LE TEMPS QU’IL FAIT LE 8 JUILLET 2016 – Retranscription

Retranscription de Le temps qu’il fait le 8 juillet 2016. Merci à Marianne Oppitz !

Bonjour, nous sommes le vendredi 8 juillet 2016. Et le sujet pour aujourd’hui, eh bien il est évident : il est la suite du Brexit, du vote des citoyens du Royaume-Uni en faveur de quitter l’Union européenne. Personne n’était prêt pour ça : on apprend ce matin que le Trésor britannique n’avait rien prévu en cas d’un vote négatif. En fait tout ceux qui, ceux qui étaient responsables de cela, au niveau du Parti conservateur essentiellement, en Grande-Bretagne, personne n’était prêt à une réponse négative, personne ne l’envisageait. Ceux qui menaient la campagne pour la sortie, pour le Brexit, n’imaginaient pas une seconde qu’ils allaient gagner : ils n’avaient pas prévu de solutions, de choses à faire en cas de réussite. Tout ça c’était du bluff. Du bluff de la part de Monsieur Cameron, de dire : « Voilà, je vais me débarrasser une fois pour toutes des gens qui m’ennuient en disant qu’il faudrait sortir de l’Union européenne ». Et en face de lui, son opposition, c’était des gens qui voulaient faire carrière, comme Monsieur Boris Johnson, sur le fait d’avoir défendu la proposition de sortie de l’Union européenne, mais sans imaginer une seconde que cela pourrait avoir lieu. Ce qui s’est passé, vous l’avez vu : ce n’est pas le peuple écossais qui lui a voté pour rester dans l’Union européenne, mais c’est le peuple anglais qui a manifesté son mécontentement, comme on le fait maintenant dès qu’un peuple européen a la possibilité de voter, il vote contre le gouvernement parce que le gouvernement ne lui offre rien d’intéressant qu’on pourrait soutenir. Alors, cela conduit à ces alternances de différents partis, chaque parti étant rejeté une fois qu’il a terminé son mandat.

On n’avait pas prévu, je dirais, la catastrophe du point de vue économique et financier qui serait associée à ce Brexit. Il est possible qu’elle ne fasse encore que commencer. On s’inquiétait hier en particulier du fait que la moitié des fonds adossés à de l’immobilier commercial en Grande-Bretagne, au Royaume-Uni, soit gelée depuis hier. Cela représente des milliards, bien entendu, en livres sterling. Cela ne représente pas une partie qu’on pourrait considérer importante du secteur immobilier en tant que tel : cela ne représente que 5% de ce secteur, mais vous le savez, les subprimes dans l’économie américaine, cela ne représentaient pas grand-chose non plus mais c’était dans une position stratégique et, là aussi, l’immobilier commercial est en position stratégique dans le système financier.

Qu’est-ce qui se passe ? Et bien, là, il faut en parler une seconde, parce que vous savez que je suis un très grand critique de la manière dont on organise la finance. Eh bien ces fonds promettent aux gens qui y souscrivent de pouvoir retirer leur argent de manière quasi immédiate alors que ce qui se trouve derrière : la richesse qui est représentée par ces fonds, ce sont des immeubles commerciaux. Alors, il y a un î, comme on dit, c’est-à-dire que, eh bien, vous pouvez retirer votre argent le jour où vous voulez, mais pour pouvoir répondre à une demande importante de retrait, eh bien la compagnie en question, le fonds en question, est obligé de vendre des immeubles commerciaux. Alors, qu’est ce qu’on fait ? Eh bien, si on doit en vendre, on vend celui qui a la meilleure valeur commerciale, et le fonds perd de la valeur automatiquement puisqu’il vient de se débarrasser de ses fleurons, et ainsi de suite. C’est-à-dire qu’on vend à la casse dans un marché déprimé, les meilleurs produits, le fonds se déprime, etc. et l’on a une solution pour un désastre. Ces produits existaient. Il était connu de tout le monde qu’il y a là un gap quant à la liquidité. La liquidité est importante du point de vue du retrait possible. On peut entrer et sortir de ces fonds, mais ce qu’il faudrait vendre et acheter, par derrière, a une énorme inertie.

Alors, une question qu’on peut se poser, c’est pourquoi le régulateur a-t-il permis que des bombes à retardement de ce type, existent ? La question est posée, et c’est Monsieur De Larosière, je dirais, dans son ouvrage dont j’ai fait un compte rendu dans la revue Trends – Tendance récemment, et j’ai mis le papier hier sur le blog. Il explique la raison pour laquelle on fait des choses de cet ordre là et pourquoi le régulateur ne dit rien : la DÉ-RÉ-GU-LA-TION qui s’est introduite à partir des années 1970. Keynes avait dit : « la fin du laisser-faire », et on a fait revenir le laisser-faire : on a réintroduit, délibérément, délibérément, des bombes à retardement comme ce qui est en train de saboter, de faire sauter, de faire exploser le secteur financier en Grande-Bretagne. Et ce n’est pas la seule chose, bien entendu, la livre sterling a perdu, je crois, de l’ordre de 10% [P.J. : 12,9%]. Les banques anglaises ont perdu des sommes considérables, je crois qu’elles ont perdu un tiers de leur valeur [boursière] depuis le vote. L’indice de confiance du public, on l’apprend ce matin, a perdu 9 points d’un coup ; cela s’est vu une fois dans les années 90.

Voilà, le système financier et économique britannique ne peut pas résister, ne pouvait pas résister à une mesure comme celle du retrait de l’Union européenne. Or, c’est ce qui a été voté. Monsieur Cameron, Premier ministre, a donné sa démission. Et le débat se pose maintenant entre Madame Theresa May, candidate, et Madame, j’oublie son prénom [P.J. : Andrea], mais son nom de famille c’est Leadsom. Il y aura une femme Premier ministre conservatrice en Grande-Bretagne. Ce sont des personnes qui sont très contestées. Vous avez peut-être pu voir une vidéo où un politicien, Monsieur Kenneth Clarke, se trouvait devant une caméra et ne le savait pas. Il bavardait à bâtons rompus, et a décrit, de manière extrêmement réaliste, la situation dans laquelle se trouve le Parti conservateur et la politique en général en Grande-Bretagne.

À cela, vous l’avez peut-être vu, vient se combiner en Grande-Bretagne, le dépôt du rapport Chilcot. Je crois que cela faisait 7 ans qu’il était en marche. C’est un rapport qui avait été demandé par le public sur le déclenchement de la guerre d’Irak en 2003. Comme tout le monde le fait remarquer, ce qui apparait finalement dans ce rapport qui paraît 13 ans plus tard, ce n’est rien d’autre que ce qui a été dit par Monsieur Robin Cook. Robin Cook qui était ministre des affaires étrangères de Monsieur Tony Blair en 2003, et qui avait donné sa démission en expliquant pourquoi quand la décision avait été prise par la Grande-Bretagne de partir en guerre en Irak, aux côtés des forces américaines. Rien de neuf, non. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Pourquoi est-ce qu’on croit apprendre quelque chose quand on voit ce rapport Chilcot (qui est très bien fait : il y a 6.000 pages, donc c’est très complet) ? Comment se fait-il ? quand on voit dans ce rapport quelque chose qui est écrit, qui avait été dit par le ministre des affaires étrangères, à l’époque ? Eh bien, parce que la position du ministre des affaires étrangères était HÉ-RÉ-TI-QUE. Et donc, il a fallu 13 ans pour transformer ce qui était une description exacte, véridique, en quelque chose qui ne soit plus HÉ-RÉ-TI-QUE. Ça a pris 13 ans. Donc, ce n’est pas que ce qui est dit soit neuf, mais c’est qu’on reconnaisse que ce n’est pas un truc absolument farfelu. Pour moi, vous vous en doutez, c’est quelque chose d’assez familier [rires] : on me présente, comme de grandes découvertes, des choses que j’ai dites il y a pas mal d’années, mais quand moi je l’ai dit, à l’époque, c’était HÉ-RÉ-TI-QUE. Vous savez que le fonds de commerce de la psychologie, depuis pas mal d’années, c’est de découvrir, voilà, avec sonnerie de trompettes, etc., de redécouvrir péniblement en un siècle, tout ce que Monsieur Sigmund Freud avait dit. Mais, ce que Monsieur Sigmund Freud avait dit, c’était HÉ-RÉ-TI-QUE ! Et quand on le répète plus tard, dans les couloirs des universités, etc., quand il y a des prix Nobel décernés, ce n’est plus HÉ-RÉ-TI-QUE, donc c’est finalement DÉ-COU-VERT.

C’est un de mes fils qui me disait hier, il ne se souvenait plus exactement d’où venait la citation, mais « le prophète ne voit pas dans l’avenir : le prophète sait lire le présent ; alors que tout le monde autour de lui est plongé dans le passé. » Voilà, c’est comme ça que ça marche. Ça explique peut-être aussi pourquoi on m’a asséné du « prophète » avec tant de générosité [rires], dans les années 2007-2008.

Alors, cette crise en Grande-Bretagne, [mise en] accusation de Monsieur Blair, officielle, sur son entrée en guerre, c’est aussi une remise en question de toute la philosophie de Monsieur Blair : « The third way », la troisième voie. La troisième voie, c’est ce qu’on appelle aussi, en France, on appelle ça le « libéral-socialisme ». Si vous vous demandez ce que c’est, eh bien vous pouvez le voir : on trouve ça au gouvernement en France. C’est quelque chose qu’on peut observer dans la vie de tous les jours. C’est une trahison des idées socialistes, pour passer à autre chose.

On ne sait pas trop en France, je vois que c’est une chose qui n’est pas très connue : c’est d’où vient cette idée, d’où vient cette philosophie de Monsieur Blair, Tony Blair, à son époque ? Eh bien, c’est la théorie d’un certain Monsieur Anthony Giddens, un sociologue britannique que j’ai bien connu. Il est un peu plus âgé que moi, je crois qu’il a 7 ou 8 ans de plus que moi [P.J. : 8 ans]. Mais à l’époque où moi j’étais un jeune professeur à l’université de Cambridge en anthropologie, dans le département d’à côté, dans le même bâtiment, il y avait SPS : Social and Political Sciences, les Sciences Politique et Sociales, et à la tête de ça se trouvait Monsieur Anthony Giddens.

Il y avait deux de mes collègues qui fréquentaient assidument ses séminaires, moi, je n’y allais jamais : je trouvais que ce n’était pas très intéressant. Il y avait dans le même bâtiment, History and Philosophy of Sciences – Histoire et Philosophie des Sciences et ça, c’était un truc où on me voyait à tous les séminaires. Je rencontrais des gens importants, comme Monsieur Braithwaite, Monsieur Gerald Holton. C’était dirigé par Madame Mary Hesse et là, on avait chaque semaine – comme dans notre département d’anthropologie – on avait des discussions véritablement importantes sur l’histoire et la philosophie des sciences. Et pendant ce temps là, il y avait dans le département de sciences politiques et sociales, dirigé par Monsieur Giddens – qui vit toujours – on défendait en particulier ses « New Rules of Sociological Method » : les « nouvelles règles de la méthode sociologique ». En fait, ce que faisait Monsieur Giddens présentant ça comme les nouvelles règles de la pensée sociologique, c’était exactement ce que nous on faisait, nous les anthropologues.

J’ai regardé, hier soir, j’ai regardé un peu la notice de Monsieur Giddens, et on présente comme une invention à lui ces nouvelles règles de la sociologie qui étaient en fait pour nous… cela venait essentiellement de Bronislaw Malinowski, l’anthropologue polonais qui avait révolutionné l’anthropologie britannique dans les années 1920. Quand cela ne vient pas de Monsieur Malinowski, cela vient de ses élèves. Ceux-là, je les ai connus. Monsieur Malinowski est mort en 1944 [P.J. : en 1942] et moi je suis né en 1946, je n’ai donc pas eu beaucoup l’occasion de le rencontrer. Mais, j’ai fréquenté, j’ai connu certains de ses élèves les plus prestigieux. Je les ai bien connus, ils ont été mes professeurs, avec qui j’ai eu de longues conversations : Meyer Fortes, Edmund Leach, Monica Wilson, Audrey Richards, j’en oublie encore beaucoup d’autres [Lucy Mair] qu’on pourrait mentionner. Ces gens avaient constitué une manière de penser, une manière de faire de la science sociale et Monsieur Giddens recyclait ça comme étant les nouvelles règles de la pensée sociologique – pourquoi pas ? – pour les sociologues, mais enfin, ce n’était quand même pas sorti de son cerveau.

Alors, il est l’inventeur de la troisième voie du « libéral-socialisme », qu’il appelle lui-même, il appelle ça aussi un « centrisme radical ». Un « centrisme radical », bon enfin, c’est l’expression qu’il utilise. Il a introduit ces idées dans des livres dans les années 90, et en particulier un qui s’appelle « Beyond Left and Right », ou bien « Beyond Right and Left », je ne sais plus [P.J. : « Beyond Left and Right »] : au-delà de la dichotomie droite-gauche. Cela vous rappelle des choses, n’est-ce pas ? Vieux slogan de la droite ! Vieux slogan de la pensée fasciste dans les années 30 : il n’y a plus de droite et de gauche ! Monsieur Giddens est aussi un promoteur de ce qu’il appelle « the small pictures ». « The small pictures », c’est en modifiant nos actes dans la vie quotidienne – et vous avez vu ma participation à la production d’un jardin potager – que, voilà, comme il n’y a plus d’idéologie, qu’il n’y a plus de droite, plus de gauche, la manière dont on changera les choses, c’est nous, en allant tous à vélo, c’est nous en ayant tous un potager, etc. Aussi quelque chose de connu.

Ce n’est pas bien entendu lui qui a inventé tout ça. Je vous l’ai expliqué : j’ai fréquenté les Quakers aux États-Unis, ce sont les gens qui ont inventé, au 17è siècle, les notions de « frugalité volontaire », qui ont inventé le pacifisme, [la désobéissance civile], qui ont inventé cette image des « small pictures » au 17è siècle en tant que secte protestante dissidente et qui a eu un rôle tout à fait majeur, aux États-Unis, et en particulier dans la pensée d’extrême-gauche aux États-Unis. L’« American Civil Liberties Union » (A.C.L.U.), c’est une émanation des groupes Quakers, cela a joué un rôle dominant dans l’acquisition des droits civiques de la population afro-américaine. Cela continue de jouer un rôle important : c’est à peu près le seul parti, si vous voulez, d’extrême-gauche. Cela ne se présente pas comme un parti, mais enfin c’est là qu’on a un « think tank » de réflexion. Donc, tout ça vient, en réalité, de gens qui sont de véritables hérétiques, de véritables dissidents au 17è siècle, mais dont la pensée est diluée par la suite. Il faut aussi que j’ajoute évidemment qu’ils ont joué aussi un rôle important dans l’abolitionnisme de l’esclavage dans le milieu du 19è siècle.

Alors, voilà, tout ça vient ensemble et quand on attaque, comme on le fait maintenant, Monsieur Blair au point qu’il en perd ses moyens, on remet en question entièrement ce « libéral-socialisme » en Grande-Bretagne : c’est à la fois sa politique guerrière en Irak, c’est aussi une remise en question de sa pensée politique. Cette troisième voie qui nous a conduits … cette troisième voie qui est une impasse totale, qui est une voie de garage totale et dont, voilà, en France en particulier, on souffre tout spécialement en ce moment.

Voilà : un petit tableau de la Grande-Bretagne, un petit tableau du Royaume-Uni, qui se trouve dans une situation extrêmement délicate du point de vue financier et économique en ce moment. Cela ne se limite pas à la Grande-Bretagne : Monsieur Renzi a raison, en Italie, d’une certaine manière, de dire que les difficultés toutes particulières des banques italienne sont liées au Brexit et il y a d’autres effets qui sont en train de se produire : l’Union européenne, elle-même, n’est absolument pas préparée à ce vote qui a eu lieu le 27 juin, de sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne. Je l’avais signalé, je l’ai signalé quelques jours avant le Brexit, dans mon papier dans Le Monde, je dis : « Voilà, c’est un détonateur possible ». Je n’ai pas fait de liste, j’ai mentionné celui-là : « Voilà, c’est un détonateur possible, au sein d’une situation financière et économique déplorable ». Les intérêts négatifs sont le paysage dans lequel une destruction massive… voilà : il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak, au moment où il a été envahi en 2003 mais il y en a cachées un peu partout dans le système financier et économique actuel.

Alors, espérons toujours que la catastrophe prévisible n’aura pas lieu, mais voilà où nous en sommes. L’inconséquence de politiciens jouant au plus fin, jouant au billard à trois bandes, jouant au poker essentiellement sur le bluff mais sans savoir jouer au poker. Voilà ce que nous avons aujourd’hui. Sans même mentionner la nouvelle de la nuit, qui est donc le fait que la police s’est fait attaquée avec des armes à feu à Dallas. Plusieurs policiers sont morts et de nombreux policiers sont blessés. Là aussi, on aurait pu dire « Voilà une chose prévisible ! » : cela fait des années maintenant que les populations aux États-Unis protestent contre le délit de faciès et les morts suspectes ou les morts connues de gens qui se trouvent appartenir à des minorités et qui semblent constituer des citoyens de seconde zone, puisque quand il s’agit de les arrêter, on les liquide plus souvent qu’on ne les arrête.

Voilà, un panorama un peu noir ce matin, mais enfin voilà, ce n’est pas moi qui invente ça. C’est comme cela que le monde se trouve. Voilà. Allez, à bientôt.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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