Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Dans leur diversité évidente de langues, de cultures et de pensées, tous les Européens savent que leurs projets communs ont quelque chose à voir avec ce qu’ils nomment « sociétés », « peuples », « nations », « États », « souveraineté », « gouvernements », « lois », « droits », « obligations ». Tous ces prédicats désignent des expériences de la vie concrète historique et actuelle dans la péninsule occidentale de l’Eurasie. Toutes ces réalités font partie du contexte de vie et d’action des Européens. Pour penser, puis dire, puis faire individuellement ou collectivement, tous les Européens passent par les représentations de ce qui les individualise les uns par rapport aux autres mais qui en même temps les lie les uns aux autres au minimum dans une co-existence pacifiée.
Toutes ces notions structurent le vivre ensemble européen concret. Elles sont revenues au coeur des interprétations en cours de la signification du Brexit. Ces catégories de la politique entre Européens sont-elles juste les outils des professionnels de l’art ou sont-elles la matière à penser, à délibérer et à travailler pour tous les citoyens ? Si les Européens sont des citoyens, ils doivent voir et savoir comment ils sont effectivement souverains par les sociétés, les peuples, les nations et les États qu’ils forment à tous les degrés de leur devenir. Par contre, s’ils ne comprennent pas en quoi les décisions prises en leur nom de peuple, de nation ou d’État, sont la cause de leur bien-être ou de leur mal-être, c’est qu’ils ne sont pas vraiment souverains ou alors que la souveraineté leur a été volée.
Abstraitement interrogés sur leur sentiment d’appartenance à une construction institutionnelle sciemment dissociée de leurs représentations, les Britanniques ont majoritairement répondu qu’ils n’ont pas d’intérêt dans ce qui leur a été imposé comme un « machin » étranger à leurs mœurs politiques. Des deux côtés de la Manche, les élites politiques sont prises en porte à faux. Les peuples, les nations et les États n’ont été nommés dans les discours sur l’Europe que pour être vidés de leur substance active au profit d’institutions d’une autre nature illisibles et artificielles. Le détournement de la matière politique à des fins étrangères à l’intérêt général commun est devenu évident. La réalité n’est plus dicible ni partageable entre les peuples et leurs élites.
L’idéal est savoir exclusif d’élites hors sol, hors société et hors nationalité. La réalité est immobilisée dans des identités populaires, nationales et juridiques. Le possible et le nécessaire ne sont plus réalisables. La réalité se désagrège dans la confrontation infinie d’intérêts microscopiques. Les nationalistes réalistes qui posent la réalité des nations comme manifestation de la collectivisation nécessaire au vivre ensemble humain sont anéantis par les nationalistes idéologiques qui instrumentalisent les nations pour diviser l’humanité afin de la mieux manipuler contre elle-même.
La même escroquerie intellectuelle se déploie avec le socialisme : les socialistes libéraux instrumentalisent l’aspiration sociale pour masquer leur renoncement effectif à la réalisation efficiente des sociétés dans les biens communs non marchandisables. Les vrais socialistes qui réfléchissent et discutent de la réalisation de l’humain par la production de liens de solidarité sociale efficiente sont confinés aux extrêmes de la scène politique.
Le platonisme aujourd’hui libéral fonctionne depuis 2500 ans comme une privatisation oligarchique de la réalité soit par réduction de la matière à la forme, soit par absorption de la substance dans l’idée, soit encore par absolutisation de la norme hors de l’effet sensible concret. La réalité aristotélicienne est soustraite à la conscience de tous par le déni de l’égalité concrète des droits à voir, à savoir, à comprendre et à agir. Les oligarques interdisent l’émergence de la démocratie soit par la démagogie soit par la gnose technocratique. Les peuples, les nations et les États, par quoi le dire de tous se transforme en faire pour tous, avaient été désubstantialisés.
Le Brexit rompt le sortilège. Dans les îles britanniques, l’idéalisme oligarchique devient nettement distinct de la réalité du peuple. Le peuple souverain ne peut plus être dissout dans la confrontation idéologique de la non-souveraineté au souverainisme. L’identification idéologique libérale du souverainisme aux partis extrémistes n’opère plus. La souveraineté redevient l’expression de la réalité en acte : la réalité de l’humanité en accomplissement d’elle-même dans la pluralité de ses membres singuliers tous participants de l’altérité du genre humain en son devenir libre. Le souverainisme s’introduit dans la réalité comme élaboration politique naturelle du citoyen nié dans son humaine socialité.
Mais le Brexit nous révèle davantage. Les souverainistes idéologiques s’auto-anéantissent par la désintégration-même de l’État dans le cadre duquel ils existaient : les nations du Royaume-Uni sont sur le point de divorcer. Par contrecoup, la seule chance qui reste à l’Union Européenne de réémerger du chaos ordo-libéral est d’instaurer une coopération des souverainetés par la constitution d’un État commun. Un Etat confédéral pour acter l’unité d’action et de responsabilité des souverainetés nationales réhabilitées. Sans cet État commun de cadres et de garanties réelles partageables de la souveraineté, les États nationaux seront complètement désactivés par la toute puissante férocité nihiliste de la concurrence libre et non faussée des intérêts oligarchiques.
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