Billet invité
C’est bien connu l’argent est le nerf de la guerre, laquelle activité se révéla de tout temps très dangereuse et souvent fort dispendieuse. En coût équivalent par exemple, le projet Manhattan qui aboutit à la première bombe atomique, coûterait de nos jours quelques 25 milliards de dollars. Somme rondelette mais finalement assez modeste devant les investissements nécessaires à la guerre économique mondiale. Ainsi l’opération baptisée Grand Carénage et par laquelle EDF entend prolonger la durée de vie de son vieux parc de centrales nucléaires au-delà de 40 ans, a un coût estimé de 55 milliards d’euros.
Montant pour le moins optimiste si l’on prend en compte la perte de savoir-faire de l’entreprise, qui a ainsi vu l’estimation du prix de son EPR de Flamanville multipliée par… trois ! Le délire financier en restera là, si toutefois l’ASN accepte de valider les propriétés mécaniques d’une cuve – déjà installée – et présentant de graves défauts.
Consolons-nous plutôt en pensant que la multiplication du prix du kilowatt/heure sera un merveilleux moyen pour réaliser des économies d’énergie et réduire notre emprunte carbone. Ce sera également une méthode très efficace afin d’obliger une fois pour toutes ces fainéants de chômeurs en tee-shirt, à travailler pour pouvoir payer une facture EDF devenue stratosphérique.
Mais laissons-là ces vulgaires détails financiers. Car en la matière il y a encore plus important que la précarité énergétique qui touche des millions de Français, il y a la sûreté nucléaire. Celle qui, comme l’a dramatiquement démontré la catastrophe de Tchernobyl, concerne en Europe des centaines de millions de personnes.
La question posée est simple : peut-on prolonger en toute sûreté au-delà des 30 ans initialement prévus, la durée de vie d’une centrale nucléaire ?
À cette question, Dominique Minière le directeur exécutif en charge du parc nucléaire d’EDF apporte une réponse formelle : « Tous les réacteurs peuvent aller jusqu’à 60 ans ». Il suffit pour cela de remplacer certains ‘périphériques’ (générateurs de vapeur, échangeurs, turbines, transformateurs) dont la durée de vie n’excède pas 25 à 30 ans.
Aussi simple que ça ? Pas tout à fait.
Non seulement la Cour des comptes estime que le Grand Carénage coutera 100 milliards d’euros et non 50 (une étude de Wise estime même le montant à 200 milliards), non seulement celui de Paluel 2 est actuellement à l’arrêt suite à un accident qui ne devait pas se produire, mais encore et surtout, la cuve, ce cœur nucléaire où ont lieu les réactions de fission ne peut pas être changée. Or cet élément primordial dont l’intégrité doit être à tout prix maintenue, n’a été prévue que pour une durée de fonctionnement de 30 ans, avec des marges de sécurité à 40 ans. Et encore, cette étude à 40 ans portait-elle sur une exploitation linéaire d’un réacteur et ne prenait pas en compte la multiplication des transitoires dans le suivi des charges (similaires à de brusques changements de régime moteur), qu’EDF a par la suite multipliés pour répondre à des besoins en électricité fluctuants (intempéries, vague de chaleurs, arrêts de tranche, etc.)
Principe de fonctionnement d’un réacteur à eau pressurisée (source Wikipédia)
L’argumentaire autorisant l’exploitation au-delà de 30 ans repose donc uniquement sur des calculs statistiques, dont certaines bases apparaissent comme des extrapolations plus ou moins raisonnables, voire comme de simples arguments d’autorité. Et c’est l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) qui le dit : « Actuellement, dans le cas des cuves, les dossiers présentés par EDF lors des visites décennales utilisent des formules empiriques de prévision (probabilistes, pas déterministes), complétées par les résultats d’essais mécaniques – résilience, traction et ténacité. Ceux-ci sont réalisés sur des éprouvettes irradiées dans les cuves des réacteurs en fonctionnement ». Autrement dit, modéliser finement le comportement mécanique des matériaux soumis sous fortes pression et température, à un environnement chimique agressif et baignant dans un flux neutronique, est hors de portée de nos connaissances actuelles.
Alors, après 30 ans de fonctionnement, quel est l’état d’usure d’une cuve de réacteur ?
Pour l’AFCN (Agence Fédérale de Contrôle Nucléaire belge), la réponse ne souffrait d’aucun doute puisqu’à la suite de leur révision décennale, les réacteurs de Doel 3 et Tihange 2 furent arrêtés pendant plus d’un an, de nombreux défauts ayant été constatés à l’intérieur de leur paroi d’acier. Puis, après que de nouvelles analyses menées par la société Electrabel eurent détecté encore plus de défauts que lors de la visite décennale, il fut fort logiquement décidé… d’en reprendre l’exploitation ! Provoquant ainsi la stupeur et la colère des voisins allemands, le conseil de la région urbaine d’Aix-la-Chapelle décidant de se pourvoir en justice contre cette réouverture.
Pour l’ASN (l’Autorité de Sureté Nucléaire française), il ne saurait être question de se livrer à de tels atermoiements. Rien n’y fait, ni les révélations sur les défauts de la cuve de l’EPR, ni les lourds soupçons de falsification pesant sur la certification de plusieurs centaines de dossiers de forgeage de pièces métalliques. Les cuves françaises sont sûres, définitivement sûres !
Ah bon ? et quelles sont les preuves avancées pour affirmer avec autant de certitude que la cohésion du réseau cristallin de leur acier n’est pas entamée après des dizaines d’années de bombardement neutronique sous d’énormes contraintes thermiques et mécaniques ? Des défauts de fabrication pendant le coulage du métal et son forgeage (DSR, défauts sous revêtements et DDH, défauts dus à l’hydrogène), se traduisant par de très nombreuses microfissures, n’ont-ils pas étaient détectés à de nombreux endroits des cuves ? Oui mais non, nous répond l’ASN : tout est sous contrôle. Les défauts identifiés, leur absence de nocivité certifiée et leur suivi assuré. Vous qui vivez à côté d’une centrale nucléaire pouvez dormir tranquillement sur vos trois oreilles !
Sauf que…
Personne n’est capable actuellement de modéliser la cinématique de ces microfissures. Seules les visites décennales permettent en descendant des robots à l’intérieur de la cuve, de cartographier par sondage ultrasonique l’ensemble du dispositif constitué par la cuve et ses asservissements (tubulures, viroles, anneaux, brides). Dix ans entre deux contrôles complets, alors même que sont observées des dégradations se propageant plus rapidement que ne le prédisent les modèles ! Alors même que les variables et leurs interactions sont infiniment plus complexes pour un réacteur nucléaire que pour un avion de ligne ! (et qui oserait prendre place dans un Airbus ou un Boeing qui ne connaîtrait de visites complètes que tous les dix ans ?)
Pire même, en cas d’arrêt d’urgence, alors que l’énergie résiduelle d’un réacteur de 1.300 MW est encore de 195 MW après une minute (ce qui est suffisant pour porter instantanément à ébullition une demi-tonne d’eau), le choc thermique pourrait dépasser les capacités de résistance de cuves fragilisées par plus de 30 ans d’exploitation.
Pourrait dépasser ? voilà qui n’est pas très précis au vu du colossal enjeu de sûreté ! Et pourtant, l’état de l’art ne permet guère d’être plus précis. Suivant les paramètres de départ retenus, on voit les différents modèles diverger fortement et les marges de sécurité être englobées dans les marges d’erreur… Cet état de fait révèle combien la prolongation de la durée de vie de notre parc nucléaire, participe d’une démarche empirique !
Même si une rupture de cuve ne déboucherait pas automatiquement sur une perte de confinement catastrophique et sur un accident majeur du type de Fukushima, ses conséquences sur l’environnement et le fonctionnement du pays seraient incalculables. C’est alors quasiment l’ensemble du parc électronucléaire français qu’il faudrait stopper.
La question se pose alors de savoir s’il est possible pour nos Présidents de la République et ministres divers, quelle que soit leur couleur politique, de se comporter en hommes et femmes d’état responsables ? Devant le danger manifeste, d’utiliser à minima le principe de précaution afin de réorienter le mix énergétique français à l’aide des 100 à 200 milliards d’euros (…) du Grand carénage, vers la R&D d’énergies propres ?
La réponse est manifestement non !
Doublement non. Parce que voilà plus d’un demi-siècle que le lobby électronucléaire fait la preuve de sa capacité à imposer ses choix au niveau politique, et qu’il n’y a aucun élément permettant de penser que cette consanguinité pourrait soudainement cesser. Encore plus absurde, parce que cela est rendu impossible par la Commission européenne et son diktat du très mal nommé ‘Pacte de stabilité et de croissance’. Ou quand les lois divines de l’équilibre budgétaire favorisent l’avènement d’un accident majeur qui impactera l’ensemble du continent…
Mais ne nous inquiétons pas, les réactions des responsables de cette catastrophe annoncée sont d’ores et déjà prêtes :
– Le niveau politique plaidera « responsable mais non coupable », en se retranchant derrière les autorisations d’exploitation délivrées par le niveau technique.
– Le niveau technique plaidera sa bonne foi en arguant que, « dans l’état actuel des connaissances, cet accident n’aurait jamais dû se produire ».
– Le niveau industriel sortira l’artillerie lourde des contrôles et certifications divers, terrains où seuls les lampistes peuvent être condamnés.
– Et naturellement, énarques, polytechniciens, grands commis de l’état, se mettront à l’abri de la vindicte populaire derrière les trois niveaux précédents.
Enfin, une fois la justice passée et quelques petites mains condamnées, il ne restera plus qu’à suivre l’exemple japonais. À casser le thermomètre en relevant les niveaux de référence des risques de radioprotection.
Rendre légale l’irradiation atomique, voilà qui prouvera définitivement la supériorité du néolibéralisme ! Même dans la défunte Union soviétique, ils n’y avaient pas songé.
(suite) (« À tout seigneur tout honneur ») PJ : « il n’est pas exclu du tout que je me retrouve dans la…