Billet invité.
Nous l’avons vu, en Chine, le pouvoir reposant sur une « structure de prestige » est extrêmement vulnérable à toute forme de contestation risquant toujours de mettre en cause la nature même de ce prestige jusqu’à le saper d’un coup définitivement. Les années 80 correspondent à la mise en œuvre des réformes économiques et sociales voulues et portées par Deng Xiaoping. Ce n’est pas une mince affaire que de faire prendre un tel virage à une machine aussi lourde que la Chine. L’inexpérience en matière d’économie de marché, les tâtonnements pas toujours couronnés de succès, l’apparition de la corruption et les craintes de la population de voir mis en question ses acquis sociaux créent un climat d’incertitude et de doute quant aux avantages de la nouvelle politique. Le Parti lui-même est divisé : une vieille garde maoïste tend à freiner autant qu’elle le peut le mouvement de libéralisation de l’économie pendant qu’autour de Deng se regroupent les partisans actifs de la réforme parmi lesquels des hommes qui « montent » comme Zhao Ziyang et Li Peng.
Dès 84, les réformateurs officialisent le concept d’ »économie marchande », mais en 88, une décision du 3e Plenum du 13e Congrès ralentit l’emballement du processus et enterre l’idée d’une « réforme politique ». Le déclencheur des « événements », qui aboutiront au massacre du 4 juin, est la mort de Hu Yaobang, dirigeant démis arbitrairement de ses fonctions en 87 et réputé pour son absolue probité. La célébration en son honneur au monument des Héros du Peuple, place Tian An Men, décidée par les étudiants de Pékin le 15 avril 89, est le coup d’envoi d’un mois et demi de manifestations et occupations de lieux emblématiques à Pékin et dans de nombreuses autres grandes villes. Le pouvoir craint comme la peste les événements qu’il ne contrôle pas (qui donc menacent son « Mandat » !) et s’apprête à réagir. Dans un premier temps, le 22 avril le Parti espère jouer la conciliation en chargeant Zhao Ziyang du discours de la célébration officielle de Hu Yaobang et en y associant les étudiants en le diffusant par haut-parleurs sur la place. Mais Deng est un vieil homme qui supporte mal de se voir défié par des blancs-becs (intellos de surcroît) et on sait bien qu’il a toujours été réputé par le passé pour être « à poigne » et avoir peu de scrupules. Il va infléchir l’attitude du Comité Central et inspirer l’éditorial du Renmin Ribao (« Le quotidien du Peuple ») du 26 où la mobilisation des étudiants est qualifiée d’ « antiparti et antisocialiste ». Accusations graves au dernier degré et venues de temps qu’on croyait révolus ! Cet éditorial jette de l’huile sur le feu et a pour résultat immédiat de gonfler considérablement les effectifs du mouvement de protestation. La gigantesque manifestation du 27 ancre le mouvement étudiant dans sa position d’affrontement avec le pouvoir et lui apporte le soutien d’une bonne partie de la population pékinoise. Peu à peu les revendications étudiantes s’étoffent et se clarifient : il apparaît désormais clairement qu’elles visent à obtenir une accélération des réformes dans le domaine de l’économie et une libéralisation politique comportant une totale liberté d’expression et de la presse. Depuis peu, les intellectuels et étudiants ont accès aux écrits occidentaux et il est évident qu’ils y trouvent l’essentiel de leur inspiration (toujours le terrible ver qui peut se mettre dans le fruit et que le pouvoir redoute encore aujourd’hui !). Il n’est du reste pas totalement étranger au déclenchement de ce mouvement spontané qu’il a lieu en 89, bicentenaire de la Révolution Française dont il est beaucoup question en Chine, ne serait-ce que parce que l’armée chinoise est en pleine répétition de l’exhibition de break-dance qu’elle doit effectuer lors du défilé commémoratif de J.P. Goude.
Un événement va survenir alors qui n’a pas été d’une mince importance pour l’évolution de la situation : la visite de Gorbatchev en Chine prévue du 15 au 18 mai. Visite qui a d’autant plus de poids que c’est la première visite d’un chef d’état soviétique (encore « soviétique » pour peu de temps !) depuis le gel des relations entre Pékin et Moscou en 61 (et des incidents armés sur l’Oussouri en 69). Le père de la Glasnost reçu en terre chinoise avec les petits plats dans les grands, c’est évidemment un événement majeur à l’échelle mondiale qui entraîne, comme il se doit, l’arrivée à Pékin de nuées de reporters et journalistes. Les étudiants décident de profiter de cette « opportunité » pour passer à la vitesse supérieure : un sit-in sur la Place Tian An Men se met en place le 13 mai pendant qu’un groupe très déterminé à ne rien céder entame une grève de la faim. Zhao Ziyang tentera encore le 19 la conciliation de la dernière chance en se rendant auprès des étudiants, mais son sort est scellé : une majorité des chefs du Parti a d’ores et déjà opté pour la manière forte et il va être limogé séance tenante (on ne plaisante jamais au sommet de l’appareil). Pour qui connaît un peu les ressorts profonds de la mentalité chinoise, l’option choisie est presque inévitable : on ne peut rien imaginer de pire qu’une perte de face. Or, en ne pouvant pas recevoir Gorbatchev dans des conditions normales et lui faire visiter la Cité Interdite, c’est toute la Chine qui perd la face. Qui plus est, devant des centaines de caméras et des milliers d’appareils photo ! La blessure est telle que la répression ne peut plus être reportée. D’autant que les étudiants, émoustillés par l’importance que leur accordent unanimement les médias étrangers, ne doutent plus de leur pouvoir et poussent aux limites l’attitude de défi, par exemple en installant devant la tribune de la Porte de la Paix Céleste, lieu culte de la RPC, la Déesse « Démocratie » en plâtre, tenant haut son flambeau, réalisée par le département des Beaux Arts. La loi martiale est proclamée à Pékin le 17 mai et plusieurs corps d’armée avec camions et tanks, vont, dès cette date, encercler la ville. On peut imaginer que les journalistes présents en grand nombre sur la place (la révolte étudiante s’avère bien plus « intéressante » que Gorbatchev qui les a amenés là !) et qui ont abondamment filmé les protagonistes (à visage découvert, bien sûr !) les ont assurés que, tant qu’eux seraient là, il ne pourrait rien leur arriver… Sauf qu’au premier coup de feu le 3 juin au soir, ils ont détalé comme des lapins vers leurs hôtels et repris le premier avion en claquant des dents. La tension nerveuse chez les dirigeants, la tentation de l’héroïsme pour l’honneur chez ceux d’en face et le brouillage de la notion de patriotisme pour les soldats de la loi martiale ont fait le reste. Toute la journée du 3 juin les haut-parleurs diffusent dans tout Pékin, jusqu’au dernier « hutong », la même consigne inlassablement répétée : « Pékinois, rentrez chez vous, restez chez vous ». Mais il y avait aussi sur la place beaucoup de provinciaux montés à Pékin… Face à un pouvoir prêt à jouer son va tout dans les ruisseaux de sang, les étudiants refusent au soir du 3 de reculer devant les tanks chargés du « nettoyage » de Tian An Men. La Chine n’a jamais publié de chiffres du massacre…
Avec le recul d’une décennie, certains des leaders de tout premier plan comme Wang Dan, Wang Chaohua et Li Minqi, tous trois vivant à l’étranger et devenus chercheurs, s’exprimant en 1999 dans une interview pour la « New Left Review » sont lucides sur l’échec de leur mouvement. Même s’ils ont une vision des choses légèrement différente sur certains points, ils sont manifestement d’accord sur deux aspects des « événements de Tian An men » où ils tinrent les premiers rôles
1) Une des principales conséquences a été un renforcement du régime politique en place et, pour citer Wang Chaohua « un abandon général des questions idéalistes au profit du goût pour la consommation ». La mise sur le tapis de questions « idéalistes », comme la liberté, la démocratie et les droits de l’homme a eu un coût humain beaucoup trop élevé pour qu’on la retente de sitôt ! Et la récompense de l’absence de « vagues » après juin 89 n’a pas tardé avec le boom des biens de consommation ! La corne d’abondance en guise de bons points.
2) Les objectifs des intellectuels allaient contre les intérêts des travailleurs. Les ouvriers qui se sont ralliés au mouvement l’ont fait contre l’oppression du pouvoir et la corruption mais il n’y a pas eu d’intérêts communs qui auraient pu assurer la victoire. Comme l’exprime Li Minqi : » Je crois que l’échec du mouvement démocratique a effectivement ouvert la voie au développement du capitalisme en Chine. Pour ouvrir la Chine au capitalisme véritable, il fallait priver les travailleurs des droits sociaux et économiques étendus dont ils disposaient depuis la révolution de 1949. (…) La participation du peuple à la révolte menaçait vraiment de ruiner le projet de développement du capitalisme. Mais l’échec du mouvement a garanti que la classe ouvrière ne serait pas capable avant longtemps d’agir en tant que force collective, seule ou autrement. »
Grano-diorites cadomiennes à biotite/cordérite (n° 193 si j’ai repéré la bonne couleur sur la carte de la page 237 du…