Billet invité.
En mémoire d’Alain Richert
Nous savons que nous allons mourir, au moins en théorie, – ceux qui l’ont senti venir, sans doute davantage -, et que c’est la fin de la douleur physique. Mais nous ignorons si l’humanité s’éteindra bientôt comme le dodo, cet oiseau qu’on disait stupide car incapable de voler, il se laissait prendre, plumer, rôtir, sur les plages de l’Ile Maurice, par les navigateurs. Un oiseau d’1m de haut, éteint dès 1700, peut être avant. Eteint depuis 160 ans donc, quand Lewis Carroll le présente à Alice au pays des merveilles en 1862, d’après une peinture vue au musée d’Oxford. D’où l’expression proverbiale en anglais, as dead as a dodo : mort et plus que mort, éteint.
Une des incertitudes réside dans les effets de seuil, partout chez les êtres vivants. C’est l’histoire classique du Lac du Grand Elan dans la chaîne des Adirondack. Les fumées acides de la combustion de fuel (diesel) et de lignite (charbon soufré) qui soufflaient de la plaine, ont diminué en 1929, pendant la crise, et repris en 1950. L’acidité de l’eau du lac augmente alors d’un coup (le PH descend sur le croquis) et le poisson se meurt. On a passé un point de non retour. Pourquoi ? Comment ? Nul ne le sait.
De nos jours dans le lac, croisent quelques truites de belle taille, selon l’office du tourisme, la pollution de l’air ayant cessé (fuel désulfurés). L’eau se neutralise un peu, répond le labo qui la surveille, peut-être mais ce n’est pas certain, par érosion des roches de la rive, et le lac reste fragile à l’acidité. Les lecteurs de science connaissent ce langage : « ceci suggère que » est une affirmation osée en la matière, nous savons très très peu. Et cela vaut dans les deux sens : nous ne savons pas tous les facteurs qui nous projettent dans le mur, pas mieux que ceux qui minent le dit mur et permettent de le contourner.
Comment tout peut s’effondrer, écrivent Pablo Servigne et Raphaël Stevens (S & S) aux éditions du Seuil). Comment tout s’est un peu effondré, par pans entiers, est la réalité que nous vivons.
Certains signes que S & S indiquent comme annonciateurs du collapsus, sont en fait dépassés, intégrés, subvertis, si bien que l’accélération prend figure de boucle de ralentissement.
Ainsi de la mode, sujet futile, voire.
Pour S & S, « les modes vestimentaires, modèles de voiture et styles de musique se succèdent à une vitesse croissante », mais de quels temps nous parlent-ils ? Une femme peut se couvrir le cou comme les suffragettes de 1900, qui estimaient valoir autant que les messieurs en cravate, et exigeaient le droit de vote. La même peut aussi bien aller pieds nus en minijupe, selon l’inspiration du moment.
La mode ne change plus, a compris en 2015 Le Monde (que nous remercions pour cet encart). Dès 1965, dans le roman Les Choses, les héros de Georges Pérec allaient aux puces chercher de vieux pulls de tennis blancs, à torsades, très chic. Aux puces, dans les années 70, on trouvait des tenues de soirée dignes d’Hollywood et des robes de mandarins chinois, toutes rebrodées, à 100 F (15 €), valant près de 2600 € de nos jours. C’est un peu rapide d’employer le mot contre culture pour ces usages, si répandus que l’industrie du design a inventé « rétro » et « vintage » (millésime) pour désigner cette concurrence, selon le vieux principe : si vous ne pouvez pas l’empêcher, feignez d’en être ou mieux, de l’avoir lancé.
Si je porte une chemise Lacoste d’occasion, achetée 1 $ à l’Armée du Salut de San Francisco en 1986, et n’en ai pas ôté le crocodile (malgré la tentation); si je fais faire une nouvelle doublure à ma veste à 5 F, du marché d’Aligre, par une couturière/fée, même pas très chère, c’est que j’aime ces vêtements. J’en suis d’autant plus fière que je ne les ai pas connus neufs. C’était de la bonne qualité, c’est ça le jeu. Pas du nylon noir de tchador à suer au soleil, à s’énerver par décharges électriques (ions positifs), ou à flamber devant le fourneau. Pas du coton OGM insecticide, qui cause de l’asthme et des dermatoses, chez les ouvrier(e)s des filatures en Inde et aux Philippines, sans parler de liberté au travail. Le vêtement existe, le mal est fait, mais on peut le circonscrire : il faut recycler.
Quant aux modèles de voitures, ils changent certes, mais les jeunes ne veulent plus du permis. Et les styles de musiques se succèdent ou plutôt se rencontrent… enfin ! On a connu des temps plus sectaires où le folk crachait sur le rock, et le jazz ou le classique, chacun, sur tout le reste. Le directeur de France Musique, Louis Dandrel fut éjecté en 77 pour avoir osé le mélange. Ce type d’effondrement ne laisse aucun regret.
De même, paradoxalement, S & S montrent une étrange confiance dans l’agriculture industrielle dont ils déplorent la fin. Or selon la FAO, autrement dit l’ONU, les petits paysans fournissent 75% de l’alimentation humaine Avec un productivité incroyable, ajoute l’organisation Grain, et sur 25 % des terres seulement. Ajoutons que ceux ci, organisés dans Via Campesina, forment le plus grand mouvement social du monde, ce qu’ils semblent ignorer. Plus de détails dans le Manifeste pour un XXI ème siècle paysan, de Sylvia Perez Vittoria (Actes sud), une lecture revigorante s’il en est.
La pénurie d’engrais phosphatés nous menace, disent S & S. Parlons-en, c’est une plaie. Peu de regrets de ce côté là non plus. Les gisements sédimentaires de phosphate, causes de guerres sans fin au Sahara, sont si chargés en radioactivité que les puits de Jordanie sont contaminés par leur poussière, avec un bon taux de cancer aux alentours. Ces phosphates en outre contiennent du cadmium, un métal très toxique, sans intérêt aucun, qui passe dans la fumée des cigarettes de tabac industriel, comme les radio-éléments, directement dans les poumons. Dans la nourriture aussi, direz vous. Mais les poumons n’ont pas de système de désintoxication, au contraire des intestins, où l’évacuation du cadmium peut être aidée par certains végétaux. Si bien que des mauvais esprits accusent les phosphates, et l’agriculture industrielle, du cancer du poumon. Et ce n’est pas fini. Il y a la question des sols.
Justus von Liebig passe pour celui qui aurait réduit en cendre les plantes, trouvant trois composants seulement (au 19ème siècle) : azote, phosphore, potasse. NPK, la sainte trinité des engrais solubles dans l’eau que l’on donne aux cultures pour les faire pousser rapido. Non seulement ça les assoiffe comme je l’ai expliqué ici, et les déséquilibre, mais les sels chimiques du type des phosphates stérilisent les sols, tuant les champignons indispensables aux végétaux pour absorber le phosphore justement.
Les phosphates font partie de l’armature de la double hélice d’ADN. On en trouve absolument dans tout être vivant. Encore faut-il rendre au sol ce qu’on lui a pris. Et là, encore, nos amis S & S s’illusionnent, et une fois de plus, sur le confort du passé.
Après la grande peste du XIVème siècle aventurent-ils, les survivants pouvaient « s’appuyer sur des systèmes non pollués et diversifiées, de nouvelles terres arables potentielles, des forêts en relative abondance et un climat stable ». Passons sur les pollutions organiques, ou par les métaux, du tannage, etc. qui ne datent pas d’hier. C’est précisément parce qu’il n’y avait plus de forêt à abattre, hormis les parcs de chasse de l’aristocratie, lorsque les grands défrichements sont accomplis, à la fin du XIIIème siècle, que le climat change et devient violent. Alors se lèvent les tempêtes qui ne rencontrent plus de frein, entre le relief et l’océan. Au même moment, les sols sont épuisés.
La peste de 1346 tombait sur une population affamée, selon Claude Bourguignon, auteur de l’indispensable Le sol, la terre, les champs (ed. Sang de la Terre). Auparavant, sur les terres novales, gagnées sur les bois abattus, le rendement en blé, la première année, atteignait 35 quintaux l’hectare, ce qui reste honorable de nos jours. Un tiers de la population a survécu. C’est seulement avec l’élevage bovin, à la Renaissance, qu’on reconstruit une fertilité.
Que ce fut plus facile qu’aujourd’hui, je ne le parierais pas. La règle c’est que nous n’avons pas la règle du jeu.
Sur la finance, n’ayant rien à dire, je me laisserai convaincre pas S & S facilement. Mais sur le sort qui nous attend, à titre d’antidote et de relaxation, pour bercer notre perplexité, je dois citer ici le beau livre d’Alain Richert. L’envers de l’endroit, éloge de l’incertitude, éditions Sens et Tonka. L’endroit c’est celui qu’on cultive, visite et observe surtout.
L’auteur qui vient de disparaître, fut un paysagiste rare, féru de mycologie, d’entomologie, d’ornithologie, de physique et de théorie de l’évolution. Les jardins qu’il a créés ont la vertu de l’autonomie (ne jamais arroser d’arbres sauf à la plantation) et d’intégrer la flore sauvage du lieu. Il a planté un labyrinthe aux essences choisies pour attirer des oiseaux chanteurs et, avec Catherine Willis, composé un jardin parfumé et sonore, dans une école pour non voyants.
Le livre est à la fois, une histoire de l’art des jardins, une histoire du regard, un manuel de jardinage plein d’humour et une source d’inspiration. Deux extraits :
« des milliards d’hommes ont planté des dizaines de milliards de plantes, avec des outils à peu près semblables. Un des seuls rituels qui nous restent, et pas moyen de tricher, sous peine de mort, les plantes d’abord, nous juste après. »
Mais attention, « croire que les plantes font des jardins c’est s’imaginer que des poissons rouges dessinent des aquariums ».
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