J’ai consacré les livres que j’ai écrits jusqu’ici à des sujets que je connaissais en tout cas plus ou moins. En entreprenant d’écrire Qui étions-nous ?, je vais devoir m’aventurer dans des régions que je connais à peine. J’écrirai du coup des textes qui seront au départ essentiellement expérimentaux. Je compte sur le cerveau collectif que l’on trouve ici, pour me guider. Je réécrirai le texte qui suit (et ceux qui viendront à sa suite) en fonction de vos corrections.
Le mot du modérateur : Si vous en savez encore moins que Jorion sur le sujet, j’espère [fermement] pouvoir compter sur la sobriété de vos commentaires 😀 .
Les sociétés humaines se sont organisées de diverses manières, résultant toutes d’une combinaison complexe du spontané : les choses qui sont advenues sans qui quiconque ne s’en préoccupe, et du délibéré : celles qui ont exigé qu’on se réunisse autour d’une table. Une réflexion a proprement parler théorique sur les modes possibles de gouvernement a débuté en Grèce antique, quand furent examinés dans les analyses, aussi bien des formes purement hypothétiques que des cas réellement observés. En Chine pendant ce temps-là, une fois que se fut constitué, par agrégations successives, un empire dont les limites étaient essentiellement celles de formidables frontières naturelles, celui-ci s’est représenté à lui-même comme se trouvant, sur le mode de l’évidence au centre des affaires et s’est dénommé benoîtement du coup, « empire du centre », les autres peuples dont on avait connaissance occupant, de son propre point de vue, une périphérie de peu d’importance si ce n’est quand il fallut repousser, et dans le pire des cas, subir, les invasions menées par des peuples de ce monde extérieur.
Certaines formules de société ont pris, au sens où elles ont su, une fois apparues, se maintenir dans une stabilité relative au fil des siècles, sans qu’aucune pourtant de celles que nous pouvons observer autour de nous ne soit véritablement à la hauteur du défi que représente l’extinction de l’espèce, auquel nous devons faire face aujourd’hui. Chacune des plus fructueuses d’entre elles a su assurer la pérennité de regroupements de millions d’êtres humains, elles se révèlent cependant impuissantes quand il s’agit, comme la nécessité s’en impose maintenant de contenir les effets devenus mortels du comportement colonisateur de l’espèce humaine, sans envisager même de renverser la vapeur dans l’urgence pour assurer notre survie.
Le confucianisme s’avéra une doctrine susceptible de constituer un cadre couronné de succès en Chine durant deux millénaires, l’équivalent en Occident en termes de réussite du fait d’une adoption massive fut le christianisme, et c’est de celui-ci que je voudrais parler maintenant.
Si l’histoire qui constitue la trame du christianisme est celle de la vie de Jésus-Christ, chacun s’accorde à dire que son récit fondateur est celui qu’a proposé du déroulement de cette vie, Paul de Tarse, que les chrétiens appellent Saint Paul. Nous disposons de trois grands groupes de textes relatifs à la vie de Jésus-Christ : les quatre évangiles dits canoniques, les épîtres de Paul, et les Actes des apôtres constituant le cinquième livre du Nouveau testament.
Le statut exact de ces différents textes a été à l’origine de nombreuses querelles et ce n’est pas le lieu ici, dans une réflexion sur qui nous étions, en tant que genre humain, d’entrer dans ces débats. Je me contenterai de dire ce qui me semble aller de soi. Ainsi, qu’en dépit de contradictions entre eux, les évangiles sont des récits se présentant comme véridiques sur la vie de Jésus-Christ, que les épîtres sont en principe les retranscriptions de discours prononcés par Paul et que les Actes des apôtres sont un texte s’efforçant d’expliquer pourquoi il est justifié que Paul parle de Jésus-Christ avec la même autorité que les autres apôtres, alors même qu’à leur différence, il ne l’a jamais approché et ne tire sa prétention à en diffuser le message que d’une vision qu’il en eut, au cours de laquelle Jésus-Christ l’aurait investi de cette mission, voire même aurait fait de lui sa nouvelle incarnation.
Il existe un consensus que les épîtres de Paul sont antérieures à la rédaction des évangiles et qu’elles n’étaient pas inconnues des évangélistes et tout particulièrement de Luc qui semble avoir été un proche de Paul, et l’un des rédacteurs en tout cas, parmi d’autres peut-être, des Actes des apôtres.
Le rôle de Paul est déterminant dans la constitution du christianisme, il semble avoir été le théoricien responsable de la transformation de la biographie d’un prophète juif en dieu d’une nouvelle religion.
Les évangiles font le récit de la vie d’un prophète nommé Jésus annonçant la venue du messie, le messie étant la figure de celui qui rassemblera le peuple juif dans un royaume de Dieu terrestre, par opposition à un royaume de Dieu que l’on rejoindrait après la mort. Jésus affirme ensuite qu’il est lui-même ce messie. Il se rend à Jérusalem, au mont des Oliviers, où selon la prophétie de Zacharie, Dieu interviendra pour seconder le messie dans son entreprise.
Za 14:1- | Voici qu’arrive le jour de Dieu, quand sera redistribué parmi vous tout ce qui fut volé. |
Za 14:2- | Je rassemblerai toutes les nations contre Jérusalem pour un combat ; la ville sera prise, les maisons pillées, les femmes violées ; la moitié de la ville sera forcée à l’exil, mais le reste du peuple ne sera pas séparé de sa ville. |
Za 14:3- | Alors Dieu interviendra pour combattre ces nations, comme il combattit au jour de la bataille. |
Za 14:4- | En ce jour-là, ses pieds seront posés sur le mont des Oliviers qui fait face à Jérusalem à l’est. Et le mont des Oliviers se fendra par le milieu vers l’est et vers l’ouest, en une immense vallée, une moitié du mont se déplacera vers le nord, et l’autre vers le sud. |
Za 14:5- | Et vous fuirez vers la vallée des Monts car la vallée des Monts ira jusqu’à Yasol. Oui vous fuirez, comme vous avez fui lors du séisme à l’époque d’Ozias roi de Juda. Et Yahvé mon dieu viendra, et tous les saints seront avec lui. |
Za 14:6- | Et il arrivera ce jour-là que la lumière ne sera plus ni claire ni sombre mais congelée. |
Za 14:7- | Mais il s’agira d’une journée connue de Dieu, ni jour, ni nuit ; mais il se fera que dans la soirée, il fera clair. |
Za 14:8- | Il arrivera ce jour-là, que les eaux dispensatrices de vie quitteront Jérusalem, une moitié en direction de la mer disparue, l’autre moitié vers la mer d’aujourd’hui : été comme hiver. |
Za 14:9- | Alors Dieu sera roi sur toute la terre et ce jour-là, son nom ne sera plus qu’un. |
Jésus est arrêté, condamné, puis supplicié. Il est dans le plus profond désarroi : il a suivi à la lettre les directives des prophètes qui l’ont précédé et pourtant, l’intervention divine annoncée par Zacharie n’a pas eu lieu : la terre ne s’est pas fendue au mont des Oliviers. Il s’en plaint avec amertume durant son supplice : « Et vers la neuvième heure, Jésus s’écria d’une voix forte : ‘Eli, Eli, lama sabachthani ? C’est-à-dire : ‘Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné’ » (Matthieu 27 : 46).
Ce n’est pas proposer une interprétation parmi d’autres que de noter dans la biographie de Jésus selon le Nouveau Testament la combinaison de plusieurs thèmes appartenant à deux religions distinctes : les personnages du prophète et du messie de la tradition juive, et la mort du Dieu sacrificiel, ressuscité ensuite, des religions à mystère du paganisme grec. Si c’est bien de cela qu’il s’agit, l’auteur de cette synthèse inédite est incontestablement Paul de Tarse et ses épîtres constituent un événement absolument inédit, et aux conséquences formidables, dans l’histoire des religions jusqu’à son temps.
De nombreux auteurs ont noté qu’il ne s’agit toutefois pas chez Paul d’un simple montage mais d’une véritable synthèse au sens où Hegel dit de la synthèse qu’elle subsume la thèse et l’antithèse, elle les dépasse en se situant à un nouveau niveau où la contradiction s’est entièrement dissipée et où un concept neuf est né de la synthétisation. Ce que dit Paul n’entre pas dans les catégories préexistantes ni de la religion juive, ni du paganisme grec.
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