Billet invité.
« Le type même des questions que se sont posées les Chinois dans les domaines de l’organisation sociale et politique, de l’expression artistique ou de la philosophie leur est particulier ainsi que la façon même de les poser, et il ne pouvait en être autrement. »
Jacques Gernet
Le « il ne pouvait en être autrement » est particulièrement intrigant pour qui prend contact avec la civilisation chinoise, c’est ce point précis que nous essaierons ici d’élucider. Nous aurons besoin, tout au long de notre exposé, de garder en tête trois mots-clefs qui sous-tendront notre propos : « dépendance », « adaptation » et « relation ». Les grands penseurs du taoïsme, comme Lao Zi et Zhuang Zi, ont clairement défini il y a bien plus de 2000 ans la place de l’homme dans l’univers : une variété, parmi toutes les autres et dans une étroite relation avec elles, des « dix mille êtres« , quatrième modalité du processus d’engendrement continu du grand flux vital appelé, faute de mieux, Tao (« dao » = la voie), L’Un primordial donnant naissance au Deux ( Yin et Yang), le Deux s’ouvrant au Trois (le vide médian permettant du jeu) pour ne pas demeurer dans un face à face statique et le Trois, devenu fonctionnel, donnant naissance à la totalité du vivant dans la multiplicité de ses formes. L’homme ne jouit d’aucun statut particulier de prééminence, il est « un poil sur la robe du cheval » et le Tao traite les humains « comme chiens de paille » sans le moindre égard pour eux. C’est donc à l’homme lui-même qu’il revient de négocier au mieux sa dépendance et de trouver sa juste place sans perturber l’harmonie universelle dont il est tributaire. Claude Larre a bien illustré cette place de l’homme par une image : l’homme est un des motifs de la toile que tissent avec une exemplaire régularité le Ciel et la Terre sur le métier cosmique. » L’étoffe avance sur le métier, au rythme du yin et du yang, des 4 saisons, des 12 mois, des 24 termes solaires, des jours et des nuits, sous la grande présidence alternée du soleil, de la lune et autres luminaires. » Le Tao (« dao ») est continûment à l’œuvre, il est, hors de toute durée, un vide illimité, source de génération inépuisable. Pour manifester son efficacité, il a besoin de la « vertu » (le « De » du « Dao De Jing » de Lao Zi) qui permet l’enclenchement des « mutations » fonctionnelles (c’est une parcelle de cette « vertu » que confère à l’empereur le « mandat céleste ») et des incessantes « transformations », souvent silencieuses, auxquelles nous devons nous adapter sans jamais figer notre position. Le besoin ressenti d’un guide et d’un intermédiaire pour réaliser la plus parfaite adéquation possible au processus dans son déploiement continu a amené la Chine à se doter d’un type de gouvernement capable d’en embrasser la totalité : nous pouvons dans cette mesure le baptiser « totalitaire ». La Chine n’en a jamais vraiment connu d’autre et « il ne pouvait en être autrement« . De la même façon, dans l’impossibilité de se trouver un lieu en surplomb d’où questionner le pourquoi et le comment des choses, la philosophie y a pris la forme de ce que nous appelons « sagesse » et s’est trouvée, pour les mêmes raisons, engagée dans un sentier quasi unique où l’on ne croise que peu notre logique formelle et guère nos spéculations métaphysiques (« les poissons ont-ils besoin de s’interroger sur le mot « eau » pour s’y ébattre ? »). Là encore, « il ne pouvait en être autrement« . Notons que, pour un Chinois, le monde visible des « dix mille êtres » est compénétré de façon constante par l’invisible sans que cela porte quiconque à la métaphysique, le visible et l’invisible étant perçus comme deux modalités du réel au même titre, deux niveaux ou degrés de matérialisation (nos sens ne nous donnant qu’une perception relative et limitée) qui coexistent, coextensifs l’un par rapport à l’autre. On en trouverait facilement des exemples dans la pratique de l’acupuncture agissant sur des « méridiens » à ce jour « invisibles » et indétectables par nos appareils de mesure ou dans les avancées très anciennes de la Chine en matière de physique ondulatoire et de propriétés du magnétisme.
L’homme subit donc sans échappatoire la loi du Ciel/Terre. Intégré à cette loi, relié à l’Un générateur par ses origines et étroitement dépendant, pour sa survie même, des mutations mises en branle par la vertu, la meilleure conduite qu’il puisse adopter, la seule qui ne soit pas suicidaire, c’est de « se conformer », c’est à dire se couler dans le flux comme un nageur dans le courant, pratiquer le « non agir » (« wu wei » en chinois qu’on peut traduire aussi par « lâcher prise« ) et, autant que possible mettre à profit et faire jouer à plein régime, sans intervenir soi-même dans le processus, toutes les potentialités favorables de la situation qui passe. On reconnaît là ce qu’on appelle communément le « pragmatisme des Chinois », leur sens aigu de l’opportunité à exploiter au moment « porteur ».
Ces façons de se comporter issues de la tradition ont évidemment joué un rôle considérable dans les performances surprenantes de la Chine en matière de capitalisme ces trente dernières années et dans sa gestion originale de cette « mutation ». En Chine, le scepticisme est grand en ce qui concerne l’efficacité de « l’action » humaine proprement dite. Quand l’action intervient dans le cours des choses, c’est toujours une forme d’ingérence, une mise en porte-à-faux avec le flux immuable et régulé du Tao qui court toujours le risque de l’échec. Entreprendre une « action », qu’elle soit personnelle ou politique, cela doit s’entourer de précautions et être le moins « fracassant » possible. Agir à la manière d’ « une brise légère couplée à une pluie printanière » (la météo idéale pour la croissance des futures récoltes) selon l’expression de Mencius, est toujours souhaitable. Pas d’effets d’annonce triomphalistes ou de « coups » spectaculaires ! La stricte observance du proverbe : « Cacher sa brillance et cultiver l’obscurité » est en général une garantie de succès sans avoir sorti ses tambours et ses trompettes. Pour ne pas courir le risque d’agir à un moment où toute chance de réussite est exclue, les Chinois (d’autrefois et, sans solution de continuité, d’aujourd’hui) ne manquent pas de consulter l’indispensable almanach (autrefois établi par l’empereur dont c’était presque la seule prérogative) qui établit le déroulement de l’année en jours fastes et néfastes pour telle ou telle activité humaine. Pour les plus lettrés ou auprès des devins professionnels, il sera procédé aussi au tirage du Yi Jing (= « Livre des Mutations » établi à partir des compilations de résultats d’interrogations divinatoires et vieux d’environ 3000 ans) qui, à travers l’un des 64 hexagrammes de son corpus recensant toutes les configurations possibles du réel, orientera la lecture des potentialités du moment par rapport à l’action envisagée. On ne dédaignera pas non plus un petit passage au temple le plus proche (taoïste, bouddhiste ou confucianiste, on n’est pas regardant sur ce genre de détail) pour y brûler trois bâtonnets d’encens et acheter une amulette porte chance.
L’originalité de la Chine (et notre perplexité à son sujet) réside non seulement dans le fait qu’elle marie sans problème apparent des conceptions plurimillénaires et une modernité d’avant-garde, mais surtout qu’elle est parvenue ces derniers temps, pratiquement à l’insu de ce côté-ci du monde, à conjurer apparemment le handicap quasi consubstantiel à la conception du monde et du temps que nous venons de décrire : une tendance forte au statu quo et l’impossibilité de l’émergence de la notion de progrès (dans le sens que nous lui donnons). La notion de progrès scientifique et matériel n’a visiblement pas eu besoin d’être théorisée pour qu’adviennent ses manifestations. Quelques « déblocages » opportuns, quelques « coups de pouce » bien choisis et dosés dans le sens de la propension déjà à l’œuvre ont dû le faire advenir « naturellement » (on reconnaît là la signature d’un bon gouvernement) et « il ne pouvait en être autrement« . La Chine n’a jamais idéalisé l’être humain : même si elle le postule bon par nature, elle le sait sujet à des affects, des angoisses et des désirs qu’il faut canaliser pour sauvegarder l’harmonie du Tout. C’est le rôle des rites qui est au fond d’enseigner aux hommes, par l’astreinte consentie et l’habitude devenant une seconde nature, ce que font naturellement par exemple les oiseaux en se posant toujours spontanément à leur juste place. On peut imaginer et espérer que la même régulation interviendra, avant qu’il ne soit trop tard, pour corriger les effets dévastateurs (en particulier les phénomènes de pollution : pollution de l’air, des sols et de l’eau, mais aussi ce qu’on appelle en Chine « pollution spirituelle ») générés par ce progrès récent et d’autant plus invasif.
La Chine, par son lien immémorial avec la « Nature » et sa conception de la responsabilité de l’homme dans le maintien de l’harmonie cosmique où il est inséré, est sans doute un des pays au monde où la conscience généralisée du destin de la planète et de la nécessité de sa sauvegarde est aujourd’hui la plus vive (et où le dernier opus de Paul Jorion devrait rencontrer son lectorat le plus réceptif). Cette conscience suffira-t-elle pour affronter le problème et trouvera-t-elle l’appui d’une volonté politique assez forte pour endiguer le pillage des ressources, la destruction de l’environnement, la course au consumérisme et l’appât du gain qui sont la face noire du développement et gangrènent la société chinoise ?
(à suivre « Originalités de la Chine -2- » : A propos du 3ème « mot-clef » annoncé et non encore évoqué ici : « relation »)
Je suis d’accord avec vous concernant la répartition des électorats pour l’une et l’autre candidat. A cela je rajouterais que…