Billet invité.
Il existe une Chine parallèle que nous ignorons le plus souvent. Prenons un exemple récent : l’année 2008. Elle ne s’est pas bien passée et son ratage a été d’autant plus ressenti que la Chine avait fait grand tapage autour de son arrivée : sous le signe auspicieux du chiffre 8, avec les premiers Jeux Olympiques de son histoire (ouverture solennelle fixée le 8 août à 8h du soir), elle devait être la grande année de la Chine, son triomphe aux yeux du monde.
Or elle a très mal commencé, ou plutôt elle n’a pas pu commencer selon les rites : des intempéries d’une exceptionnelle violence ont souvent empêché les retrouvailles des familles pour le Nouvel An et le déroulement des festivités. Le pacte familial, fondement du pacte social, n’a pas eu lieu en temps voulu et sous les formes voulues pour l’harmonie du Ciel/Terre habité. Ensuite, ce furent des inondations catastrophiques hors-saison (signe de dérèglement) et, le 12 mai, le très lourd tremblement de terre du Sichuan.
Les Chinois, exactement comme sous l’Empire pendant 2000 ans, continuent à « lire » ce genre d’événements comme un avertissement du Ciel à ceux qui sont chargés de faire régner l’ « harmonie » (rôle toujours premier d’un gouvernement). La politique étant, comme la médecine (« gouverner » et « soigner » s’expriment par le même mot en chinois) une sorte de « météorologie », tous ces signes (en fait symptômes de dysfonctionnement) sont interprétés spontanément comme une « perte de mandat » annoncée.
Les détenteurs du mandat ne sont pas directement accusés des forfaitures (comme les « écoles en tofou » qui ont causé la mort de tant d’enfants lors du séisme) dont on accable les représentants locaux du pouvoir, mais ils ont failli : ils se sont engagés à faire régner l’ « harmonie » (ce mot venait d’être le mot clé du XVIIe Congrès du PCC) et le Ciel manifeste qu’elle ne règne pas. D’où l’idée qui peut, dès lors, faire son chemin d’un nécessaire « changement de mandat« . Ce que veut dire très exactement le binôme « ge ming » que nous avons traduit en Occident par « révolution ». L’étymologie du mot est intéressante : « ge » est le pictogramme d’une peau (cuir) tendue et en dérive le sens de « mue » et l’idée que ce qui a fait son temps doit être renouvelé. Quant à « ming », il est porteur du sens de « donner un ordre » et de « mission ». On voit qu’on est assez loin de ce que nous avons l’habitude de mettre sous le mot « révolution ». Ce changement de mandat n’implique aucunement l’intervention d’une forme quelconque d’idéologie. Il ne s’agit pas de remplacer un modèle de gouvernement par un autre, ni une forme de pouvoir par une autre. En d’autres termes, il n’y a pas lieu de parler d’un rejet du communisme ou d’aspiration à la démocratie (ce que nous servent si volontiers nos médias). De toutes façons, le « communisme chinois » (avec tous les guillemets possibles !) a fait la preuve depuis 30 ans qu’il peut tout à fait assimiler le capitalisme (pas nécessaire de « ge ming » pour ça !) et l’aspiration du peuple à la démocratie, qui existe bel et bien, prend en Chine cette forme-là : faire entendre son mécontentement au point d’effrayer le pouvoir en place. Le pouvoir baptise ces manifestations du nom d’ « incidents de masse » et on en compte une centaine de milliers par an. Façon de ruer dans les brancards qui ne s’embarrasse d’aucun mot en –isme et message que le pouvoir reçoit 5/5 sans passer par les urnes !
Quand les symptômes de perte de mandat sont manifestes (ils sont toujours à la fois d’ordre naturel et d’ordre social), le pouvoir en place, vidé de son efficacité, doit tomber et la révolte devient légitime, agréable au Ciel et bénéfique à la société. Le désordre devient l’ordre des choses. Et ce désordre est assez souvent advenu en Chine, son dernier avatar en date étant le Révolution Culturelle elle-même (qui eut la particularité d’être déclenchée par une faction du pouvoir, celle de Mao)
Nous venons d’encadrer l’expression « communisme chinois » de tout le scepticisme dont peuvent être porteurs des guillemets car cette aspiration est une constante, présente en Chine dès les origines de l’histoire, sous la forme d’un idéal permanent prenant la forme d’un collectivisme primitif.
Une formule résume depuis la nuit des temps les aspirations du peuple chinois :
« Que toute l’humanité redevienne une grande famille, jouissant
en commun de la paix et de l’harmonie ! »
A noter qu’encore aujourd’hui le président chinois Xi Jin ping, quand il adresse ses vœux de nouvel an à la population, utilise toujours cette expression « da jia » = « la grande famille ».
Cette tentation d’un messianisme égalitaire et fraternel court à travers toute l’histoire de la Chine sous les noms de « Tai ping » = Grande paix, grande harmonie sociale
« Da tong » = Grande unité
« Ping jun » = Égalisation (des conditions sociales)
La Chine est, depuis des millénaires (« Le premier grand mouvement social millénariste assorti d’une attente messianique qui soit historiquement connu date de l’an 3 av. EC » Ch. Schipper), travaillée de l’intérieur par des forces de contestation, d’opposition et d’aspiration à « autre chose » à travers tout un maillage horizontal serré de groupes et associations de tous ordres. Toutes ces formes d’opposition très vivaces se manifestent épisodiquement au fil de l’histoire sous l’aspect de jacqueries, révoltes, brigandages (du type Mandrin ou Robin des Bois), voire de réelles prises de pouvoir assez durables (cf. les Tai ping), mais elles se situent à l’intérieur du régime chinois dont elles constituent une modalité de fonctionnement à la manière de soupapes de sécurité. Nous connaissons la plupart de ces groupes sous l’appellation de « sociétés secrètes« . Elles sont pratiquement sécrétées par le régime impérial lui-même car, seules organisations de type horizontal dans une structure verticale, elles servent d’exutoire aux mécontentements populaires, de correctif face aux injustices et exactions subies par les paysans de la part de propriétaires fonciers ou de mandarins et de système d’entraide. Elles fonctionnent en bandes ou loges (dont les activités dégénèrent parfois en banditisme pur et simple de type mafieux et donnent naissance aux triades) dont la clientèle se situe chez les laissés pour compte et les plus pauvres. Leur proximité géographique et humaine avec les plus au bas de l’échelle fait d’elles des « poissons dans l’eau au sein du peuple ». Mao reprit la formule pour l’appliquer aux cadres du PCC : il connaissait l’efficacité des sociétés secrètes pour avoir bénéficié de leur alliance et en avoir rallié beaucoup au cours de la Longue Marche. Leur messianisme ne propose jamais d’inventer une autre règle du jeu, mais toujours de « restaurer » un état de choses d’autrefois idéalisé, une sorte d’âge d’or primordial (l’ « harmonie ») à réactiver, ce qui a fait dire à Jean Chesneaux : « Elles marchaient la tête tournée en arrière« .
Elles ont, malgré leur grande diversité, un certain nombre de points communs :
— utopie égalitariste sur le plan social (englobant les femmes !)
— messianisme prophétique
— composante religieuse, regroupant des pratiques religieuses dissidentes souvent liées au taoïsme religieux mais aussi au christianisme
— recours au pillage et au racket avec un mot d’ordre : « frapper les riches, aider les pauvres »
— dimension nationaliste sous les Qing (dynastie mandchoue) : « renverser les Qing, restaurer les Ming »
Même si elles ont formé un foyer actif de remise en cause des injustices et inégalités autour des temples et des cultes locaux, même si elles ont constitué une forme élémentaire de lutte contre l’ordre établi, même si elles ont été parfois des institutions de contre-pouvoir, ces « hui » (terme chinois pour « association ») ont aussi paradoxalement joué un rôle de régulation dans la vie politique impériale. « …les plus forts éléments de dissidence intérieure, les sociétés secrètes, ont joué au contraire dans le sens du maintien de l’intégrité nationale » (Jean Chesneaux).
Pour en revenir à la Chine contemporaine, n’oublions jamais que Mao est d’origine paysanne, que c’est chez les paysans que les « hui » sont le plus actives, que l’idée même d’insurrection est paysanne au nom du mythe de l’avènement promis de la Justice et de la Concorde (Tai ping, Da tong…). Les paysans chinois qui se sont ralliés à Mao n’ont pas la moindre idée de ce que peut être le marxisme, ils ont tout simplement intégré à leurs traditions de culte le nom de Zhu Mao (contraction de Zhu De, maréchal de la 8ème Armée de route, et de Mao Zi dong), leur nouveau Robin des Bois qu’ils inscrivent dans la longue lignée des redresseurs de torts (plus ou moins couronnés de succès) qu’ils vénèrent. Il existe un proverbe chinois à propos de ces redresseurs de torts :
« Celui qui échoue, il devient un bandit
celui qui réussit, il devient empereur »
Mao a réussi : il est devenu empereur ! A l’avènement de la RPC en 49, l’adhésion massive au nouveau régime ne fait aucun doute. C’est une restauration réussie de l’ordre du Ciel/Terre
– qui met fin à la guerre civile
– qui a permis de libérer la Chine de l’occupant japonais et des impérialistes occidentaux et de lui rendre sa « face » aux yeux du monde
– qui a manifesté la « vertu » (= l’efficacité) du chef charismatique, détenteur du mandat céleste
– qui a redistribué les terres
– qui promet justice et égalité (le vieil idéal messianique)
D’une certaine façon, et nous ne croyons pas cette lecture abusive, Mao Zhu xi (c’est à dire « Président Mao » qui sera son nom de règne à la manière impériale) renoue le lien entre les Chinois et leur empereur (« père et mère du peuple », sic). Est-ce un hasard s’il proclame son avènement depuis la tribune de la Porte de la Paix Céleste, face au Sud, le 1er octobre, jour solennel où les empereurs procédaient à l’acte symbolique le plus important de l’année : la promulgation du calendrier des 12 mois à venir ? Nous avons du mal à croire à ce hasard-là…
La réponse est ici : entre Avranches et Granville.