Billet invité. Ouvert aux commentaires.
La Chine est une grande civilisation, un pays de grande culture et, depuis quelques années, elle est même une très grande puissance qui peut se mettre à tutoyer les Etats Unis. Et pourtant son rayonnement culturel à l’échelle mondiale est proche de zéro. Tout se passe comme si le bloc culturel chinois était d’une densité telle que rien ne puisse s’en échapper !
Derrière la Grande Muraille, trois millénaires de brillante civilisation semblent s’être pétrifiés au point de ne pouvoir ensemencer aucune autre contrée de leur fécondité. La Chine apparaît en panne de « sens » : nous avons eu l’occasion déjà d’exprimer notre sentiment sur la difficulté qu’elle a à reconstruire à ses propres yeux une image valorisante au sortir de la grande fantasmagorie du maoïsme. Elle bricole avec des bouts de passé cousus ensemble une pseudo-identité qui sonne faux. Et qui ne convainc pas. Malgré le miracle économique, le doute identitaire est là, qui ronge comme un acide.
Ajoutons que nous ne l’aidons pas non plus : toujours partants pour l’affront (le passage de la flamme olympique et autres avanies dont s’est nourri le pamphlet « La Chine n’est pas contente » déjà évoqué), que sommes-nous disposés, sans fausser le jeu, à accepter venant d’elle ? A part le grand bazar ésotérico-mystico-New Age qui fait du linéaire au kilomètre dans les rayons des librairies et la fortune de charlatans, ne sommes-nous pas toujours prêts comme un seul homme à dérouler le tapis rouge à tous ceux qui, dissidents et mal pensants, ont des démêlés avec le régime et à encenser d’office tout ce qui nous semble, entendu d’ici, parler d’une voix discordante ? N’est-ce pas toujours avec une joie un peu mauvaise que nous soulignons les moindres « couacs » de la partition chinoise ? Nous n’en prendrons qu’un exemple : que de gorges chaudes n’avons-nous pas faites, lors de la cérémonie des JO en 2008, quand la Chine a placé face caméra une très mignonne fillette qui faisait semblant de chanter pendant qu’une voix de rossignol invisible chantait vraiment derrière. Eh oui ! la gamine-rossignol avait les dents de devant plantées de travers ! Et la Chine n’a toujours pas compris, à l’heure qu’il est, pourquoi on lui est tombé dessus pour avoir épargné au monde entier la vision d’un sourire amoché !
Il est vrai que le contact de la Chine avec le reste du monde a été si mince jusqu’au milieu du XIXe et si porteur de déboires et d’humiliations pour elle pendant tout un siècle ensuite que cela suffirait à expliquer l’état d’ignorance réciproque entre nos deux civilisations. La fermeture quasi totale du territoire aux intrusions étrangères a été un choix délibéré et constant des empereurs Ming et Qing. L’entrée par effraction des puissances européennes lors des Guerres de l’Opium vint démontrer rétrospectivement que c’était le seul choix de sauvegarde possible et qu’il y avait dans l’ouverture au reste du monde beaucoup plus à perdre qu’à gagner. Le triste épisode du « Sac du Palais d’Eté » en 1860 par les soudards des troupes anglo-françaises fut un symbole fort du « choc » brutal de nos civilisations et l’on sait, par la récente affaire de la restitution par la France des deux têtes de rat et de lapin faisant partie du butin du pillage, qu’il reste pour les Chinois une plaie toujours vive. L’installation des Occidentaux et l’exorbitant privilège d’extraterritorialité dont ils jouissaient dans les Concessions précipitèrent la chute de l’Empire Qing et un sentiment de type nationaliste applaudissant la reconquête du territoire légitime rangea bien des non communistes du côté de Mao en 1949. Souvenons-nous tout de même au passage que, si la Chine se referma à nouveau hermétiquement alors, c’est que la République Populaire de Chine devint une vaste zone en blanc sur les cartes diplomatiques de la planète, à l’exception de celles de l’URSS et de ses satellites, et que le seul gouvernement chinois officiellement reconnu par les autres pays était celui de Tchang Kai Chek sur l’île de Taïwan. Cette position ubuesque d’alignement sur les Etats Unis prit fin quand De Gaulle (précédé de peu par la Confédération Helvétique) prit en 1964 la décision de reconnaître la RPC et de créer à Pékin la première authentique ambassade occidentale. La période tumultueuse de la Révolution Culturelle qui s’ouvrait tua dans l’œuf le développement des échanges qu’on se promettait de part et d’autre et il fallut finalement attendre les années 80 avec la multiplication du nombre des visas, le développement de lignes aériennes directes et régulières et le progrès des échanges économiques pour que les liens entre Chine et Occident deviennent une véritable réalité.
Nous pouvions espérer dès lors que la Chine, maintenant dans la cour des grands et d’égale à égale avec nous, pourrait enfin nous apporter, grâce à cette facilité de contact, de quoi alimenter notre curiosité culturelle et qu’elle jouerait le jeu d’un dialogue mutuellement fécond. Si nous rêvions peut-être aussi d’un contrepoids à l’influence étasunienne sur nos mentalités, nous en sommes pour nos frais pour l’instant ! La Chine ne semble pas être en mesure d’assurer un rôle promotionnel de sa culture à l’échelle de la planète et se laisse même, à l’intérieur de ses frontières, phagocyter de jour en jour par l’entertainment à l’américaine : l’ouverture en ce moment même d’un gigantesque Disneyworld à Shanghai, s’ajoutant au succès-traînée de poudre des blockbusters hollywoodiens et à la vogue des Mac’ Do, en dit long sur son actuelle capitulation en rase campagne dans la bataille de l’image et du soft-power. Visiblement, dans le domaine du divertissement, les très vieilles civilisations ont un lourd handicap face aux jeunettes de deux siècles et demi ! Admettons que l’Opéra de Pékin soit difficilement exportable et qu’il ne fasse pas de sitôt les délices d’un vaste public occidental, mais il y a le cinéma, art international par excellence, où pourraient briller mondialement les talentueux metteurs en scène chinois, mais même là, ça ne marche pas vraiment : outre le fait qu’une censure tatillonne et parfois totalement absurde existe toujours, les metteurs en scène chinois de renom (Zhang Yi mou, Chen Kai ge, Jia Zhang ge, Wang Bing etc.) se tirent eux-mêmes une balle dans le pied en visant, plus ou moins consciemment, un public occidental, et, qui plus est, du type « art et essai » ou cinémathèque. Des palmes, des lions ou des ours les récompensent dans les grands festivals européens, mais ils n’ont aucune chance de concurrencer « Star War » ou « Avatar » au plan mondial ni en Chine et on les imagine mal inondant nos étals de tonnes de « produits dérivés ». Ils peuvent à tout coup vérifier aussi que « nul n’est prophète en son pays » dans la mesure où le public chinois les boycotte, leur reprochant de faire des films qui ne font pas rêver, qui n’amusent pas, où la Chine est peinte en couleurs trop sombres, mais surtout, grief n°1, qui, sous influence occidentale, ont été conçus pour plaire à l’Occident. Rédhibitoire ! De toute façon, comme qui voudrait faire un gâteau sans lait, œufs ni farine, la Chine n’a pas les ingrédients qui font les succès mondiaux : très pauvre en mythologies, pas assez imaginative pour fabriquer des super héros à la chaîne, ayant depuis toujours limité toute possible représentation du corps non vêtu aux (peu suggestifs !) tracés des points d’acupuncture, elle est sur la ligne de départ d’un cent mètres avec des sabots !
On reconnaîtra, à la décharge de la Chine, qu’il n’est pas facile de se faire une place dans un univers du divertissement de masse déjà totalement saturé quand on arrive avec un siècle de retard dans la course, mais, dans le domaine plus noble de la Culture avec une majuscule, on pourrait imaginer la Chine beaucoup mieux armée. Eh bien, force est de constater que sa performance n’est pas vraiment meilleure ! Elle doit gérer deux handicaps et visiblement n’y parvient pas bien. Son premier handicap tient au fait que sa civilisation s’est construite très tôt, il y a plus de deux millénaires et qu’elle s’est trouvée du premier coup être impeccablement irréfutable (tout y est relié, tout s’y tient et s’ouvre avec une seule clef). Elle est donc logiquement restée en l’état parce qu’elle est la meilleure possible et que personne n’a rien vu depuis à lui ajouter ou à lui retrancher. Du coup, elle est nécessairement LA civilisation par excellence et cette espèce d’arrogance, qui n’en est pas vraiment une, met la Chine dans une position d’autiste qui lui barre l’accès à un vrai dialogue avec les autres civilisations. Son second handicap vient de ce qu’elle fait son entrée dans le bal des idées sans s’être préalablement rompue au maniement virtuose des concepts qui fait le charme de nos intellectuels. Nous ne sommes pas à armes égales dans le vis-à-vis : il nous est beaucoup plus facile de nous approprier le cœur de la pensée chinoise, compactée comme elle l’est en quelques notions intangibles, que, pour les Chinois, de se frayer un chemin dans les ondoiements, méandres et bifurcations de notre pensée à l’occidentale depuis la naissance de la philosophie en Grèce. La Chine n’a jamais connu les lieux où l’Occident a appris à débattre : pas d’agora, pas de cafés, pas de clubs, pas de partis politiques ! Jean-Luc Domenach accueillait le 13 février 2006 comme une divine surprise l’annonce dans le » Journal de Pékin » de l’ouverture d’un espace débats-conférences et projections à la Bibliothèque de Pékin, premier du genre, et se réjouissait d’y constater une forte affluence (in « Comprendre la Chine d’aujourd’hui » Ed. Perrin 2007). Mais débats, polémiques, escrime verbale et joutes oratoires sont des exercices que la Chine maîtrise mal, voire pas du tout. Gloser à l’infini sur du même fut la colonne vertébrale du système des concours et les sophistes de l’Antiquité qui, brièvement, s’essayèrent à la jonglerie avec leur « cheval blanc qui n’était pas cheval » restèrent dans leur impasse. On le sait, au moins depuis que F. Jullien en a fait le titre d’un de ses ouvrages (Ed. Le Seuil 1998), « Un sage (chinois) est sans idée« . L’objectif de garder assez de plasticité intellectuelle et de se ménager des positionnements successifs pour épouser au mieux le grand procès du monde ne fait pas du sage chinois un débatteur qu’on applaudira chez nous !
Depuis quelques années, la Chine se lance pourtant courageusement dans une campagne de diffusion de sa culture à travers la multiplication de par le monde de ses « Instituts Confucius ». Ces derniers jouent incontestablement un rôle positif dans le développement de l’enseignement du chinois là où ils sont implantés, mais peinent encore à aller au-delà. La vitrine des « Instituts Confucius » est une superbe revue bilingue en couleurs et sur papier de luxe qui se propose de nous familiariser avec la culture chinoise à son meilleur niveau. C’est peu de dire qu’elle a encore des progrès à faire! Ce n’est certes plus la langue de chêne massif de notre bon vieux « Pékin Information » garanti 100% propagande d’antan, mais c’est une langue figée, morte et plus glacée que le papier sur lequel elle est imprimée qui y est censée nous éveiller aux subtilités et richesses de la civilisation chinoise, mais qui ne nous parle pas. Nous dirons que le chemin est encore long et qu’un pont enfin praticable par tout un chacun n’en est qu’à ses échafaudages… Heureusement l’enseignement du chinois dès le lycée est en forte progression partout dans le monde et offre aux nouvelles générations la voie la plus directe et la plus royale pour entrer dans le monde chinois !
S’il est vrai que c’est réellement la première fois que la Chine nous parle d’elle-même directement avec sa propre voix… et peu d’écho, elle a eu sur notre propre civilisation, à une époque où elle ne nous parlait pas, un écho retentissant et une influence qu’elle n’a sans doute jamais soupçonnés. Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’elle a été à l’origine du capitalisme occidental sous sa forme moderne, mais il reste que c’est pour armer une flotte capable d’effectuer des voyages réguliers jusqu’à ses rivages que la Compagnie des Indes Orientales hollandaise (la VOC) créa en 1600 la première entreprise fondée sur l’actionnariat et que l’Angleterre suivit très vite cet exemple. Nous serons plus affirmatifs en revanche s’agissant du mouvement des idées en Europe, en particulier au Siècle des Lumières où la Chine fut un des sujets de débat et commentaires les plus en vogue dans des salons abondamment décorés de porcelaines chinoises et de meubles de laque. Jamais la Chine n’eut (à son insu !) une influence si profonde hors et même très loin de son territoire. Le vecteur idoine fut l’abondante moisson de lettres dont les Jésuites en mission « à la Chine » avaient nourri l’Europe depuis le voyage de Matteo Ricci et qui toutes manifestaient une évidente admiration. On vit donc les salons se peupler d’une foule de « sinophiles » passionnés, Voltaire en tête, ferraillant avec quelques rares « sino sceptiques » comme Montesquieu. Tous cependant découvraient, stupéfaits, qu’on avait affaire à une authentique civilisation, ayant porté très haut son degré de moralité et son goût pour le savoir lettré. Et, comble de surprise, ce penchant naturel à la vertu devait bel et bien être constaté en l’absence de toute notion de Dieu créateur juge du bien et du mal ! Car, malgré les acrobaties et contorsions de langage auxquelles se livraient nos pauvres disciples de Loyola pour masquer cette massive absence, personne ne fut dupe et l’on se prit vite à penser qu’on pouvait enfin assumer son libertinage intellectuel en actant, sur le modèle de la Chine, la séparation de corps et de biens de la morale d’avec la religion. Ce qui fit dire à Etiemble que, si les Jésuites avaient plutôt fort médiocrement réussi leur mission d’évangélisation de la Chine, on pouvait mettre à leur crédit d’avoir parfaitement œuvré à la déchristianisation de l’Europe des Lumières !
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