Notre notion de « responsabilité » mérite un nouvel examen

Le Monde :

En décembre 2014, un automobiliste avait renversé treize personnes en criant « Allah Akbar ». L’intéressé avait fait 157 passages en hôpital psychiatrique et le parquet avait finalement estimé qu’il ne s’agissait pas d’une attaque terroriste.

Mon intention n’est pas de remettre en question le diagnostic de « psychose » : la psychose est un fait. En 1971 et 1972, j’ai accompagné un ami, jeune psychiatre, dans l’expérimentation de techniques de dynamique de groupe en hôpital psychiatrique. Nous étions adeptes de l’antipsychiatrie et le film de Ken Loach Family Life (1971) était notre étendard : c’étaient selon nous les exigences contradictoires du monde, de la famille, de la firme, de l’école, etc. qui rendaient les gens fous ; retirons ce cadre, et la raison leur reviendrait !

Le patron de mon ami était un sage : il ne nous a pas dit « Vous vous trompez ! », il nous a dit : « Eh bien voyez donc par vous-mêmes ! »

Un samedi matin – je ne suis pas prêt d’oublier – avaient été réunis pour nous, les « cas les plus difficiles » : ceux qu’on peut encore appeler « les patients que personne ne vient voir », des personnes catatoniques (à jamais prostrées), prônes à l’auto-mutilation, des personnes microcéphales. Libre à nous de les encourager à une « assemblée libre » (le genre de réunion dont Nuit Debout est un exemple contemporain). Ces personnes existent, même si notre organisation sociale tend à les rendre invisibles à nos yeux : elles ne communiquent pas ou très peu, l’interprétation qu’elles font des signaux que nous leur adressons est élémentaire, pour autant qu’elle existe.

Au retour, nous nous sommes dit que l’antipsychiatrie parlait d’autre chose, que l’on nous taquinait en nous confrontant à des cas aussi « difficiles », mais qu’il ne fallait pas se décourager pour autant .

Madame Rousseau a entretenu nos espoirs : plus active à chacune de nos « assemblées libres », plus vive à chaque fois. Nous changions le cadre et elle émergeait de la psychose ; l’antipsychiatrie s’apprêtait à enregistrer avec Madame Rousseau, une victoire décisive !

Nous sommes arrivés un jour à l’hôpital et Madame Rousseau n’était pas là : il avait fallu recourir à la camisole de force. Indignation de notre part : nous exigions de la voir ! Toujours la même sagesse dans le camp d’en face : « Vous voulez voir Madame Rousseau ? Mais bien entendu ! ». Nous avons vu Madame Rousseau. Nous lui avons parlé – je ne suis pas prêt d’oublier – et Madame Rousseau était folle à lier.

Il y avait un roc : le roc de la psychose. Merci au docteur L*** de m’avoir permis de découvrir cela par moi-même, et non de me le voir imposer comme un dogme qui m’aurait été asséné.

Tout cela pour dire que je ne suis pas entièrement naïf en cette matière et qu’un automobiliste ayant renversé treize personnes en criant « Allah Akbar » n’est pas nécessairement un « terroriste » s’il a fait 157 séjours en hôpital psychiatrique.

Je voudrais cependant attirer l’attention sur les ambiguïtés de la notion de « responsabilité » que nous utilisons sans y penser davantage bien qu’elle joue un rôle clé dans notre système juridique, alors que nous savons désormais fort bien – par la recherche scientifique – ce que valent des notions comme « volonté » ou « intention », qui sont autant de mots bien pratiques mais qui ne correspondent probablement à rien de précis dans le mécanisme du psychisme humain.

157, c’est beaucoup, mais une personne qui tue délibérément enfants, femmes et hommes en les écrasant au volant de son camion un jour de fête et qui crie « Allah Akbar », cesse-t-elle d’être « un terroriste » pour être « un fou » aussitôt qu’on apprend qu’elle aurait fait UN séjour en hôpital psychiatrique ? ou est-ce peut-être DEUX ? ou alors TROIS… ?

Il faut que nous revoyions les termes à partir desquels nous interprétons le monde, le filet que nous jetons sur lui étant aujourd’hui beaucoup trop lâche parce que trop troué. Notre notion de « responsabilité » mérite ré-examen.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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