Le TISSU du « vivre ensemble » en Chine (I) La trame, par DH & DD

Pour revenir de façon plus centrale au sujet qui nous occupe, nous nous proposons d’utiliser le subterfuge de la métaphore : envisager le « vivre ensemble » des Chinois comme un « tissu » dont il nous reviendrait de tenter d’expliquer la particulière solidité et la quasi totale imperméabilité. Nous nous pencherons donc successivement sur les deux fils dont est tissée toute étoffe, la trame et la chaîne, puis sur le motif particulier qu’elles dessinent ensemble dans le tissu chinois.

LA TRAME

Elle est faite des données physiques et naturelles qui se sont imposées aux Chinois dès l’origine

1) un territoire « non ouvert » (aux bornes difficilement franchissables), donc naturellement isolé, qui a pu cultiver et maintenir sur une très longue durée l’idée qu’il était tout l’univers habitable, le « Sous le Ciel » (« tian xia »), le « Pays du Milieu » (« zhong guo »), vocabulaire qui a pu très vite devenir aux yeux des Chinois synonyme de « la seule forme au monde de vie civilisée ».

2) un espace vaste, mais globalement hostile : un relief très tourmenté, des obstacles difficiles à vaincre, des climats contrastés où l’eau est toujours un problème (beaucoup trop ou pas assez). En effet la Chine (considérée dans sa superficie actuelle) a 68% de son territoire à 1000 m ou, souvent, bien au-delà. Ses deux plus grands fleuves (Huang He et Chang Jiang) sont particulièrement turbulents, voire terriblement dévastateurs. Les Chinois se sont donc trouvés aux prises avec ce couple « montagne et eau » qui est constitutif de l’identité (physique certes, mais aussi humaine) de la Chine. Ce n’est sûrement pas un hasard si ce couple a inspiré, presque à l’exclusion de tout autre thème, pendant plus d’un millénaire la peinture à l’encre chinoise encore et toujours appelée « montagne et eau » (« shan shui »).

3) le choix de l’agriculture sous la contrainte du milieu : trop peu d’espace disponible pour envisager d’élever des animaux (jusqu’à une époque très récente, exception faite du buffle qui aide aux travaux des champs dans le sud du pays), la Chine a ignoré l’élevage (et, soit dit en passant, par voie de conséquence, les laitages). L’exiguïté des surfaces arables a entraîné une agriculture de parcelles restreintes, c’est à dire à la limite du jardinage. Elle dépend étroitement de la gestion de l’eau, donc des puits et des différents systèmes d’irrigation (c’est particulièrement crucial dans la « Chine jaune », celle de l’immense plateau de lœss) ainsi que d’une indispensable coopération entre paysans pour l’entretien de ces systèmes.

Tous ces facteurs ont modelé le « fonctionnement » de la Chine et déterminé des « plis » où elle s’est trouvée très tôt engoncée. L’aspect vital de la résolution du problème de l’eau a été si déterminant dans l’histoire de la Chine qu’on a pu parler, c’est la thèse de K. Wittfogel, de « société hydraulique » à l’origine, selon lui, du « Despotisme oriental » (titre de son ouvrage d’inspiration marxiste paru en 1957). La question de la répartition de l’eau est toujours d’actualité en 2016 puisque la Chine s’est lancée dans l’entreprise titanesque (mais en est-il d’autres en Chine ?) d’amener l’eau du Chang Jiang (nous l’appelons Yang Tsé) vers la plaine du nord et Pékin gravement assoiffées. Les crues ravageuses et meurtrières et les défluviations à répétition dans le cas du Huang He (le Fleuve Jaune), pour ne rien dire des fréquents séismes, ont façonné l’imaginaire chinois : l’emblématique dragon, symbole très ancien, n’a sans doute pas d’autre origine et on comprend qu’il faille toujours s’assurer sa bienveillance (lors des festivités de Nouvel An par exemple). Ces désordres sans cesse menaçants du monde naturel ont appelé leur contrepoint et leur conjuration sous la forme d’une aspiration à « l’ordre » et à la régulation. Si l’on tire sur ce fil, c’est toute la civilisation chinoise qui se déroule et s’explique (au sens étymologique de « développer ses plis ») sous nos yeux. Par exemple, la référence, qui reste l’absolu de la perfection atteignable pour Confucius, des deux souverains mythiques, Yao et Shun, censés avoir instauré un ordre dans ce désordre, répandu les bienfaits de leur sagesse et donné aux hommes la musique comme moyen de s’assurer la sauvegarde de l’harmonie. Les fleuves et rivières n’étant pas encore régulés, leur succéda le premier souverain de la dynastie des Xia (première dynastie chinoise longtemps considérée comme mythique et aujourd’hui attestée par des fouilles), Yu le Grand (« Da Yu ») qui mit le zèle infatigable de toute une vie à canaliser, drainer, répartir toutes les eaux de la Chine pour le bien être du peuple. Aujourd’hui Yu le Grand est toujours honoré en Chine, il a à Shaoxing (son lieu présumé natal) un temple et un mausolée fraîchement rebâtis. C’est sa statue de bronze qu’on a inaugurée en 2013 à Wenchuan entièrement reconstruite : cette ville du Sichuan a été l’épicentre du terrible tremblement de terre de mai 2008 et le choix d’y commémorer précisément Da Yu lors de sa reconstruction n’est probablement pas innocent. Plus que simple porteur de la vertu protectrice qu’est censé diffuser tout grand personnage, le Da Yu de Wenchuan est un cri de colère et un avertissement adressés par les petites gens aux potentats locaux : leur conviction est que le séisme a été provoqué par la multiplication excessive des barrages sur les rivières de cette zone montagneuse, tectoniquement très fragile, par des cadres au pouvoir ignorants, incapables et sans doute corrompus jusqu’à la moelle pour avoir aussi laisser bâtir des écoles « en tofu » qui ont fait des enfants les premières victimes. Le message est clair pour tout Chinois, d’autant que Da Yu, grand bienfaiteur du peuple par excellence pour avoir dompté les eaux, est traditionnellement représenté en homme du peuple tel qu’il a traversé trois millénaires : le paysan chinois, les pieds dans la boue, en chapeau conique et houppelande de roseaux.

Le sens du temps long et de la continuité est le ciment du socle de la civilisation chinoise. Pour les Chinois, la référence au passé va de soi : le passé est-il autre chose que l’amont du fleuve où nous nous baignons ?

(à suivre…)

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