Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Le 2 Novembre 2001, le journal Le Monde publiait « L’esprit du terrorisme », réflexion de Jean Baudrillard, dans laquelle il tentait de réintégrer l’acte terroriste dans une généralisation de la logique propre du monde occidental.
« Le terrorisme est l’acte qui restitue une singularité irréductible au coeur d’un système d’échange généralisé. Toutes les singularités (les espèces, les individus, les cultures) qui ont payé de leur mort l’installation d’une circulation mondiale régie par une seule puissance se vengent aujourd’hui par ce transfert terroriste de situation. »
La notion de singularité, que Baudrillard nomme aussi « excès de réalité », se retrouve aujourd’hui comme un dénominateur commun aux attentats-suicides en Europe et au vote Trump aux États-Unis.
Roger Cohen, éditorialiste au New-York Times, s’interroge sur la fascination qui peut se déclencher pour « un homme qui prend tellement de plaisir à faire du mal aux autres ». L’homme évoqué n’est pas un terroriste, mais le candidat du parti républicain aux élections présidentielles des États-Unis. Judith Thurman, journaliste au New Yorker, évalue l’engouement du peuple américain pour le milliardaire comme une addiction morbide, une volonté « d’assister à une apocalypse », une « pulsion nihiliste ». Périphrases qui pourraient décrire aussi exactement l’acte terroriste.
Le peuple américain se lèverait donc comme le terroriste de son propre système. Le vote Trump, tout comme le vote Le Pen en France, peut être vu comme le passage à l’acte de citoyens autrefois passifs et anodins, tout comme les djihadistes convertis. Ni les inégalités, ni les menaces, ni les injustices en elles-mêmes ne justifient la radicalité de ces « pas en avant », qui auront d’ailleurs des effets parfaitement opposés aux buts revendiqués. Les « passages à l’acte » auxquels nous assistons visent le système plus profondément, et en quelque sorte, plus au-dessous de la ceinture, à un point où les élites, ou ce qu’on identifie comme telles, n’ont plus d’argumentaire à tenir. Les dérapages verbaux et même physiques de Trump n’ont finalement eu d’autre fonction que de laisser les éditorialistes traditionnels… sans voix. Thurman déplore que le phénomène médiatique, né de la montée en puissance de ce candidat sans précédent, ait envahi l’espace éditorial et « encore une fois, on n’a pas eu le temps de parler de Hillary ». Voilà qu’une journaliste, censée rapporter, expliciter et servir l’événement, s’insurge contre l’événement lui-même, sans se rendre compte qu’elle franchit là une ligne rouge du journalisme, que c’est elle-même qu’elle met hors-jeu de la réalité objective qui lui fait face.
Le même trouble est apparu au lendemain du Brexit. L’événement, pourtant prévu correctement par les instituts de sondages, constituait un tel impensé pour l’ensemble des classes politico-médiatiques dominantes, qu’il est apparu un vide sidéral dans les analyses et les prospectives après le référendum. Vide qui a été comblé maladroitement par des dénis, des délais, des menaces, des diversions régionales. Seules les institutions financières ont finalement « analysé » objectivement ce qu’ouvrait le Brexit : de l’incertitude. Une incertitude radicale, opaque, et même, comble du paradoxe, « démocratique »… Rien d’autre de tangible que de l’incertitude.
Tout comme le terrorisme, le vote Trump et le Brexit défient le système à un niveau où il ne peut répondre dans sa logique habituelle. Les trois comportent une part suicidaire, ou du moins, pour les deux derniers, une part de défi irraisonné.
Quelle ivresse morbide a connu l’homme au volant du camion à Nice pendant les 15 minutes du carnage ? Cette question serait pertinente s’il s’agissait d’un fait divers. Mais l’arène terroriste transforme l’acte singulier en le situant dans une logique et une continuité angoissante de faits de guerre. Mohamed Lahouaiej Bouhlel ne serait probablement pas passé à l’acte sans cet écho prévisible qui y ferait suite, et qu’il a tout d’abord intériorisé. Le terrorisme est une arène médiatique où le meurtre-suicide individuel est transfiguré en violence collective symbolique, sacrificielle du côté des agresseurs et inhumaine du côté de la société attaquée. Cette arène n’est pas décrétée par les terroristes eux-mêmes : quand Barack Obama professe qu’une centaine de morts en France est un défi conséquent à l’ensemble de la civilisation démocratique, constat auquel nous nous identifions peut-être, il place ces morts au-delà de leur réalité objective, si triste soit-elle, pour en faire culte, et donc terreur. Il y a toujours en France immensément plus de chance de mourir en sautant dans sa piscine que dans un attentat.
Les passages à l’acte contre l’ordre apparent des choses, par le vote ou la violence nue, qui se multiplient et se diversifient à travers le monde, semblent revendiquer un contrepoint radical à une injonction au progrès qui a perdu son objet, mais qui maintient sur les individus une pression sociale désormais stérile. La soumission à un pouvoir ou l’intériorisation d’une civilité, qui empêchent justement les passages à l’acte, ne se réalisent pas par une adhésion magique (patriotique) au corps social, mais par la conviction qu’un destin peut être, grosso modo, considéré comme commun, et respectueux de ce « qui compte », pour chacun. Ce qui compte, c’est bien souvent des choses simples, l’autonomie financière, la réussite de ses enfants, l’accomplissement professionnel, mais ça peut être aussi une « identité », au fond toutes les choses qui ne font pas partie de la « marge nette » des entreprises, à laquelle on a inféodé toutes les représentations communes.
Le texte de Baudrillard mettait en parallèle l’hyper-radicalité du terrorisme à l’hégémonie inattaquable du monde du « bien ». Cette hégémonie ne semble aujourd’hui plus si pertinente, et les éditorialistes de la morale libérale traditionnelle semblent presque mis en minorité. Mais l’autre question demeure, renforcée, celle de l’imaginaire de la catastrophe, que nous intériorisons par renoncements successifs. Nos convictions et nos choix se réalisent souvent dans le cadre d’une représentation symbolique, et à cet endroit-là, le fait que « nous attendons la catastrophe » a le même poids et le même danger que le fait que « la catastrophe nous attend. »
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