Billet invité. Ouvert aux commentaires. P. J. : Lorsque Vincent Rey m’a soumis tout à l’heure ce texte, j’ai eu envie de le publier, mais en même temps, je formulais mentalement des réserves à son encontre. Du coup, je l’ai montré à certains contributeurs habituels du blog, dont vous lirez les remarques à la suite. Et je vous invite bien sûr à participer vous-même au débat.
A l’heure où un terrible attentat ensanglante la Turquie, on peut se demander s’il n’y a pas une parenté entre le terrorisme armé et ces votes « contre l’establishment », qui se multiplient en Europe. Est-il si absurde, ce parallèle entre le meurtre sauvage, et l’action de déposer un bulletin dans l’urne pour le Brexit ?
L’absence de différence de méthode entre l’assassinat de Jo Cox, et ceux par exemple de Khaled Kelkal, doit nous inviter à réfléchir. Les auteurs de ces meurtres ont presque toujours le point commun d’être soit des repentis du crime, soit des gens issus d’une grande précarité économique*, qui trouvent ainsi un moyen d’exister. Et qu’ils crient « Halah khacbar », ou « Britain first » en perpétrant leur crime, ne fait pas grande différence.
Le schéma mental du vote extrême est d’ordre similaire : lorsque des pans entiers de la population sont laissés pour compte, abandonnés à un sort économique tel qu’il leur nie toute existence sociale, on ne peut pas s’étonner que des pans entiers de l’électorat se détournent des voies traditionnelles de la politique, pour s’orienter vers des aventures collectives plus « exotiques ». En somme, l’électeur européen se dit de plus en plus fréquemment : « Puisque la société se moque de ma mort sociale ou économique depuis des décennies, je vais par mon vote montrer que je me moque à mon tour du déclin de la société », et l’œil larmoyant de Richard Branson, évoquant la non-création de 3000 emplois et la perte d’un tiers de la valeur du capital de ses sociétés, n’émouvra pas davantage l’électeur engagé pour le « Leave », s’il se sait peu « employable ». Il se dira plutôt « Mais qu’est ce que j’en ai à f…, moi, des profits et des emplois de Richard Branson ? ». Si l’on ne peut adhérer aux idées racistes ou antisémites que véhiculent ces partis, comment blâmer cet égoïsme, lorsqu’il règne dans toute la société ?
Les appels de M. Valls à faire preuve de résilience face au terrorisme, tout comme ses propos antérieurs – qu’il a tempérés depuis – estimant qu’il n’était pas nécessaire de comprendre le terrorisme, sont à ce titre, totalement « hors sol ». Comment ? Il faudrait accepter que de temps à autre, un peu comme dans le film « Brazil », une explosion dévaste un restaurant ou une gare à côté de chez soi, et accepter de continuer son chemin, comme si de rien n’était ? Invoquons plutôt l’urgence d’avoir un avis contraire : PLUS QUE JAMAIS, il est nécessaire de comprendre, à la fois ce qui mène au terrorisme, et ce qui dirige, en ce moment même, des pans entier de l’opinion publique vers ces partis extrémistes, souvent xénophobes et antisémites, et même en Allemagne, un pays pourtant marqué au fer rouge par ses errances idéologiques du passé, où l’on nous dit pourtant que le chômage a disparu ! Car si l’on ne doit rien espérer des règles du marché, ni du politique, pour réduire des inégalités sociales de plus en plus criantes dans la plupart des pays développés, il y a fort à parier que de plus en plus de gens, en perdant l’espoir de leur « devenir » social, emprunteront, quelquefois par conviction religieuse, écologique, ou autre, mais le plus souvent par dépit, des attitudes individuelles ou collectives pouvant conduire à de très graves destructions.
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* ou qui s’estiment pauvres, par le décalage qu’il y a, entre les aspirations qu’on a suscité chez eux , et la réalité de leur vie, ce qui revient au même. Le Crash de l’airbus de la German Wings, précipité contre une montage par son pilote, s’apparente aussi à un acte terroriste, dans son schéma mental, qui semble révéler le même type de dépit : « puisque je ne serai pas pilote à la prestigieuse compagnie Lufthansa, mais seulement sur la compagnie Low Cost German Wings, j’en ai plus rien à f… « .
Observations :
Roberto Boulant
29 juin 2016 at 11:38
Je suis tout à fait d’accord avec Vincent Rey : les gens qui ont voté pour le Brexit sont au mieux des imbéciles, au pire des terroristes en puissance.
Il est tentant d’apparenter ce genre de discours qui nie qu’un vote contre TINA, l’UE ou les ‘partis de gouvernement’ puisse être un acte rationnel, à du révisionnisme.
Sans préjuger de la sincérité de l’auteur, ses propos s’inscrivent dans la droite ligne de ceux qui pensent qu’il est impensable de donner voix au chapitre aux peuples-enfants.
En un mot comme en cent, j’y vois la main de ceux qui essayent de préparer les opinions à la dictature qui vient. Celle qui ne s’embarrassera plus des oripeaux démocratiques de la représentativité, et qui gouvernera au nom des lois divines de la RF.
Zébu > Roberto Boulant
29 juin 2016 at 12:15
Je ne crois pas, Roberto, que l’auteur veuille dire cela. Il dit seulement qu’à la violence, économique, sociale, symbolique, que les pauvres reçoivent, ceux-ci renvoient une autre violence, celle politique, la seule légitime qu’il leur reste, d’un vote de violence pour le système qui les dénie et les violente.
De là ensuite à passer à la violence physique, puis, autre stade, au terrorisme (acte de violence politique), il y a un pas que je ne franchirais pas. Personnellement, je pense surtout, comme l’auteur d’ailleurs, que ceux qui ne voient pas un quelconque bout de tunnel, exprime un « j’en ai rien à foutre ! », mais version individuelle (et parfois nombrilistique) plutôt que politique.
Sauf qu’à force, en s’agrégeant et en s’exprimant sous la forme d’un vote la plupart du temps d’extrême droite, cela finit par former une réponse politique au système.
Le risque si j’ai bien compris l’auteur, néanmoins, est que ce type de réponse soit considérée effectivement par le système comme irrationnelle et surtout comme une volonté, politique, de répandre la terreur (déstabilisation, effondrement, …) dans le système, et finisse par être traitée comme telle : comme du terrorisme.
Je n’y crois pas, au sens que cela impliquerait une ‘main’ comme tu l’écris Roberto, une main qui n’existe pas (unité, conscience, volonté). Je crois plus à un système qui ne comprend même pas ces retours de violence qui lui sont faites, qui constate, rationnellement, l’augmentation des inégalités, mais qui est incapable de faire le lien de causalité entre ses actions et les effets observés.
Certes, les peuples sont mécontents, certes les pauvres prospèrent en nombre quand les riches prospèrent en richesses, mais il ne s’agirait là que d’une mauvaise adaptation du système qu’il s’agirait de résoudre : d’où les réponses observées actuellement par nos gouvernants européens …
Roberto Boulant > Zébu
29 juin 2016 at 13:30
Le problème à mes yeux se trouve dans la ligne directrice de ce texte, celle qui dès la première phrase tente le parallèle absurde entre l’acte criminel d’un déséquilibré et le vote pour le Brexit. Intellectuellement ce genre d’amalgame qui consiste à prendre un acte extrême et isolé pour en tirer une règle générale applicable à des millions de votants, ne tient absolument pas la route. Que des ultras nationalistes tarés aient voté en majorité pour le Brexit, cela ne fait aucun doute, mais il faut prendre alors en miroir le vote des tarés qui dirigent le plus grand havre fiscal du monde, la City, afin de décrédibiliser le vote en faveur de l’UE.
Une voie sans issue qui mène tout droit au chaos, celui où chaque camp nie la légitimité de celui d’en face.
Quant à l’existence d’intérêts privés ultra-puissants capables d’influencer à leur seul profit les politiques économiques, sociales et fiscales des états, qui pour le nier encore ? Que cette main soit stupide et aveugle, cela ne fait aucun doute, mais cela ne remet pas en cause son existence.
Pierre-Yves Dambrine > Roberto Boulant
29 juin 2016 at 13:26
Je pense aussi que l’auteur se trompe de combat. L’auteur de ce texte se fait une curieuse conception de la démocratie, établissant une ligne de partage entre ce que seraient des votes « normaux » et des votes contre l’établissement allant jusqu’à suggérer que les votants du Brexit se comportent comme des terroristes en puissance.
Cette conception selon laquelle il y aurait un vote normal versus anti établissement, est tout à fait contraire à l’esprit des institutions démocratiques. Si l’on a inventé la démocratie c’est précisément pour donner à tous, sans exception, une égale voix, quelques soient les intentions, les motivations des électeurs. Il ne peut donc pas y avoir de bons et de mauvais électeurs, il y seulement une démocratie imparfaite, mais qui a le mérite d’exister en tant qu’elle manifeste, mesure un certain état de l’opinion là où son absence serait la violence du fait accompli et silencieux.
C’est le lot commun des élections que beaucoup d’électeurs s’expriment plus contre quelque chose que pour un projet. Le vote contre l’établissement ce n’est donc pas quelque chose qui devrait s’analyser comme une exception.
M’est d’avis que l’auteur exprime surtout sa colère et son propre désappointement face à un vote qui apparaît comme un chamboulement. Mais ce n’est pas en niant niant les cris que suscitent les craquements du système, parce que ce système fait mal, qu’il faut faire taire ceux qui crient pour accomplir le changement nécessaire. A quoi serviraient les élections si elle ne remettaient rien en cause ?
Timiota
29 juin 2016 at 13:45
Sur l’émergence de ce que font les « paumés » comme gestes désespérés, Stiegler a un discours assez construit (p.ex. sur Richard Durn), qui évite la comparaison terme à terme. Il distingue les désaffection individuelles et les effets collectifs, pour faire une longue histoire courte…
Paul Jorion
29 juin 2016 at 16:22
Est-ce que je le publierais, avec vos commentaires à la suite (signé de votre pseudo si c’est ainsi que vous apparaissez sur le blog) ?
Roberto Boulant > Paul Jorion
29 juin 2016 at 16:40
Je pense que ça serait plutôt une bonne chose, tant j’ai l’impression subjective que les médias mainstream insistent sur les regrets de ceux qui ont voté pour le Leave, et sur les sept plaies d’Égypte qui vont maintenant s’abattre sur le Royaume-Uni.
Une manière de respecter l’intelligence des lecteurs du blog en leur soumettant les différents arguments, tout en faisant remarquer aux plus distraits d’entre eux que la petite musique de ce billet est reprise allegro vivace par bon nombre.
Zébu > Paul Jorion
29 juin 2016 at 18:02
Le texte n’est pas très clair sur les intentions de l’auteur : fait-il le lien entre rejet du système et terrorisme ? Ou au contraire parle-t-il de la possible tentation du système à criminaliser ce rejet, démocratique ? Ou tout ça en même temps ?
Timiota > Paul Jorion
29 juin 2016 at 18:27
Oui, ce serait logique et montrerait un peu comment fonctionne une « décence intellectuelle » (qu’on aimerait « common ») .
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