Billet invité.
Nous n’avons pas ici l’intention d’entrer dans le détail quant au fonctionnement de l’écriture chinoise, mais nous nous bornerons à dégager autant que possible les spécificités qui font sa force et lui confèrent son pouvoir « coagulant ».
Chaque unité d’écriture (que nous appelons « idéogramme » ou « caractère » ou encore « sinogramme ») correspond oralement à une syllabe et sémantiquement à un sens ou, le plus souvent, à une irisation de sens multiples se diffusant de proche en proche à partir du sens premier. A l’exception de quelques rares caractères qui sont « vides » ou n’ont qu’une fonction modale, tous les idéogrammes sont à entrées multiples et diaprés d’une auréole de sens extrêmement riche, mais n’ont ni caractéristique de type « grammatical » (pas de substantif, verbe, adjectif, adverbe…), ni féminin/masculin ou singulier/pluriel.
Ecrire revient à ordonner l’agencement des caractères selon une logique de position car c’est leur place, la manière dont ils s’insèrent dans un contexte et le rapport qu’ils instaurent avec leurs voisins qui permettent d’en définir le sens et la portée. On voit bien qu’ici encore il s’agit au premier chef d’une affaire de « relation », puisque les mots ne prennent sens que les uns par rapport aux autres : seule la relation qu’il entretient avec d’autres dans un énoncé peut faire sortir un terme du flou ondoyant où il baigne. Une phrase ne peut être comprise que si l’on dispose d’une vision globale de sa totalité et des liens qui tissent les mots entre eux. La complexité de ces rapports est parfois si subtile qu’il peut arriver (surtout à un étranger) d’identifier tous les caractères d’une phrase et de ne pas parvenir à en décoder le sens. A l’arrière plan de la langue, se cachent beaucoup de références qui sont autant d’énigmes pour qui ne les maîtrise pas. Un exemple (un peu extrême, on en convient, mais significatif) : comment, si l’on n’a encore jamais rencontré le mot, peut-on deviner que le binôme « pousser-frapper » (« tui qiao ») signifie « dilemme, choix difficile » par allusion à l’hésitation du poète Jia Dao (799-843) qui ne parvenait pas à se décider entre « tui » et « qiao » dans l’un de ses vers où un moine parvenait devant une porte ! On voit par là que la langue écrite reste fortement marquée par la connivence entre lettrés qui partagent la même culture et les mêmes références.
Autre type de difficulté pour les novices : la langue chinoise classique (celle des lettrés) est extrêmement concise, synthétique et économe de ses effets, donc obscure dans la mesure où elle n’indique que rarement un lien logique qui serait une aide à la compréhension. Elle prend, il est vrai, en guise de compensation, assez spontanément la forme de maximes, proverbes, expressions toutes faites qui, constituant un fonds commun connu par cœur et disponible en toutes circonstances, en facilitent l’apprentissage en stimulant la mémorisation. Nous n’en citerons qu’un exemple : le toujours en usage auprès de tous les enfants chinois « Classique en trois caractères » : un compendium des pensées de Mencius résumées en petites phrases de trois caractères, à mi-chemin entre les comptines et le catéchisme. Ce sont ces préceptes omniprésents et inlassablement répétés qui forment depuis plus de deux millénaires le socle de la morale et des règles de conduite dans la totalité de l’univers chinois. Et c’est ce modèle invariable de sentences à apprendre par cœur qu’on retrouve dans les « tout en un » de poche diffusés par certains empereurs (le féroce premier des Ming par exemple) pour l’édification de leurs sujets et dont le « Petit Livre Rouge » n’est que le dernier avatar en date !
Si la langue a un si grand pouvoir unificateur, c’est aussi parce qu’en raison de ses origines largement pictographiques, elle donne souvent à voir, vraiment VOIR, au sens propre, sa conception du monde. Tout Chinois qui lit a, pour beaucoup des termes qu’il rencontre, sous les yeux la façon commune à tous de se représenter la chose ou l’idée. L’exemple le plus simple, c’est le caractère « milieu »(« zhong ») qui définit le nom même de la Chine : un rectangle horizontal coupé en son milieu par un trait vertical donne à voir la position centrale de la Chine à ses propres yeux. Autre exemple : le caractère « xiao » (si fondamental qu’il est en Chine reproduit partout) qui signifie « piété filiale » est composite et très explicite. Sa partie supérieure étant le symbole du vieillard et sa partie inférieure celui de l’enfant, c’est quasiment une image, et qui parle d’elle-même. Si on combine autrement ce caractère « xiao » en lui ajoutant à droite la figuration d’un instrument d’autorité (du genre règle ou martinet), on obtient un autre caractère, « jiao », qui veut dire « enseigner ». En Chine, l’écolier a au dessus de lui une personne d’âge respectable à qui il doit obéissance et qui, si besoin est, donnera le coup de règle pour rappeler à l’ordre. Il n’est sûrement pas question de mettre « l’apprenant » au centre du système… Ce n’est pas nous qui le disons ! C’est vraiment l’idéogramme !
Ajoutons-y une autre caractéristique très chinoise : c’est la langue écrite qui, par la structure même des caractères, est à l’origine de l’esprit de recensement, rangement, recoupement, classification et regroupement en catégories analogiques qui caractérise la pensée chinoise dans son identité profonde. En effet, un système de radicaux (214 en tout) aussi appelés « clefs » range sous le même identifiant tous les caractères relevant d’un point commun. Prenons par exemple la clef « bouche » (dessinée sous la forme d’un petit carré) : nous la voyons partagée par tous les mots relevant des notions de « manger « et « parler », ce qui ravit notre logique, mais aussi (hélas !) par une grosse centaine d’autres dont le rapport avec la bouche n’apparaît pas à première vue et relève de « chinoiseries » étymologiques qui échappent au lecteur tout-venant !
La manière d’associer plusieurs caractères (2 le plus souvent, 70% des mots chinois sont des binômes) pour former de nouveaux mots est aussi extrêmement parlante pour décrypter le mode de pensée chinois et reflète dans tous les cas une conception très personnelle du monde.
D’excellents ouvrages en français pas du tout rébarbatifs nous parlent plaisamment de tout cela. Nous avons déjà cité « 100 mots pour comprendre les Chinois » de C. Javary (Albin Michel 2008), voyons aujourd’hui du côté d’Elisabeth Martens qui, dans son « Qui sont les Chinois ? » (Ed Max Milo 2013), nous explique par exemple ce qu’entendent les Chinois dans le binôme « jing ji » que nous traduisons par « économie » (l’Economie à majuscule !) : « En sachant que « jing » signifie « gérer, s’occuper de, être dans les affaires », et que « ji » signifie « aider, assister, secourir », vous ne serez pas étonné d’apprendre que « jing ji » veut dire « économie ». L’économie, comme tout le monde le sait, assiste et aide la population en gérant des affaires. « Wei ji », « crise » est un synthème devenu célèbre parce qu’il a été à la une sur le Net pendant la crise économique en Asie. » Wei » signifie « danger » et « ji » peut, entre autres, prendre le sens de « occasion, chance, opportunité ». On obtient « opportunité du danger », c’est à dire « crise ». Avec ces données le lecteur malin trouvera facilement la différence entre « jingji weiji » et « weiji jingji ».
Nous pouvons aussi évoquer la manière dont les Chinois adaptent, quand ils les adoptent, les mots étrangers. Ils ont le choix entre la reproduction pour l’oreille, donc l’option phonétique, et l’invention d’une traduction à partir de mots chinois existants. Cette dernière a été choisie au XIXe s., quand la Chine (la plus aisée) a découvert l’eau courante, pour importer la notion de « robinet » : « shui long tou » = « tête du dragon de l’eau » (mot-à-mot, « eau-dragon-tête »). Pour importer l’ »aspirine », on a sélectionné phonétiquement quatre idéogrammes se prononçant à peu près « a- se- pi- lin ». Le comble de la réussite est atteint quand on parvient à combiner les deux systèmes : c’est le cas, par exemple, de l’adaptation en chinois du nom de l’entreprise de grande distribution « Carrefour ». Il aurait certes été possible de glisser du mot français au mot chinois qui signifie « un carrefour », mais, outre que le mot chinois « carrefour » se dessine assez bêtement (image simpliste) en forme de nombre « dix » (soit une croix romaine), l’enseigne n’aurait eu aucun pouvoir attractif. L’option choisie a donc été « Jia le fu », ce qui grosso modo correspond à la phonétique du nom français et ne signifie rien moins que « famille – joie – bonheur » ! Bingo !
(à suivre…)
@Jean-François Ma foi, il faudrait pouvoir poser cette question à ceux qui ont inventé l’histoire du paradis terrestre…ou à ceux…