore très peu explorée à ce jour. Nos ancêtres ont vécu pendant des générations de leur travail pour eux mêmes bien plus que de la rémunération de leur travail pour autrui. En quelques générations, nous en sommes venus à considérer qu’avoir un emploi pour autrui était devenu la nouvelle norme, certains allant même jusqu’à exiger un « droit au travail », alors que le seul droit que la nature nous suggère vraiment de revendiquer est le droit à la paresse : pourquoi faire 35 ou 40 heures « pointées » par semaine si l’on peut n’en faire aucune ?
La désintermédiation peut et va probablement radicalement changer notre mode de vie en créant un marché mondial transparent et fluide des actifs productifs. EBay a ouvert la voie. Uber, Airbnb, BlaBlaCar et les autres l’ont suivi en adoptant un modèle d’entreprise à but lucratif. Rien n’empêche de multiplier les créations de structures à but non lucratif, dans lesquelles le capital investi ne sera pas rémunéré en argent, mais en nature, sous forme de biens ou de services tels qu’éducation, santé, sécurité, eau, énergie, kilos de nourriture, litres de boisson, kilomètres parcourus ou vêtements et chaussures prêts a porter. Toutes ces prestations « personnalisées » sont de plus en plus accessibles au plus grand nombre grâce à l’ubiquité d’internet mais aussi, entre autres, aux nouvelles technologies de production 3D par addition qui permettent non seulement de casser les économies d’échelle au niveau de la production, mais aussi de collectiviser les activités de R&D et d’industrialisation. On le sait peu, mais un logiciel libre permet par exemple « d’imprimer » des mains artificielles en 3D.
Le capitalisme financier souhaite se débarrasser d’une main d’œuvre qu’il considère comme un coût. Très bien, qu’il se débarrasse de ce boulet d’un autre âge. Il se privera ainsi progressivement des consommateurs sans lesquels il ne peut exister, et disparaîtra rapidement, surtout si nous sommes collectivement capables d’inventer en substitution un système de production décentralisée mais partagé globalement en mode open source pour la création, la conception et le développement des produits et des services. Est ce un rêve ? Non, certainement pas, ces systèmes fonctionnent déjà à de nombreux exemplaires dans le monde, et pas seulement dans les communautés hippies héritières de la génération « peace & love ». Les partenaires consommateurs des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) ou les actionnaires de vignobles rémunérés en caisses de vin ne portent pas tous cheveux longs et chemises à fleurs.
Pourquoi ne pas extrapoler ce modèle à d’autres domaines, comme celui de la mobilité, dans lequel on pourrait créer des sociétés qui vendent non plus des automobiles, mais le droit à en disposer d’une. Ce droit serait comptabilisé comme une part de capital d’une société à capital variable ou d’une coopérative. L’usage des voitures serait facturé aux clients/partenaires de cette structure juridique à capital variable avec un rabais sensible par rapport à la location ou au leasing classique afin que le système soit incitatif pour les clients/partenaires. L’avantage évident pour le client serait de ne plus passer par pertes et profits une part significative de l’amortissement de chacun de ses véhicules, et, pour la structure de production et de commercialisation, de lever l’essentiel des fonds nécessaires pour financer son activité, tout en fidélisant le client. Ce dispositif aurait en plus l’avantage écologique d’inciter ces structures à maximiser la valeur d’usage extraite de chaque unité de matière première utilisée, plutôt que de les inciter à vendre toujours plus de matière première comme c’est le cas aujourd’hui.
Le capitalisme financier ne veut plus de nous. Soit. Au lieu de pleurnicher qu’il nous doit des salaires, montrons lui que nous pouvons vivre sans lui. Et gare aux Etats qui croient encore que l’entreprise est la poule aux œufs d’or et doit faire l’objet de toutes les attentions aux dépens des citoyens/contribuables. Si à force de réduire le salariat à temps plein à la portion congrue, d’une part, et de rechercher l’optimisation sociale et fiscale, de l’autre, les entreprises condamnent un grand nombre d’entre nous à redevenir autonomes et économes de nos échanges monétaires, les premiers perdants seront les états collecteurs d’impôts.
La finance de marché a voulu tuer le futur et vider la démocratie de son sens en imposant sa loi spéculative et courtermiste au politique, sachons leur redonner vie. Ce sera de toute façon plus motivant que d’attendre figés de peur que la prochaine crise nous tombe sur la tête.
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