Qui étions-nous ? Comment faire fonctionner une société ? (III) La « pensée chinoise » et la « pensée occidentale » sont bien radicalement différentes

Quant à l’attitude de Jean-François Billeter lui-même dans Contre François Jullien (2006), que peut-on en dire ?

Je ne connais personnellement les études relatives à l’histoire de la Chine qu’à travers des livres en français et en anglais, soit qu’il s’agisse de livres écrits dans ces langues, soit qu’il s’agisse des (rares) livres chinois traduits dans ces langues. Je suis donc dans l’incapacité de juger du bien-fondé ou non de sa thèse quant au manque d’originalité des travaux de François Jullien. Pour ce qui est cependant de son affirmation que Jullien exagère l’altérité de la pensée chinoise par rapport à la nôtre et, réciproquement, de la nôtre par rapport à la chinoise, Billeter a tort à mes yeux, et j’affirme cela non pas à partir de ce que Jullien déclare lui-même, mais à partir des enseignements que je tire de mes propres recherches sur la pensée chinoise. J’en avais communiqué les conclusions provisoires dans deux de mes ouvrages : dans Principes des systèmes intelligents (Masson ; réédition chez Le Croquant) en 1989 et dans Comment la vérité et la réalité furent inventées (Gallimard) en 2009. Prenant en effet pour point de départ l’article classique de Durkheim et Mauss, De quelques formes primitives de classification en 1901-02, et poursuivant à partir du caractère « totémique » selon nos termes, de la pensée archaïque chinoise, j’avais mis en évidence que – guidée par la structure de sa langue – la pensée chinoise ne reconnaît entre notions rapprochées l’une de l’autre, en raison d’un apparentement postulé, qu’un seul type de rapport : une relation symétrique, que j’ai appelée la « connexion simple », où chacune de ces notions n’est rien de plus qu’un signe de la proximité de l’autre par rapport à elle (comme le nom du pharaon pourra signaler l’existence d’une pyramide, et cette pyramide, constituer le signe de l’existence d’un pharaon particulier), alors qu’existe dans la pensée grecque, en plus de la relation symétrique, la relation antisymétrique, suggérant que deux choses rapprochées l’une de l’autre pourraient l’être parce que l’une est considérée incluse dans l’autre (le serpent dans le reptile) ou parce que l’une est la cause de l’autre (le nuage, de la pluie), ou encore parce l’une implique l’autre (si mon œil droit est bleu, alors mon œil gauche l’est aussi).

J’écrivais dans Comment la vérité et la réalité furent inventées qu’en chinois

«  … la fonction unique de « connexion simple » est exercée par un mot spécial, représenté dans l’écriture par l’idéogramme yeh. Hansen qualifie yeh de « marqueur d’affirmation » (Hansen 1983 : 178), et Ryjik observe à son sujet que « … ce caractère entretient, entre son sens original et son emploi opératoire, le type de rapport qu’entretient la notion de « copule » […]. Il opère avec une notion de très forte jonction entre deux termes » (Ryjik 1983 : 218). Hansen précise encore qu’« Il n’y a pas en chinois de est, pas d’expression prédicative dénotant l’identité ou l’inclusion. La juxtaposition de deux termes (ordinairement suivis de la particule yeh) constitue une phrase relationnelle grossièrement équivalente à une phrase affirmant l’identité ou l’inclusion […] La phrase pai ma ma yeh (blanc cheval cheval « est ») : « (du) cheval blanc ‘est’ (du) cheval », est un exemple d’une telle structure de phrase » (Hansen 1983 : 45) » (Jorion 2009 : 44-45).

Je concluais ainsi, dans le même ouvrage : « Les différentes cultures ont fait un choix quant à leurs modes préférés d’explication : le chinois ancien, par exemple, a une prédilection pour le signe, la connexion simple et la corrélation ; le français contemporain, pour la cause, l’inclusion et l’implication » (Jorion 2009 : 178).

Chad Hansen, professeur de philosophie à l’Université de Hong Kong, déjà cité, écrit dans Language and Logic in Ancient China  :

« … on peut caractériser les théories sémantiques chinoises comme la conception que le monde est une collection de « sortes » et de substances qui se chevauchent et s’interpénètrent. Un nom (terme ou prédicat – ming) dénote (renvoie à, choisit – chu) une certaine substance. L’esprit n’est pas considéré comme un mécanisme d’imagerie interne qui se représente les objets individuels du monde, mais comme une faculté qui distingue les frontières des substances ou des sortes auxquelles renvoient les noms … Le langage consiste en ming, « noms », ayant une relation bijective (« un pour un ») avec les chih, « sortes » (…) Il n’y a pas de place dans les théories philosophiques chinoises pour les termes de signification, de concept, de notion ou d’idée que l’on trouve dans la philosophie occidentale » (Hansen 1983 : 30-31).

La relation antisymétrique autorise la figure du syllogisme et l’innovation dans la connaissance que produit sa conclusion (un nouveau type de vérité selon Aristote, qui vient s’ajouter aux deux types préexistants : l’évidence des sens et les définitions), de même qu’elle rend possible la démonstration au sein de laquelle des syllogismes sont enchaînés l’un à la suite de l’autre. Mais faute de la relation antisymétrique dans la langue chinoise, le syllogisme et la démonstration sont étrangers à la Chine ancienne.

C’est là à mon sens, le véritable fondement de l’altérité l’une par rapport à l’autre des civilisations chinoise et occidentale. Relisant l’œuvre vilipendée (par ignorance ou stupidité) de Lucien Lévy-Bruhl, j’ai souligné comment ces différences dans la langue vont de pair avec deux variétés mutuellement exclusives d’ontologie : la nôtre pour qui l’identité dans l’être est signalée par la ressemblance dans la forme, et la pensée chinoise (et celle que nous avions baptisée de « totémique » en général) pour qui l’identité dans l’être se fonde sur des liens souterrains dont nos émotions sont le révélateur sur un mode intuitif. D’une part chez nous donc, une proximité que nous reconnaissons entre deux entités et qui peut être symétrique (la pyramide du pharaon, le pharaon de la pyramide) comme le fait la pensée chinoise, mais qui peut aussi être pour nous antisymétrique par l’inclusion d’une « sorte » dans une autre (la mouche est un insecte) ou par la reconnaissance entre elles d’un lien de cause à effet (la chaleur fait fondre le beurre), tandis que chez les Chinois, la seule parenté des « sortes » est celle des affinités qui les connectent éventuellement entre elles. Marcel Granet écrivait ainsi :

« Les Chinois n’ont aucun goût pour classer par genres et par espèces. Ils évitent de penser à l’aide de concepts qui, logés dans un Temps et un Espace abstraits, définissent l’idée sans évoquer le réel. Aux concepts définis, ils préfèrent les symboles riches d’affinités… » (Granet 1934 : 125).

Prendre conscience du fait que certaines cultures ne connaissent comme mode d’apparentement entre « sortes » que cette seule « connexion simple », permet de comprendre un cas fameux de ce que nous, Occidentaux, avions qualifié de « mentalité primitive » (même si l’exemple en question n’est pas apparu dans la zone d’influence culturelle de la Chine), celui des Nuer du Sud-Soudan affirmant que « les jumeaux sont des oiseaux ».

Ce n’est bien évidemment pas en raison d’une ressemblance qui existerait entre l’apparence extérieure des jumeaux et des oiseaux qu’une telle identité est affirmée, mais sur le plan de ce que nous appelons l’émotion ou l’affect, à savoir précisément en tant qu’affinité. C’est l’existence d’un lien secret puisqu’indécelable dans l’apparence extérieure des oiseaux et des jumeaux qui conduit à postuler leur identité pour ce qui est de leur véritable nature. L’informateur nuer de l’anthropologue E. E. Evans-Pritchard, qui recueillit cette croyance, lui expliquait dans des termes qui lui semblaient ceux que l’Européen pourrait comprendre, que « Par rapport à Dieu, les jumeaux et les oiseaux ont un même caractère » (1956 : 132).

Notre pensée occidentale, qui accorde une place à l’emboîtement des « sortes » les unes dans les autres par inclusion, interdit de penser que des jumeaux, en tant qu’êtres humains et à ce titre, en tant que mammifères, puissent être aussi des oiseaux, puisque si l’on est l’un, il est impossible au sein de notre représentation du monde d’être également l’autre. Une pensée en termes d’affinités – lesquelles sont nécessairement toujours symétriques (ainsi Evans-Pritchard précise que, réciproquement, pour les Nuer : « Les oiseaux sont des jumeaux ») – n’exclut rien de tel. Et l’on comprend pleinement pourquoi alors il peut effectivement exister une altérité mutuellement ressentie entre deux types de pensée, dont l’une regroupe des « sortes » censées être liées symétriquement par une affinité réciproque, tandis que l’autre classe par emboîtement des « sortes » dont la parenté s’exprime selon le degré de leur ressemblance physique.

L’existence de cette distinction fondamentale entre pensée occidentale et chinoise dans l’appréhension du monde ayant été établie pour moi au-delà de tout doute possible, on comprend à quel point Billeter s’égare quand il affirme, toujours dans son Contre François Jullien :

« Nous pouvons partir du mythe de l’altérité foncière de la Chine, comme François Jullien le fait explicitement et comme beaucoup de sinologues le font de façon plus dissimulée, et développer une vision de la Chine qui confirme l’altérité posée au départ. Pour sortir de cette circularité, inversons le mécanisme, posons d’emblée l’unité de l’expérience humaine, cherchons à comprendre à partir de là la réalité chinoise que nous étudions et à en rendre compte de la façon la plus directe possible. Nous mettrons alors simultanément en évidence ce que l’expérience chinoise et la nôtre ont en commun et ce qu’elles ont de différent » (Billeter 2006 : 82).

C’est un souci éminemment louable bien sûr de vouloir éviter qu’un raisonnement circulaire puisse le cas échéant vicier l’hypothèse de l’altérité en la supposant a priori, mais mettre à sa place le préjugé qui postule une identité par principe, ne constitue aucunement un progrès. Peut-être même au contraire puisqu’il amène avec lui une certitude infondée là où régnait parmi ceux que Billeter considère comme ses adversaires, un doute, faute pour ceux-ci d’avoir pu apporter des preuves irréfutables pour soutenir une intuition qui s’avère, selon moi, avoir en réalité été fondée. Billeter aurait dû faire davantage confiance au sentiment d’une altérité radicale partagé par la majorité – voire la quasi totalité – des sinologues de langue française, et explorer systématiquement – comme j’ai eu l’occasion de le faire de mon côté – le pourquoi de cette altérité perçue intuitivement, quitte à finir par la rejeter au terme de son enquête.

L’a priori de Billeter en faveur d’une similarité fondamentale des pensées chinoise et occidentale s’apparente à la bourde monumentale commise sur une question connexe par le philosophe américain Willard V. O. Quine (1908 – 2000) : sa proposition d’un principe baptisé par lui d’« indétermination de la traduction extrême [radical] », qu’il exposa en 1960 dans un ouvrage intitulé Word & Object.

Quine tenait que les faits réputés de « mentalité primitive » étaient des artefacts dus à des erreurs de traduction et que le moyen de les éliminer consistait à modifier les traductions faites de la langue que parlent les personnes auxquelles nous attribuons une « mentalité primitive » en la nôtre, jusqu’à ce que les faits de « mentalité primitive » supposés dans leurs propos disparaissent : « Une traduction fantaisiste est susceptible de faire apparaître les autochtones aussi étranges qu’on puisse le souhaiter. Une meilleure traduction leur impose notre logique, et mettrait entre parenthèses la question de la mentalité prélogique, pour autant que la question puisse se poser » (Quine 1960 : 58).

Si l’on avait suivi le calamiteux conseil de Quine, il aurait fallu modifier notre traduction de la langue nuer en anglais de propositions comme « les jumeaux sont des oiseaux » ou « les oiseaux sont des jumeaux » jusqu’à ce qu’elles deviennent : « les jumeaux ne sont pas des oiseaux » ou « les oiseaux ne sont pas des jumeaux ». Il aurait encore était nécessaire évidemment d’expliquer pourquoi les Nuer étaient disposés à proférer de telles trivialités, et des ethnologues incompétents, prêts à les recueillir pour nous en informer.

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Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Paris : Allia 2006

Émile Durkheim, & Marcel Mauss 1969 [1901-1902] « De quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives », Année sociologique, 6, 1-72, in Marcel Mauss, Å’uvres complètes, Paris : Minuit

Edward E. Evans-Pritchard, Nuer Religion, Oxford : Oxford University Press 1956

Granet, Marcel, La pensée chinoise, Paris : Albin Michel 1934

Chad Hansen, Language and Logic in Ancient China, Ann Arbor (Mich.) : University of Michigan Press 1983

Paul Jorion, Principes des systèmes intelligents, Paris : Masson 1989 (Le Croquant 2012)

Paul Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris : Gallimard 2009

Kyril Ryjik, L’idiot chinois. Initiation élémentaire à la lecture intelligible des caractères chinois, Paris : Payot 1983

Willard van Orman Quine, Word & Object, Cambridge (Mass.) : MIT Press 1960

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