« Originalités de la Chine -2- » RELATIONS, par DD & DH

Billet invité.

On l’a vu, les notions de « dépendance » de l’homme embarqué dans le flux du Tao et de nécessaire « adaptation » au jeu permanent des mutations expliquent en grande partie la pérennité des formes chinoises de civilisation et le « il ne pouvait en être autrement » de Jacques Gernet. Il nous reste à éclairer ce qui, en Chine, a permis, tout aussi durablement, de « faire société ». Une troisième notion, celle de « relation » va nous permettre d’en dévoiler les mécanismes. L’univers chinois est en effet un ensemble où tout est corrélé pour composer « l’étoffe à motifs du métier à tisser » chère à Claude Larre. C’est une subtile combinaison de relations qui maintient le tout en équilibre et harmonie. Admettons, pour la commodité de notre propos, de mettre un instant l’homme au centre du dispositif (ce qu’il n’est pas du tout dans la réalité) afin d’examiner les fils qui le relient

– au Ciel/Terre

– aux énergies fastes et néfastes des souffles en circulation

– au clan familial (vivants et morts)

– aux autres hommes hors du clan

Si un seul de ces fils est mal noué, ou, plus grave, s’il se rompt, c’est non seulement l’individu « fautif », mais l’ensemble de l’édifice qui est mis en péril. Nous retrouvons là une spécificité chinoise déjà évoquée : les ordres cosmologique, physique, moral et politique sont régis, régulés et confondus dans une totale osmose et selon une parfaite continuité. Qu’on se reporte au chapitre 1 du « Zhong Yong » (l’un des « Quatre Grands Livres » du canon confucéen) éclairé par François Jullien :

 » Ce dont nous sommes investis par le Ciel constitue notre « nature ». Suivre notre nature constitue la « voie » et cultiver la voie constitue l’ « éducation« . Dans ce cadre préétabli, il reste à entretenir, comme on entretient une machine pour la maintenir en état de marche, les liens qui permettent la vie sociale.

   1°) La relation au Ciel (qui dispense) et à la Terre (qui reçoit) dont émanent tous les échanges permettant le fonctionnement adéquat du grand processus de l’univers. Ce n’est pas l’affaire de l’homme/individu. Celui-ci délègue l’entretien de cette relation majuscule à celui, unique, qui porte les signes de la détention du « mandat céleste ». Cette « délégation » s’opère par assentiment tacite en quelque sorte puisque le peuple n’est pas consulté pour le désigner. En revanche, si d’autres signes se manifestent qui, sous la forme de dérèglements de tous ordres, attestent que le « mandat » lui est retiré, le devoir dudit peuple est de le renverser puisque sa présence sur le trône devient aux yeux de tous néfaste et toxique pour la « grande famille » chinoise, voire pour la totalité du « tian xia  » (= le « Sous le Ciel ») ! Pour un peuple de paysans l’harmonisation du cycle des saisons et des périodes agricoles est vitale : celle-ci est de la responsabilité du seul souverain qui, en tant que Fils du Ciel et véritable axe de l’univers, est le garant de l’ordre spatio-temporel. Le calendrier (sous forme d’almanach chez les petites gens) qu’il promulgue chaque année est censé donner le mode d’emploi pratique du Ciel/Terre à tout l’Empire.

2°) La relation aux énergies qui constituent le principe vital de l’univers. C’est l’affaire de différents corps de métiers spécialisés. La relation du Chinois au milieu dans lequel il vit consiste d’abord en un repérage précis des forces, souffles et énergies qui animent son environnement géographique. C’est le travail du géomancien qui ausculte à l’aide de sa boussole le « feng shui » (= littéralement « vent et eau ») des lieux et sites voués à l’édification de bâtiments où vivre dans le but de les « connecter » le plus efficacement possible aux énergies positives de l’endroit. C’est bien d’une sorte de « branchement » qu’il s’agit pour capter tout le potentiel favorable du lieu qu’on doit évidemment coupler avec l’adéquation du moment choisi. L’emplacement d’une tombe fait l’objet de précautions encore plus minutieuses dans la mesure où les tombeaux familiaux doivent « fonctionner » comme de véritables réservoirs d’influences bénéfiques pour les vivants qui en attendent un maximum de « retombées ». Pour ce qui est de l’entretien de la santé, il ne sera pas procédé autrement : le médecin dont c’est la responsabilité (en effet, il n’est pas appelé à « soigner » le corps malade, mais à veiller continûment à ce qu’il ne puisse pas donner prise à la maladie), par l’observation approfondie des pouls de son patient, sera amené ou non à agir au moyen d’aiguilles d’acupuncture afin de « décharger » ou « recharger » le yin ou le yang sur tel ou tel circuit (ce que nous appelons « méridien ») en fonction d’excès ou d’insuffisances menaçant l’équilibre toujours en risque d’être rompu, en tenant compte bien sûr de la saison, des aléas du climat et des caractéristiques en 8 chiffres de l’horoscope de naissance du patient. Enfin, pour plus de précautions, il est toujours loisible de consulter un devin, souvent un maître taoïste, qui, lui aussi, dispose de moyens pour concilier au consultant l’intervention et l’appui de forces favorables en délivrant des talismans personnalisés : formules manuscrites en langue ésotérique à l’encre rouge qu’il convient selon les cas de porter en scapulaire ou d’ingérer sous forme de cendres. Comme on n’en fait jamais trop dans le domaine de la négociation avec les influx invisibles, on a aussi recours au quotidien à toute la gamme des images, effigies, miroirs, amulettes, inscriptions, chiffres auspicieux et autres grigris afin de parcourir, en guise d’assurance, le registre complet du symbolisme démonifuge et propitiatoire.

3°) Les relations au sein de la famille/clan. Elles relèvent du chef de famille, celui qui, aîné de sexe masculin, est en charge du « culte des ancêtres » du clan. C’est en effet à la stricte observance de ce culte que la famille doit sa cohésion, sa puissance (autrement appelée sa « face ») et sa prospérité. Dès sa naissance un Chinois occupe une place précise, prédéterminée et définitive au sein de sa famille et se trouve relié à une lignée d’ancêtres morts auxquels il doit soumission et respect. Chaque place dans la généalogie porte un nom différent et est affectée du chiffre qui correspond à son rang hiérarchique dans l’ordre des responsabilités. L’individu n’a pas d’existence réellement reconnue en dehors de cette position et s’efface toujours devant les intérêts du clan dont, du reste, il bénéficie en retour. Ainsi l’individu est traditionnellement exclu d’une affaire capitale qui engage (bien avant sa vie privée, détail insignifiant) profondément l’ensemble de la famille par les alliances et intérêts qu’elle met en jeu : son mariage. Une telle mise en relation avec un autre clan ne peut se concevoir sans l’intervention d’un personnage intercesseur : l’entremetteur (plus souvent l’entremetteuse) qui évitera aux deux parties la perte de face qu’engendrerait un obstacle dans l’aboutissement du contrat. Outre le culte au quotidien (par offrandes et encens) sur l’autel domestique portant les tablettes et portraits des défunts et la célébration des fêtes dédiées aux morts, la famille se doit, par respect pour ses ancêtres, de célébrer avec tout le faste possible les deux grandes « affaires » qui refondent périodiquement le lien familial : « l’affaire rouge » qu’est le mariage et « l’affaire blanche » que sont les funérailles. Le nombre des invités, la splendeur du banquet, le nombre de cadeaux reçus et, dans le cas de l’enterrement, la quantité de simulacres d’objets de consommation de luxe en papier et de liasses de billets de banque factices, destinés à être brûlés pour accompagner le défunt, seront autant d’occasions de montrer son prestige et d’étendre encore sa « zone d’influence » relationnelle. Enfin, tout ce qui arrive aux vivants est très directement relié aux ancêtres morts : ceux-ci, si leur tombe bénéficie d’un bon « feng shui » et s’ils sont satisfaits de la piété filiale qui règne dans leur clan, répandent leurs bienfaits sur leur descendance (au moins à la hauteur de ce qu’ils auront reçu). En sens inverse les honneurs dont s’illustre un membre vivant de la famille (accès au mandarinat, à un rang élevé au sein du PCC, à des fonctions lucratives…) ont un effet rétroactif et c’est toute la lignée qui est rehaussée par une promotion dans l’ordre de la face. Symétriquement, il en va de même de l’opprobre d’une condamnation qui répand la souillure en amont et salit les ancêtres. Cela explique pourquoi toute une famille pouvait autrefois se saigner aux quatre veines pour soutenir financièrement un de ses membres candidat aux concours mandarinaux et peut aujourd’hui investir collectivement pour financer l’installation d’un de ses membres aux Etats Unis ou en Australie où il fera des affaires qui « éclabousseront » généreusement (reconnaissance oblige !) à la ronde. Le lien familial et les relations qu’il codifie sont au cœur du système confucéen. Selon Confucius, l’équation de base de toute société heureuse peut s’abréger en « Fu fu, zi zi » = Que le père (soit) père, que le fils (soit) fils ». Ainsi le « rien ne va plus ! » s’énoncera : « Fu bu fu, zi bu zi (« bu » étant la négation).

         4°) Les relations interpersonnelles (en dehors du clan). C’est le seul type de relation qui puisse être du ressort de l’individu en tant que tel. La vie sociale, à moins d’être un ermite dans sa montagne, n’est guère concevable sans un branchement à un réseau. Chacun s’active donc à construire autour de lui (et de ses proches) un « guanxi hen huo » = « un réseau relationnel bien vivant ». Les meilleurs à ce jeu seront appelés « you de ren » = littéralement  » gens bien huilés ». Les Chinois ont inventé la carte de visite : elle est indispensable entre deux individus qui se rencontrent pour la première fois, sa présentation est le préalable à toute conversation et « il ne peut en être autrement« . Comment savoir, sans ce sésame, à qui on a affaire et quel rang occupe l’interlocuteur dans l’échelle des fonctions ? Si on ignore ces renseignements, impossible de savoir quel comportement adopter et quels codes de politesse rituels activer. Pour que s’instaure un véritable « guanxi » « bien vivant » donc prometteur, il faut que se mette en place sur le long terme tout un échange de dons, cadeaux et services rendus dans une scrupuleuse réciprocité : un registre tenu à jour par tout membre d’un « guanxi » recense tous les cadeaux et dons distribués et, en vis à vis, tous les contre-cadeaux et contre-dons reçus. Le même principe est appliqué dans le système de la tontine grâce à laquelle beaucoup de commerçants chinois peuvent ouvrir un magasin, par exemple, à charge pour eux de participer au « tour suivant ». Chaque individu s’insère donc dans un « filet » plus ou moins vaste où chacun est l’obligé de l’autre avant d’obliger l’autre à son tour. C’est a priori un principe très efficace de cohésion sociale et de « huilage » de ses rouages que cette société où chacun a plus ou moins besoin de tous ! Mais, ces derniers temps, le système du « guanxi » (qui, de l’avis de nombreux observateurs, a été un booster déterminant dans la fulgurance du « décollage » chinois) est aussi à l’origine de dissensions dans le corps social : l’effet du « guanxi » étant par nature cumulatif, effet démultiplié par la labilité des statuts sociaux dans un contexte de changement de cap à 180° et la rapidité des fortunes, il a contribué à créer une « caste » récente extrêmement riche et puissante, où l’on trouve évidemment des responsables politiques. Grâce à la circulation actuelle dans toute la société de l’information et des images sur cet autre « réseau de relations » qu’est Internet (où l’on traque, par exemple, les montres bling bling des puissants du jour) les couches moins favorisées de la population nourrissent envers cette caste un fort et croissant ressentiment. Le pouvoir (on l’a vu très nettement avec Xi Jin ping) tente de désamorcer cette grogne en faisant de la lutte contre la corruption le fer de lance de sa politique et en épinglant quelques gros poissons (le Chinois de la rue parle « des tigres et des mouches » !). Le clientélisme et la corruption sont en effet (et « il ne peut en être autrement« ) « les deux mamelles » de la société chinoise et le « guanxi » porte en lui, qu’on le veuille ou non, les germes d’un comportement de type mafieux. Tant qu’il ouvrira la « porte de derrière » (« hou men« ) dans un pays à structure bureaucratique où l’accès à une bonne école, à un bon hôpital ou l’obtention de telle ou telle paperasse devra se monnayer auprès de celui qui a le bras long, le « guanxi » aura de beaux jours devant lui et restera le mode de fonctionnement social de la Chine. Celui-ci sera plus difficile à réformer que l’économie car il combine deux aspects contradictoires : il est en même temps le socle du système en place et la seule structure d’autodéfense des individus contre le système. Notons pour finir que tout « guanxi » a une forte composante régionale : l’appartenance à une même province est un des facteurs qui structurent un « guanxi« , le favoritisme étant volontiers orienté vers des gens de même extraction géographique : à l’époque de Mao, les postes clefs de l’échiquier politique étaient tenus majoritairement par des Hunanais. Avec Deng Xiao ping, c’est le Sichuan qui eut le vent en poupe, lequel Sichuan a récemment perdu toutes ses positions avec la chute retentissante de son leader Bo Xi lai. Car il est bien évident que toute forme de disgrâce d’une des « têtes de dragon » d’un « guanxi » entraîne immanquablement la désactivation en dominos de tout son réseau !

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