François Leclerc écrit dans son billet le plus récent : « le ministère américain de la justice a été très critiqué pour n’avoir poursuivi aucun banquier ou institution financière depuis 2008, date officielle du démarrage de la crise financière, accréditant les soupçons de collusion ». J’analysais cette question il y a quatre ans dans un billet qui n’a – hélas, trois fois hélas – rien perdu de son actualité.
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La première hypothèse qui vient à l’esprit devant la décision du Département de la Justice américain, vendredi, de ne pas poursuivre la banque Goldman Sachs pour les faits qui lui sont reprochés dans la crise des subprimes, est bien entendu celle de la corruption au sein de ce ministère. Les faits sont en effet connus et éminemment condamnables : ventes jouant sur la confiance de produits dépréciés aux meilleurs clients de la firme, organisation par celle-ci de paris et participation active de sa part à ces paris sur des titres adossés à des prêts hypothécaires, alors que ces titres ont été manipulés pour être de la pire qualité possible.
La question qui se pose alors est celle-ci : « Est-il envisageable qu’il ne s’agisse pas ici d’un cas de corruption ? ». Et la réponse est en fait « Oui » : il existe d’autres explications possibles et le sénateur Carl Levin lui-même, qui avait dirigé la commission d’enquête sénatoriale américaine, bien que totalement écœuré, l’envisage, puisqu’il dit de la décision du ministère de la justice qu’elle est : « le produit de lois trop faibles ou d’application trop faible de ces lois ».
Évoquer une « application trop faible des lois », c’est affirmer que le ministère de la justice est complice. Alors accusation de corruption de la part de M. Levin ? Pas nécessairement : il pourrait s’agir de la simple conséquence d’un rapport de force défavorable au ministère de la justice dans un bras de fer avec Goldman Sachs. J’ai eu l’occasion de rapporter ici diverses anecdotes prouvant que le rapport de force entre firmes transnationales, et parfois simplement nationales, et États, est biaisé en faveur des premières de manière tout à fait générale.
Parler de « lois trop faibles », c’est dire que, dans les termes que j’employais plus haut : « ventes jouant sur la confiance de produits dépréciés aux meilleurs clients de la firme, organisation par celle-ci de paris et participation active de sa part à ces paris sur des titres adossés à des prêts hypothécaires, alors que ces titres ont été manipulés pour être de la pire qualité possible », ne tombent pas sous le coup de la loi américaine. Aussi inquiétant que cela soit, ce n’est pas impossible. Voyons pourquoi.
D’abord : « vente de produits financiers avariés aux meilleurs clients de la firme ». M. Milton Friedman, professeur d’économie à l’Université de Chicago pendant près de trente ans, Prix Nobel d’économie en 1976, a répandu avec succès l’opinion selon laquelle une firme travaille uniquement pour ses actionnaires : ni pour ses clients, ni pour ses employés. M. Friedman est considéré comme le second économiste le plus éminent du XXe siècle (après John Maynard Keynes), l’un de ses livres a été vendu à un million d’exemplaires. Dans cette perspective, la vente de produits avariés est justifiée si elle augmente les profits.
Ensuite : « organisation de paris truqués sur l’effondrement d’un secteur financier ». Lors de son audition devant la commission du Sénat américain présidée par Carl Levin, en avril 2010, Lloyd Blankfein, P-DG de Goldman Sachs a affirmé que l’idée que les paris financiers sont condamnables n’a pas de sens pour lui puisqu’il s’agit avec un pari d’une variété de « transfert de risque ». Je notais dans l’un de mes billets consacrés à cette audition : « Merci à Mme le sénateur McCaskill d’avoir rappelé au patron de Goldman Sachs la différence entre une assurance et un pari. Blankfein lui a répondu que pour le market maker il n’y a pas de différence, à quoi elle lui a répondu très justement que pour l’Américain moyen, le problème est probablement là ». L’erreur est bien entendu grossière puisqu’un pari crée de toute pièce un risque qui n’existait pas jusque-là. Quoi qu’il en soit, je suis certain que l’on découvrira sans peine une demi-douzaine d’économistes détenteurs des chaires d’économie parmi les plus prestigieuses pour confirmer sans broncher les propos de M. Blankfein que les paris sont des « transfert de risque » comme les autres.
Mais il y a d’autres explications possibles au blanchiment vendredi de Goldman Sachs par le Département de la Justice que l’émasculation des lois par l’autorité des économistes, et la principale est la raison d’État : les opérations de la firme Goldman Sachs sont peut-être à ce point liées au fonctionnement-même de l’État américain que toute véritable mise en cause est inenvisageable.
J’ai rapporté ici au fil des années les hypothèses de différents traders par ailleurs blogueurs ou autrement médiatiques, selon qui Goldman Sachs est le bras armé de l’État américain dans la manipulation en vue de créer un « vent d’optimisme » sur les marchés boursiers, autrement dit l’instrument du « Plunge Protection Team », l’équipe de protection contre la plongée, comme on surnomme le « Groupe de Travail sur les Marchés Financiers » constitué du Secrétaire au Trésor, du Président de la Fed, de la Présidente de la Securities and Exchange Commission (le régulateur des marchés au comptant) et du Président de la Commodity Futures Trading Commission (régulateur des marchés à terme). Il n’existe pas de preuves de telles allégations, les esprits curieux consulteront cependant régulièrement le site de la firme de collecte d’information relative aux transactions financières qu’est Nanex.
Est-ce à dire qu’il n’existe qu’une alternative : soit le ministère de la justice américain est corrompu d’une manière ou d’une autre dans cette affaire, pour raisons pécuniaire ou d’État, soit le secteur financier dans son ensemble est désormais intouchable ? Non, car comme le prouvent les actions récentes menées par les régulateurs américains contre les banques britanniques Barclays et Standard Chartered, certains établissements financiers de premier plan sont aujourd’hui sur la sellette et sérieusement mis à mal. Les Britanniques trouveront cependant saumâtre qu’il existe de ce point de vue, deux poids, deux mesures, et nul doute que les prochaines révélations compromettantes sur Goldman Sachs viendront en représailles de cette direction-là. À moins bien sûr que, comme l’affirme le trader indépendant Alessio Rastani, Goldman Sachs ne dirige véritablement le monde, auquel cas rien ne se passera. Il ne s’agit pas là d’une hypothèse que l’on puisse balayer d’un simple revers de main.
J’ai lu que son job sera de fermer le ministère de l’éducation ; et de renvoyer ces compétences aux niveaux…