Billet invité.
A première vue, rien ne semble relier le Brexit britannique aux récentes élections en Italie et en Espagne, la crise sans précédent du Labour britannique à la « cosmogonie » américaine de Bernie Sanders. Les grands événements de cet été 2016 semblent n’obéir à aucune logique et n’être explicables que comme une manifestation de plus de ce que d’habitude est appelé… « la crise » de notre temps ! En d’autres termes : confusion totale et évidemment, angoisse et terreur devant l’inconnu…
Et pourtant, tous ces événements plus ou moins cataclysmiques des dernières semaines obéissent a une « logique interne ». Ils ont un dénominateur commun qui leur donne un sens et les rend compréhensibles. Et ce dénominateur commun, si inavouable qu’il soit par les medias et les divers « experts », est que la majorité des populations intéressées, la gauche, les mouvements ouvriers, et « ceux d’en bas » sont partout en crise profonde parce qu’ils sont contraints de répondre à des dilemmes qui ne sont pas les leurs. Qui n’ont rien à faire avec leurs problèmes à eux. Qui sont artificiels et préfabriqués par leurs bourreaux afin de rendre la crise de « ceux d’en bas » encore plus profonde. En d’autres termes, parce que depuis un certain temps, les très peu nombreux, « ceux d’en haut », contraignent la multitude de « ceux d’en bas » de jouer à l’extérieur, sur le terrain de leur ennemi de classe, avec comme conséquence de partir perdants d’avance. Et cela indépendamment du résultat sorti des urnes du referendum ou de la confrontation électorale à laquelle ils participent !…
Une parfaite illustration de cette situation lamentable est offerte par le désormais célèbre Brexit. Ce n’est pas que le dilemme « dans ou en-dehors de l’UE » ne concerne pas directement aucun de grands problèmes de la vie quotidienne de la grande majorité de citoyens britanniques. Ce n’est même pas qu’il a divisé et scindé en deux le mouvement ouvrier britannique, la gauche de toute sensibilité et « ceux d’en bas » de Grande-Bretagne avant même l’ouverture des urnes. C’est surtout que ce faux dilemme les a divisés encore plus au lendemain du referendum, plongeant dans une terrible crise non pas le Parti conservateur qui a inventé et organisé le referendum mais le Parti travailliste lui-même, offrant même à son aile droite (néolibérale et blairiste) l’occasion pour fomenter un vrai coup d’état contre son leader Jeremy Corbyn jugé trop radical et de gauche ! Et ce qui est pire c’est que tout ça arrive pendant que le pays est balayé par une vague sans précédent d’agressions racistes contre des immigrés polonais, qui fait suite à la victoire d’un Brexit particulièrement xénophobe, nationaliste et d’extrême-droite.
Evidemment, rien de tout ça en Italie pour la simple raison qu’en Italie, la gauche parlementaire ne peut pas être divisée car en voie de disparition depuis belle lurette. Cependant, même ici les récentes élections communales et leurs résultats se prêtent à tirer des leçons analogues. En effet, es politiques autoritaires et néolibérales du gouvernement Renzi ont été condamnées massivement par les citoyens. Mais ces mêmes citoyens ne pouvaient choisir qu’entre la Lega raciste – ou plutôt pogromiste – de Matteo Salvini et le plus modérément xénophobe Mouvement des Cinq Etoiles de Beppe Grillo, pour exprimer leur condamnation.
En optant finalement pour le Mouvement des Cinq Etoiles et ses candidates aux mairies de Rome et de Turin, les citoyens italiens ont porté un coup particuliérement rude et douloureux à M. Renzi et ses politiques anti-populaires, mais n’ont pas pu mettre en avant une perspective bien à eux qui tienne compte de leurs propres priorités, qui sont d’ailleurs pareilles partout en Europe : lutte contre l’austérité, le chômage, la pauvreté, la précarité et le racisme. En d’autres termes, ils sont restés prisonniers des faux dilemmes dont ils sont perdants d’avance indépendamment de la réponse qu’ils y donnent. En somme, ils sont contraints de choisir entre Scylla et Charybde…
Naturellement, la situation est bien différente en Espagne où la gauche a été représentée aux dernières elections parlementaires par son fleuron européen : la coalition Unidos Podemos du tandem Iglesias-Garzon. En conséquence, on pourrait dire qu’en Espagne, les citoyens de gauche n’ont pas été orphelins et n’avaient pas à choisir entre Scylla et Charybde. Cependant, un coup d’œil plus attentif à l’échec électoral de Unidos Podemos – qui se traduit par la perte d’un million cent mille voix (!) entre décembre 2015 et juin 2016 – révèle une tout autre réalité.
En effet, étant donné que l’échec de Unidos Podemos est – de l’aveu commun – l’échec de Podemos et de sa direction, les raisons de la défaite doivent être recherchées dans les choix faits bien avant les dernières élections. Et la conclusion est sans appel : les zigzags continus de la direction de Pablo Iglesias combinés à la confusion produite – à juste titre – par les serments d’allégeance occasionnels à la social-démocratie ou même au très démagogique « ni droite ni gauche », ont eu des conséquences catastrophiques : d’un coté, ils ont conduit à ce que Podemos n’exploite pas l’occasion historique qui s’est présentée à lui il y a environ deux ans pour porter le coup final au bipartisme (néolibéral) espagnol. D’autre part, ils ont privé Podemos de sa grande crédibilité offerte par sa radicalité initiale, laquelle a été progressivement remplacée dans la conscience de millions de citoyens par l’image d’un Podemos plus ou moins « patriotique » qui ne diffère pas trop des partis traditionnels puisqu’il revendique lui-aussi le fameux espace au « centre » afin d’exercer la « politique nationale » mieux que ses gestionnaires traditionnels…
Le résultat de toutes ces acrobaties naïves est plutôt lamentable et porte un coup bien rude à toute la gauche européenne. Pourtant, il ne constitue pas une surprise. Le fait que les citoyens européens soient piégés dans des dilemmes distants d’années lumière de leurs vrais problèmes, conduit à coup sûr à une désorientation ultérieure et une désorganisation du peuple de gauche et nous rapproche des pires cauchemars de l’Europe de l’entre-deux-guerres ! Il est donc urgent que des dizaines et des centaines de millions de citoyens européens jouent de nouveau sur leur propre terrain de classe, mettant en avant leurs propres revendications, propositions et perspectives, les seules qui puissent inspirer et redonner confiance à la multitude des opprimés qui cherchent désespérément un débouché politique à leurs luttes et à leurs résistances…
Tout ça est évidemment facile à dire mais bien plus difficile à traduire en actes, surtout dans une période comme l’actuelle de désorientation et de démobilisation du mouvement ouvrier et de la gauche européenne. Alors, pour qu’on puisse commencer à reprendre courage et passer à l’offensive, le tout premier devoir serait de regrouper le peu des forces désormais disponibles. Et cela parce que c’est aujourd’hui plus que jamais que ces forces doivent se rencontrer, se mettre en réseau et collaborer entre elles ! Autour d’un programme et d’une vision de l’avenir, mais aussi d’un point de référence commun qui pourra inspirer par son exemple. Et ce point de référence ne peut être autre que le mouvement gigantesque en train de se développer aux États-Unis en soutien à la campagne de Bernie Sanders. (1) Tant parce qu’il n’y en a aucun autre qui puisse le remplacer, que parce que ce mouvement nord-américain réunit toutes ces caractéristiques qui manquent aujourd’hui désespérément au mouvement européen : caractère massivif sans précédent, radicalité, optimisme, agressivité, et énormément d’énergie et d’enthousiasme juvéniles.
La leçon à tirer crève les yeux : au moment où nous assistons à une accélération extraordinaire de l’histoire marquée par le fait que « ceux d’en bas » et leurs organisations (partis, syndicats, mouvements, …) sont de plus en plus contraints à la défensive ou plutôt sont le dos au mur, c’est de la folie et du pur suicide qu’essayer de survivre en luttant séparément et de plus, sur le terrain de l’adversaire. Par les temps qui courent de tous les dangers, l’internationalisme en actes n’est plus un simple devoir : c’est la condition sine qua non de notre salut commun…
Vœux pieux qui ne tiennent pas compte des réalités ? Pas tant que ça si on en juge de la toute récente prise de position du leader du Parti travailliste britannique – et grand admirateur du mouvement de masse créé aux États-Unis en soutien à la campagne de Bernie Sanders – Jeremy Corbyn, en faveur de la nécessite absolue de la jonction des mouvements européens et nord-américains : “Je veux voir le mouvement contre l’austérité, le mouvement politique radical en Europe qui se bat pour un autre continent et contre l’austérité se lier et faire la jonction avec ceux de l’autre cÔté de l’Atlantique qui font exactement la même chose » ! (2)
Et sans doute, le plus tôt sera le mieux car le temps presse comme jamais auparavant…
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Notes
- Voir aussi : Quand la campagne de Bernie Sanders crée un nouveau monde social et politique nord-américain !
- Voir la vidéo de l’interview de Jeremy Corbyn par Democracy Now.
@Pascal (suite) Mon intérêt pour la renormalisation est venu de la lecture d’un début d’article d’Alain Connes*, où le « moi »…