Billet invité.
Le récent texte de Thomas Piketty, « Pour un noyau dur européen », est intéressant à plus d’un titre.
Il l’est surtout pour mettre en lumière nos propres limites et contradictions quant à une possible définition d’une politique européenne.
Si, pour ceux qui critiquent sans cesse le ‘déficit démocratique’ de l’Union européenne, qu’ils soient d’ailleurs ‘européistes’ ou ayant une aversion à cette Europe là, la proposition d’un parlement de la zone euro devant lequel l’exécutif européen serait responsable ne peut être qu’applaudit, il reste que l’argumentation avancée par l’auteur pour défendre la thèse d’un ‘noyau dur européen’ expose ses failles, des failles par ailleurs liées à la thèse elle-même.
On voit mal par exemple quelle pourrait être la raison qui ferait qu’un ‘noyau dur’ permettrait mieux aujourd’hui qu’hier d’instituer un ou de nouveaux traités inter-gouvernementaux quand justement l’argument avancé pour tordre le cou à cette idée selon laquelle l’état de l’opinion interdirait de toucher aux traités européens est qu’en 2011, deux traités, et non des moindres, ont pu être institués … à 28.
Si cela fut possible pour l’Union européenne alors en pleine crise, comment ne le serait-il pas dès lors toujours aujourd’hui ? La cause n’est donc pas institutionnelle, mais bien politique, et en cela, un ‘noyau dur’ ou pas n’y a rien à voir, sauf à estimer que les conditions politiques (et non pas institutionnelles) imposent de restreindre le nombre de pays pour instituer de nouvelles règles politiques parce que ce nombre restreint permet tout simplement de faciliter entre pays partageant les mêmes positions une telle disposition.
D’où l’expression ‘dur’ adjointe au ‘noyau’ européen, comme expression sensible d’un commun possible mais forcément restreint à ceux qui partagent la même vision d’un tel commun.
Il est donc nécessaire pour clarifier le débat sur une politique européenne de dissocier des éléments qui relèvent chacun de son propre domaine : de véritables institutions démocratiques, remettre les traités sur le chantier et le ‘noyau dur’. Le premier élément est institutionnel, le second est politique et le dernier est tactique (ou stratégique). Mais une telle solution ne s’impose pas, en ce qu’elle lie ensemble ces trois éléments.
De la même manière, Thomas Piketty relie la nécessaire annulation de dettes publiques pour certains pays (la Grèce est citée nommément) à l’acceptation d’une telle solution, qui conduirait dès lors chaque pays membre de ce ‘noyau dur’ à accepter le fait majoritaire au sein d’un parlement de la zone euro (en fait, de la ‘zone dure’). Les deux éléments n’ont pourtant pas de rapport causalité ou de lien, si ce n’est qu’en démocratie, la majorité peut, ou pas, voter l’annulation d’une dette publique, mais qu’il n’existe pas de conditionnalités à accepter ou non la démocratie majoritaire en contrepartie d’une annulation de dette.
Une telle conditionnalité aurait d’ailleurs toute les chances d’être refusée par l’Allemagne et plus largement par tous les pays débiteurs de la Grèce, par exemple, puisque tous les pays de la zone euro le sont dans ce cas à des degrés divers, sous prétexte que devant la force du fait démocratique mis en balance, l’Allemagne serait ainsi placée devant l’alternative binaire de renforcer le camp anti-euro ou perdre ses créances (et éventuellement des électeurs).
Relier différents éléments provenant de champs différents ne peut donc faire une politique européenne, a fortiori en méconnaissance de la réalité des rapports de forces politiques actuels en Europe, notamment au sein même de l’Allemagne où Mme Merkel est maintenant soumise à la progression de l’AfD et sans doute bientôt limitrophe d’une extrême-droite arrivée au pouvoir en Autriche.
Croire qu’en réduisant le nombre on facilitera ainsi un projet européen, c’est aussi croire dans le nombre en tant que tel, en pensant par ailleurs que l’Allemagne accepterait de bon cœur ce qu’elle a déjà sinon refusé du moins écarté et jeté aux oubliettes politiques entre-temps : comment croire en effet Mme Merkel suffisamment idiote pour penser qu’elle accepterait un tel ‘noyau dur’ quand dans le même temps on expose que, justement, un tel ‘noyau dur’ aura pour fonction de restreindre le rapport de force pour l’instant en faveur de l’Allemagne ?
Qui peut être certain de la définition même du dit ‘noyau’ ? Selon que celui-ci intégrera ou pas tel ou tel pays, proche ou non de la vision ordo-libérale en cours en Allemagne, ou proche ou non de la vision sociale-libérale en cours en France, il est bien évident que la réponse différera, tant sur le nombre de membres que sur la nature de la politique qui y sera menée. Le diable est donc dans le ‘noyau’ et l’Allemagne, ou d’autres, n’abandonneront pas le rapport de force politique actuel qui peut être en leur faveur sous prétexte et sous condition d’un parlement de la zone en question, a fortiori encore moins avec une annulation de créances à la clef, sous peine de se suicider politiquement sur leurs scènes intérieures respectives.
Car il faut aussi se rappeler qu’une telle thèse, qui fut celle de François Hollande au sortir de la crise grecque en Juillet 2015, fut celle, longtemps, de l’Allemagne il y a de cela quelques années et qui attendit, longtemps, notamment la France, que l’on veuille bien se saisir de celle-ci. En désespoir de cause, l’Allemagne abandonna cette thèse du ‘noyau dur’, aussi parce que le rapport de force, politique et économique, avait tourné en sa faveur entre-temps.
Il y a là, pour le moins, une interrogation à voir Thomas Piketty rejoindre la thèse d’un François Hollande qui abandonna sa position du statu quo européen quand il prit enfin conscience que cette position ne pouvait mener qu’à l’explosion de l’Union, alors même qu’il était déjà bien (trop) tard pour faire cette proposition. L’Allemagne fit mine poliment d’examiner la chose, puis l’enterra, pour des raisons de politique intérieure notamment.
Cette thèse, que l’on pourrait dénommer le ‘surge’ (sursaut) européen par un sur-investissement institutionnel et démocratique (triplé d’une conditionnalité d’annulation de dettes publiques pour Piketty), est pour le moins problématique, moins sur la forme (démocratique) que sur le fond, politique, quasi inexistant.
Car il n’existe aucun lien de causalité entre le nombre de membres (‘noyau dur’) et la nature de la politique définie, sauf à vouloir comme le fait Thomas Piketty définir a priori la qualité des membres selon le type de politique souhaitée, ce qui n’a rien à voir avec la démocratie et les institutions.
Quelque part, c’est reproduire ce qui fut dénoncé à son époque par certains comme une ‘institutionnalisation’ des politiques européennes.
Politiquement parlant cette fois, il y a à s’interroger sur le fait que Thomas Piketty propose ainsi la même thèse qu’un Président de la République française dont la politique intérieure est pourtant tant décriée sur la scène politique à gauche, notamment par ce même … Thomas Piketty : comment donc une politique sociale-libérale en France pourrait-elle soudainement se métamorphoser en bonne politique sur la scène européenne ? Si Emmanuel Macron est effectivement une cible pour l’économiste, il reste que le véritable adversaire politique à cibler est bien celui qui la mène en France au premier chef, à savoir François Hollande.
Ce hiatus et ces contradictions sont donc révélatrices de celles qui nous traversent en France, notamment à gauche, sur la question européenne. Car il n’existe actuellement que trois politiques proposées pour l’Europe : la thèse du ‘noyau dur’ telle que décrite, la thèse de l’Etat-Nation induisant une sortie sinon de l’Union du moins de l’euro sur un spectre politique large allant de l’extrême-droite à la gauche radicale, et la thèse du statu quo, laquelle est défendue par un nombre restreint de membres européens dont le plus influent, à savoir l’Allemagne, avec des difficultés croissantes.
Thomas Piketty endosse donc la première de ces thèses parce que ce ‘saut quantique’ européen permet de donner du temps, notamment aux acteurs européens les plus éminents que sont Angela Merkel et François Hollande, tous les deux concernés par leur réélection respective en 2017, mais aussi et plus largement à l’Europe. Cependant, pour autant qu’il puisse être mis en œuvre, le ‘noyau dur’ ne sera pas opérationnel avant 2018 au mieux et laissera pantelante la question de la définition du ‘noyau’ mais aussi et surtout celle du ‘reste’ de la zone euro : quid donc de ce ‘reste’ de pays membres de cette zone euro, qui ne bénéficiera pas d’un budget de ‘noyau dur’ et qui risquera, avec une même et seule monnaie l’euro par un potentiel effondrement d’emporter le ‘noyau’, aussi ‘dur’ qu’il fût ?
Comment concilier, concrètement, deux zones ayant une même monnaie mais avec des institutions différentes et des politiques potentiellement différentes ?
A cela, bien évidemment la thèse ne répond pas puisque ce n’est pas son objet.
Le texte de Thomas Piketty est donc intéressant pour ce qu’il révèle, notamment à gauche, sur les limites de la pensée politique sur l’Europe, parce que celle-ci s’inscrit dans le cadre qu’on lui impose et qu’en conséquence, quitte à choisir entre ces trois thèses, c’est bien celle-ci que l’économiste choisit, quand bien même il tente de l’accommoder de telle façon à ce qu’elle puisse correspondre peu ou prou à une vision politique qui puisse la rendre compatible avec sa propre vision politique, de gauche, de l’Europe, au détriment de la réalité politique européenne.
Dans ce cadre là pourtant, aucune solution ou thèse sur la politique européenne ne peut être ni viable ni bonne : si elle est bonne, elle ne sera pas viable, et si elle est viable, elle ne sera pas bonne (ni viable donc à terme).
La thèse du ‘noyau dur’ arrive, concrètement, bien trop tard pour qu’elle puisse ne servir qu’à ceux qui la portent que pour gagner du temps. C’était dès la mise en œuvre de la zone euro qu’il aurait fallu la mettre en place, et au plus tard, en janvier 2015 lors de la seconde crise, politique, grecque. Ce n’est pas en juillet 2015 et encore moins en mai 2016 qu’elle pourra l’être, avec une Union qui a à peine atteint son niveau précédent à la crise économique et financière, profondément impactée par la crise des réfugiés et un terrorisme djihadiste qui s’est ‘européanisé’, avec un secteur bancaire et financier toujours en situation de criticité.
Le statu quo n’a plus pour lui que la raison du plus fort, celui auquel le rapport de force politique actuellement lui permet de maintenir encore quelques temps cette thèse. Mais même l’Allemagne est bien consciente que tôt ou tard cette position devra évoluer, si possible après les élections de 2017.
Quant à l’option de l’Etat-Nation, impliquant la sortie de la zone euro et éventuellement la dislocation de l’Union, c’est peu dire qu’elle ne dit rien elle non plus des politiques qui seront menées en son nom, comme un miroir inversé du ‘surge’ européen proposé par le ‘noyau dur’.
Rester coincer dans ce cadre là de définition d’une politique européenne ne peut donc impliquer que de mauvaises solutions, qui seront pour certaines remises sur la table européenne dès le référendum britannique passé (et ce quel que soit son résultat), ou posées en 2017.
Rester dans ce cadre de réflexion impose aussi d’accepter la réalité des rapports de forces politiques européens tels qu’ils sont constitués actuellement, dans une contestation de l’accès au pouvoir entre sociale-libéralisme et ordo-libéralisme, et une opposition à gauche à ce pouvoir reprenant en partie la thèse utilisée par un tenant du pouvoir ou une opposition à gauche qui reprend la thèse de l’Etat-Nation sans pour autant en assumer totalement les aboutissants sur le versant européen.
Ces limites, ces contradictions sont nôtres parce que le cadre européen n’a pas pu ou pas su être interrogé et remis en perspective avec une crise qui le permettait.
Pourtant, les réalités politiques européennes en cours sont déconnectées, en partie, de cette politique européenne ainsi décrite, avec une part croissante de la population européenne qui aspire à refaçonner la démocratie et le projet politique européen, qui ne soit ni une sortie de l’unité européenne, ni une perpétuation de l’ordo-libéralisme, ni un abandon, bien au contraire, de l’idée d’approfondissement démocratique de l’Europe.
Etonnamment, la notion de souveraineté populaire (au sens d’un ensemble de citoyens) n’a pas ou peu été mobilisée encore à ce stade pour l’idée européenne alors qu’elle est allègrement dévoyée sous sa forme référendaire au niveau national par l’extrême-droite en Europe.
Etonnamment encore, l’idée d’un Keynes quant à la compensation entre nations par-delà la seule régulation étatique et sa redistribution fiscale (et son pendant la taxation), agissant en amont quand celles-ci interviennent en aval, n’a pas été mobilisée non plus.
A défaut de redéfinir cette politique européenne en ce sens, ce sera alors à l’autre partie de la réalité européenne, cette extrême-droite qui a le vent en poupe, de la renommer sinon de la détruire, en utilisant pour ses fins propres la Nation et l’État.
@Ruiz, La situation est en suspend d’une certaine manière et peu pencher d’un coté ou l’autre. Je ne sais quoi…