Billet invité.
Après la mort de Mao le 9 septembre 1976 et les manifestations de deuil spectaculaires, à grand renfort de larmes et d’émotion, qui déferlèrent dans tout le pays, ses principaux soutiens et porte-étendards ne tardèrent pas à être éliminés. Le début de 1976 (une Année du Dragon à la hauteur de la réputation que ces années-là ont en Chine !) avait été particulièrement agité et déstabilisant. Deux des très grandes figures de tout premier plan du régime venaient de disparaître : en janvier le maréchal Zhu De, le vieux compagnon de la Longue Marche, celui qui avait rallié à Mao la quasi totalité des sociétés secrètes chinoises, en mars le Premier Ministre, le discret, le fin diplomate Zhou Enlai, le lettré à l’ancienne qui avait limité (autant que faire se pouvait) les exactions des Gardes rouges pendant la Révolution Culturelle et qui se tenait au plus proche de Mao depuis Yenan, sans faire beaucoup de bruit mais en très efficace éminence grise : le Yin complémentaire du Yang incarné par Mao, comme le voulait la tradition impériale.
La mort de Zhou Enlai avait donné lieu à pleurs et sanglots comme il se doit, mais pas seulement : le 4 avril est en Chine le jour des morts (« Qingming » = « Pure clarté »), donc dédié à leur culte. Ce 4 avril 1976, on vit se rassembler sur la place Tian An Men d’inhabituels et innombrables porteurs de gerbes de fleurs et de poèmes calligraphiés qui convergèrent ensemble vers le Monument aux Héros. Le nom de Zhou Enlai ne figurait pas expressément dans leurs hommages, mais nul ne s’y trompa (les Chinois, très habitués à l’exercice, savent parfaitement décoder les non-dits) : il s’agissait bel et bien d’une « manifestation », certes témoignage d’affection envers le premier ministre défunt, mais surtout message de rejet et de haine envers ceux qui, « derrière le rideau », dirigeaient la Chine en lieu et place d’un Mao sénile et très affaibli depuis, en gros, 1972 (date de la disparition de Lin Biao, dont on avait un temps parlé comme d’un dauphin putatif). Ces personnages nous sont connus sous l’appellation de « Bande des Quatre » et ils ne manquèrent pas eux non plus de déchiffrer le message du 4 avril. La manifestation fut réprimée manu militari, beaucoup des participants arrêtés et, dans la foulée, Deng Xiaoping fut destitué, devenant la cible d’un virulent mouvement de critique. Ce jour-là est entré dans l’histoire officielle de la Chine contemporaine par la petite porte sous le nom neutre d’ « Evénements de la place Tian An Men » (pour pouvoir par la suite le « gommer » plus facilement ?), mais il signait l’arrêt de la chute définitive des Quatre ( notons qu’ il allait se reproduire sous la même forme en 1989, gerbes et poèmes au Monument aux héros, en l’honneur de Hu Yaobang qui venait de mourir et que cela serait le coup d’envoi des « Evénements de mai 89 » sur cette même place, mais n’anticipons pas…).
Revenons à nos moutons : qui étaient ces quatre personnages honnis qui furent arrêtés en octobre 76, dès que l’ombre tutélaire de Mao cessa de les protéger ? Regroupés autour de Jiang Qing, la femme de Mao, c’étaient deux intellectuels et un « ouvrier » qui s’étaient illustrés par leur zèle révolutionnaire lors de la Révolution Culturelle, en particulier à Shanghai lors de la courte expérience en 1967 de la « Commune de Shanghai » – à l’imitation de celle de Paris – dont Alain Badiou reste aujourd’hui encore un (unique ?) zélé thuriféraire. Sortes d’ « ultra révolutionnaires », ils étaient à l’origine de la campagne du « Pi Lin, pi Kong » (« contre Lin Biao, contre Confucius ») en 1973-74 et s’affirmaient bien décidés à poursuivre impitoyablement la lutte contre les responsables du Parti engagés dans la voie capitaliste (Deng Xiaoping, entre autres) et à brandir toujours plus haut le drapeau rouge au nom de la « Pensée Mao Zedong ». De grandes manifestations, sans doute spontanées tant la population était lassée de cet activisme gauchiste, réclamèrent leur arrestation.
La Chine vécut, après leur chute, une période intermédiaire pendant laquelle on s’affaira à construire pour la dépouille embaumée de Mao un mausolée monumental au centre de Tian An Men et on convint en somme de laisser la population » digérer » son deuil. Cela fut d’assez courte durée sous la houlette d’un homme peu connu et plutôt falot (venu des services du Renseignement) que Mao avait, à ce qu’il paraît, choisi comme successeur (« Avec toi aux affaires, je suis tranquille », lui aurait-il dit…) : Hua Guofeng.
Cet intermède eut son utilité car il permit de souffler un peu, de panser les plaies les plus vives des 10 années passées, d’élaborer le 70/30 qui allait servir de jauge définitive du bilan des « années Mao » (70% de positif, 30% de négatif) et, en haut lieu, de réfléchir au devenir de la Chine. Justement, au premier rang de ceux qui réfléchissaient depuis longtemps au devenir de la Chine, on trouvait Deng Xiaoping, très vite (dès 1977) réhabilité de son bannissement (les Chinois le surnommaient « le ludion, 4 en haut, 3 en bas » en raison de ses nombreux va-et-vient entre le sommet et la disgrâce) qui revenait bien décidé à solder l’héritage avec son « chat qui, noir ou blanc, devait d’abord et surtout attraper des souris » !
Aux yeux de Deng, la situation était calamiteuse et il fallait en extirper la Chine au plus vite. Cette situation était la suivante : une Chine encore, malgré son rapprochement avec les USA et son entrée à l’ONU en 1971, très largement marginale dans le « concert des nations » ; une Chine économiquement quasi autarcique depuis la rupture sino-soviétique de 1961 ; une Chine essentiellement agricole (80% de la population vit à la campagne); une Chine aux équipements industriels vétustes et dépassés ; une Chine où la pauvreté était tenue pour vertu et qui s’en faisait une gloire ; une Chine enfin en voie de sous-développement intellectuel, en train de payer très cher dix ans de fermeture des écoles et des universités et d’envoi des étudiants à la campagne et des professeurs aux corvées de latrines. Si Deng avait livré le fond de sa pensée sur l’héritage maoïste, on peut raisonnablement penser que son bilan n’aurait pas cadré avec le 70/30 officiel ! De retour au sommet de l’Etat en 1978, Deng Xiaoping entreprit méthodiquement la conversion du pays à l’ouverture et au « réalisme » économique. Il mit au service des réformes qu’il envisageait une des vertus primordiales de l’esprit chinois : un pragmatisme résolu, sans dogme ni a priori. La méthode expérimentale sans s’embarrasser d’idéologie, mais en s’en remettant uniquement à l’épreuve des faits pour jauger les résultats. Après le lancement des « Quatre modernisations » (agriculture, industrie, défense, sciences et technologies) en guise de coup d’envoi, Deng guida la Chine sur la voie du « socialisme de marché » (capitalisme encadré ?) pendant 20 ans. Une autre des formules qui le rendirent célèbre était la suivante : « Quand on doit traverser la rivière à gué, il faut assurer son pied sur chacune des pierres, l’une après l’autre ». C’est très exactement ce qu’il fit en expérimentant la réforme des communes populaires d’abord dans la seule province pauvre de l’Anhui, en ouvrant dans un premier temps quelques rares villes côtières au commerce avec l’étranger avant de créer les « zones économiques spéciales » (conçues comme les locomotives devant tirer tout le pays du marasme) et les premières joint-ventures, en amorçant progressivement le démantèlement des énormes complexes industriels d’Etat, vestiges de l’ère de la coopération sino-soviétique et en encourageant l’enrichissement individuel par une forte incitation à entreprendre et à « se jeter dans la mer » (« xia hai » en chinois) avec audace.
« Etre riche est glorieux ! » fut le sésame de toute la Chine qui rivalisa d’inventivité pour commercer et « faire du fric ». Que devenait Mao et le maoïsme pendant ce temps ? Le portrait géant de Mao continuait à présider aux destinées de la Chine à la porte de la Cité Interdite et son mausolée ne désemplissait pas, des centaines de millions de Chinois de toutes les provinces et ethnies continuant à faire le pèlerinage à Pékin dans ce but.
Si l’on détruisit bien quelques monumentales et encombrantes effigies, il n’y eut jamais de « démaoïsation ». Bien au contraire. Par son statut de grand homme, à la stature hors du commun, Mao avait acquis sans contestation possible, le droit de figurer au panthéon des icônes de l’homme du peuple. Il devint, sans besoin de directives ou d’incitations quelles qu’elles fussent, une sorte de « divinité » tutélaire et familière de la « grande famille (« da jia ») du peuple chinois. Un genre d’ »ancêtre » adoptif commun !
En Chine le processus d’evhémérisation des héros et grands hommes est monnaie courante. A l’instar de Guan Yu par exemple, héros guerrier et symbole de loyauté de l’époque dite des « Trois Royaumes » (IIIe siècle de notre ère), qui a son effigie encore aujourd’hui à peu près partout, Mao s’est hissé post mortem au rang de protecteur et diffuseur d’ondes bénéfiques dans un grand nombre de foyers et même de temples (taoïstes) chinois. Un grave accident de voitures à Canton dans les années 90, d’où était sorti miraculeusement indemne un automobiliste qui arborait un portrait de Mao à son rétroviseur, fut même à l’origine d’une nouvelle utilisation du personnage en « St Christophe », comme on en connut naguère chez nous, accroché en amulette aux véhicules à moteur
L’abondance jamais démentie des portraits et statuettes de Mao, les invocations à ses mânes supposées propitiatoires et son adoption par le panthéon traditionnel cachent aussi chez un certain nombre de Chinois, malgré les douleurs endurées, une nostalgie du temps passé, le temps d’une certaine « pureté » morale qui allait de pair avec une très grande égalité et le projet enthousiasmant de régénérer l’humanité !
@Mango je pense que vous faites une mauvaise analyse. Vous semblez supposer qu’il existe une passerelle entre PJ, l’idéologie plus…