Billet invité.
Le groupe X-Sciences de l’Homme et Sociales, intégré à l’AX l’association des anciens de Polytechnique, se donne pour objectif de recevoir des penseurs « hors des sentiers battus » autour du thème général de la Transition de paradigme.
Paul Jorion, anthropologue, sociologue et chercheur en Intelligence Artificielle, a travaillé 18 ans au cœur du système financier notamment sur les algorithmes de trading automatisés. Ancien élève de Claude Lévi-Strauss et maître de conférence à Cambridge, économiste et essayiste, il présente sans aucun doute une pensée à la fois originale et construite. Célèbre pour avoir averti à l’avance de la crise financière de 2008, il est contributeur régulier au Monde et à d’autres périodiques et anime le blog http://www.pauljorion.com. Il nous parlera en particulier de son dernier livre « Le dernier qui s’en va éteint la lumière – Essai sur l’extinction de l’humanité », publié chez Fayard.
Paul Jorion
Ce qui a contribué à me donner l’idée d’écrire ce livre, c’est notamment une prise de conscience que j’ai eue en participant à une émission radiophonique en Belgique à tonalité philosophique, où l’animateur s’ingéniait à amener les invités à suggérer qu’à coup sûr « certaines choses nous restent incompréhensibles », dans le sens d’opaques à la raison. La tendance c’était en somme d’amener les auditeurs à une forme de métaphysique. Et comme je me montrais réticent à me laisser diriger de la sorte et qu’il voulait quand même respecter son cahier des charges, comme je parlais d’un galet qui m’avait été offert, il a fini par me taxer de superstition et par faire semblant de croire que j’attribuais quelque puissance magique à ce caillou, plutôt que d’y voir tout simplement le cadeau d’une personne que j’apprécie ! C’est une métaphysique, un « arrière-monde » comme aurait pu dire Nietzsche, qui est recherchée plutôt que l’aride lucidité, comme un déni et un masque à la réalité. Tout, plutôt que la lucidité ? Mais c’est pourtant de lucidité que nous avons besoin ! Or la lucidité nous amène à constater que notre monde est sous l’impact de trois pertes de contrôle majeures, d’une part environnementale puisque nous utilisons pour notre activité économique 1,6 planète et les conséquences tel réchauffement et autres en découlent, d’autre part notre système économique et financier, enfin la complexité devenue dans bien des domaines trop importante pour que nous puissions la maîtriser. A tout cela se rajoute l’invention de l’ordinateur et la question de l’intelligence artificielle, dont l’actualité se profile de plus en plus. Et l’on pourrait s’attendre à ce que la lucidité nous pousse à l’action.
Nous restons pourtant sans agir. De multiples blocages apparaissent, tels ceux qui ont amené les plus puissants acteurs à limiter les velléités de réglementation de la finance apparues à partir de la crise de 2008 à des dispositifs extrêmement insuffisants, et menacent même de remettre ceux-là en cause. D’où ce livre, avec pour objectif d’étudier « tout ce qui bloque », et jusqu’à une dimension psychanalytique, une réflexion sur la nature de l’être humain. La lucidité est bien l’essentiel, avant 2008 bien d’autres en plus de moi étaient en position d’alerter sur ce qui allait se passer, et pourtant ils ne l’ont pas fait.
Etudier tout ce qui bloque, cela signifie d’abord mettre en lumière les cliquets, c’est-à-dire les mécanismes sans retour, mis en place pour empêcher des changements de politique. Un exemple parmi d’autres est la distinction spécieuse et orientée entre mesures « techniques » et mesures « politiques » au niveau européen… où il apparaît que ce sont les mesures d’inspiration néolibérale qui sont appelées techniques, et peuvent donc être approuvées par une simple majorité qualifiée. Tandis que des mesures d’inspiration différente seraient appelées politiques, et il faudrait l’unanimité pour les approuver. C’est que ce que l’on appelle « technique » a justement été construit à partir de présupposés néolibéraux, dont le contenu pourtant éminemment politique est donc maintenant pris comme s’il allait de soi, comme s’il n’était pas politique justement. Et il y a bien d’autres exemples.
Je propose en définitive dans ce livre un choix, car il est d’abord un appel à l’action, mais cet appel on peut le refuser et pour ce cas la dernière partie du livre appartient au genre ancien des « consolations » – pensez à Malherbe et la consolation à M. Du Périer « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin » – c’est-à-dire un discours destiné à aider un travail de deuil. Ici, il s’agit du deuil de l’espèce humaine.
Les causes de la possible extinction de l’espèce, je ne les détaille pas dans ce livre. On peut se rapporter tout simplement à ce que disent les scientifiques, notamment au sujet du réchauffement climatique qui serait dangereux à partir de 2°C, et nous nous dirigeons vers bien davantage. Les conséquences sont multiples, et on en voit certains prodromes déjà. Les réfugiés qui viennent en Europe, ce sont pour une part des réfugiés de guerre oui, mais pas seulement, le réchauffement aussi commence déjà à pousser des gens vers l’exil. Et le réchauffement n’est encore pas la seule conséquence de notre comportement.
Les retours que je reçois, eh bien beaucoup de gens me disent en tirer du courage, ce qui peut surprendre car ce livre pourrait désespérer. Et il y a un autre retour dont je veux parler.
Mon éditeur m’a appris, non seulement que des éditeurs chinois voulaient acheter les droits à traduction de mon livre, mais encore qu’il y avait eu concurrence entre eux et que le montant proposé était sans précédent – quarante fois ce qu’il est d’usage de proposer dans ce cas. Il y a donc une réceptivité particulière en Chine au discours que je porte.
Essayant de la comprendre, je la mets en relation avec une attitude chinoise qui transparaît dans la formule de Deng Xiao Ping sur le passage au capitalisme « traverser la rivière en tâtant une pierre à la fois » : c’est une attitude d’expérimentation pragmatique, bien ancrée dans la civilisation chinoise traditionnelle qui obtint des résultats impressionnants dans la technologie – gouvernail d’étambot, papier, poudre… – mais se désintéressait relativement de la théorie, contrairement aux Grecs de l’antiquité dont nous avons hérité, raison pour laquelle elle n’a pas développé de science appliquée.
Il faut aussi noter la tentative menée par le président chinois Xi Jinping depuis en gros 2014 de réintroduire des éléments de taoïsme et de confucianisme. C’est une réaction semble-t-il à l’augmentation de la corruption. Bien sûr, ce système est aussi autoritaire et peut être brutal, il ne faut pas le perdre de vue.
Ce qui est intéressant, c’est que l’expérimentation pragmatique suppose une certaine audace, mais sous-tendue par la capacité à revenir en arrière si le besoin s’en fait sentir. Pas de cliquet ici, pas de blocage unidirectionnel, on est prêt éventuellement à se remettre en question.
Pendant ce temps, en Occident, il faut constater que les questions qui occupent la scène publique sont par comparaison futiles, ou au mieux assez secondaires. On peut parler de la loi Travail en France oui, mais on ne parle pas de l’évaluation comme quoi 30 à 40% des emplois pourraient disparaître d’ici à quinze ans du fait de l’automatisation – et il s’agirait alors plutôt des services, on parle d’automatisation des tâches cognitives davantage que de robots à proprement parler.
Prouver l’existence du risque d’extinction, encore une fois je renvoie aux scientifiques. Je parle dans le livre de deux à trois générations – cependant cela pourrait aussi être plus rapide. Le réchauffement devient de plus en plus évident, et pourtant les accords ne sont pas respectés – Kyoto dont la référence est 1990, et pourtant les émissions de CO2 ont augmenté de 60% depuis, la COP21 l’année dernière et l’on essaie de faire des produits dérivés sur la taxe carbone, c’est-à-dire en réalité à ne sauver notre monde que s’il est possible que ça rapporte !
Débat avec le public
Question – Votre livre m’a fait penser à « Sapiens : Une brève histoire de l’humanité » écrit par Yuval Noah Harari qui propose aussi un panorama général de l’être humain. Qu’en pensez-vous ?
Paul Jorion – Je ne crois pas qu’il y ait contradiction, mais davantage complémentarité entre ces deux regards. La différence d’approche peut-être la plus importante est que j’essaie de faire un pas en arrière supplémentaire et de voir les choses de plus loin, afin de regarder d’un oeil neuf ce qui « va de soi », ce dont on ne parle pas au sujet de notre espèce car cela paraît trop évident.
Un auteur de science-fiction par exemple peut nous décrire des espèces extra-terrestres à la psyché fondamentalement différente, et c’est en fait pour nous donner à repenser et à voir comme de l’extérieur notre psyché à nous. C’est un peu ce regard extérieur que j’ai tenté d’obtenir.
Question – Voyez-vous émerger de nouvelles formes d’action ? D’autre part, quel rôle attribuez-vous à la connaissance – je pense à la propagande climatosceptique dont l’impact médiatique a été important et dont il reste probablement des traces
Paul Jorion – Deux directions seraient intéressantes. Non seulement les mouvements citoyens visant à répandre de nouveaux comportements individuels et une notion de frugalité – je pense que se limiter à cela serait très insuffisant – mais encore le niveau où les décisions sont prises, étatique et bien au-delà.
Pensez par exemple aux règles comptables, on néglige le plus souvent leur impact politique, il est pourtant profond. Pour commencer, le fait de désigner les salaires comme un coût, et les dividendes comme des bénéfices, plutôt que de voir les uns et les autres comme les parts respectives des salariés et des actionnaires, mène à chercher systématiquement à réduire les premiers – question d’efficacité, vous voyez ! – tandis que les seconds il faut les maximiser ils deviennent l’objectif en soi. Et pourtant parler des salaires comme coût et des dividendes comme bénéfices… n’est qu’une convention.
Ce genre de convention est produit par des organismes comme la FASB pour les Etats-Unis, l’IASB pour le reste du monde. Voilà un exemple d’endroit où les décisions sont prises, où il faudrait agir.
Question – Le risque d’extinction découle-t-il seulement du phénomène du réchauffement ?
Paul Jorion – La complexité est encore une question essentielle. Elle a des dimensions multiples.
A Fukushima par exemple, ce sont des modèles différents qui décrivaient la résistance mécanique du réacteur respectivement à un séisme et à un tsunami. Les deux n’ont pas été mis en rapport, le cas d’occurrence conjointe d’un tremblement de terre provoquant un tsunami a été négligé, et les conséquences ont suivi.
Pensez encore à la dépendance de toute ville moderne envers l’électricité, y compris même pour la distribution d’eau. La fin de l’approvisionnement électrique signifierait le besoin pour la population urbaine d’émigrer à la recherche d’eau.
D’une manière générale, ils sont nombreux les domaines où l’humain a perdu le contrôle, ainsi que les points de fragilité du système. Voyez les « flash crash », les krachs éclair en Bourse, en quelques secondes, sans intervention humaine, causés par des logiciels de trading automatique.
Question – N’y a t il pas un risque de cercle vicieux, dans le sens où l’homme étant déclaré incapable de faire face à de tels problèmes, la décision humaine serait remplacée de plus en plus par une intelligence artificielle – menant à perte de contrôle encore aggravée ?
Paul Jorion – Les travaux en intelligence artificielle mettent souvent en jeu des réseaux de neurones simulés par ordinateur, et ces réseaux obtiennent des résultats. Voir AlphaGo de DeepMind, premier logiciel à battre un champion de go en 2015, quand l’année précédente on prédisait qu’il faudrait une décennie avant d’y parvenir.
Qu’il s’agisse des discussions sur des « munitions autonomes », comprendre des drones qui prendraient d’eux-mêmes l’initiative de faire feu – et demain décideraient tout seuls qui doit être préventivement éliminé pour terrorisme, peut-être ? – ou des liens intenses de la recherche en I.A. avec les armées, il y a plus d’une raison de s’inquiéter des perspectives de l’intelligence artificielle.
Question – Que pensez-vous du Transhumanisme ?
Paul Jorion – L’immortalité ou du moins une espérance de vie de mille ans donnerait-elle plus de responsabilité à notre espèce qui serait obligée de prendre en compte le long terme ? Ou serait-elle indifférente à l’environnement car adaptable à peu près à tout ?
Je soupçonne que la question restera académique. Les biologistes expriment des doutes sérieux, il semble y avoir une limite « dure » à la durée de vie humaine, le corps humain est un tout qui n’est pas fait pour durer indéfiniment et qui ne se modifie pas aussi facilement que cela.
Je crois bien davantage aux robots qu’aux cyborgs.
Question – Peut-on parler du remplacement des emplois comme d’un risque existentiel ? Et la finance, est-elle un risque existentiel ?
Paul Jorion – La question du machinisme était déjà posée par Ludd au XIXème siècle – qui y répondait en cassant les machines. La meilleure réponse est de chercher à partager le bénéfice de l’installation de la machine, afin que le travailleur qu’elle a mené à licencier en ait sa part. Un mécanisme de taxe sur la machinisation serait intéressant.
La finance peut poser un risque existentiel indirect si une crise amène à la disparition de toute possibilité de paiement, parce que les banques ne se prêtent plus ou disparaissent. L’impossibilité de se procurer le nécessaire finit par menacer la vie.
Question – Comment êtes-vous passé de l’anthropologie au monde de la finance ?
Paul Jorion – J’ai été invité à travailler dans la finance suite à mon activité dans le domaine de l’intelligence artificielle, non en tant qu’anthropologue – c’était aux débuts des algorithmes de trading boursier. Il y avait là un intérêt propre, mais encore je l’ai compris un intérêt proprement anthropologique. La méthode des anthropologues est en effet l’observation participative, et elle ne peut fonctionner pour un milieu qui se ferme de lui-même à l’observation – comme le milieu financier le plus souvent. C’était donc encore une occasion rare d’appliquer l’anthropologie là où elle ne peut l’être en général !
Question – Deux questions provocatrices : un effondrement économique n’aurait-il pas de bons côtés, d’une part en forçant à chercher des solutions, d’autre part en forçant à laisser dans le sol une grande partie des énergies fossiles devenues trop complexes à exploiter ? D’autre part, les tendances nationalistes et populistes n’auraient-elles pas aussi des avantages, en forçant à ramener les échelons de décision à des niveaux où ils sont contrôlables par une démocratie nationale classique ainsi qu’en permettant à l’humanité plusieurs expériences indépendantes, d’où amélioration des chances de produire des systèmes viables ? Ceci indépendamment des inconvénients indéniables par ailleurs.
Paul Jorion – Certaines espèces animales font varier leur densité en fonction du stress perçu, elles l’adaptent ainsi à la « capacité de charge » de leur environnement. On a pu aussi considérer que la guerre de 1914 était en quelque sorte nécessaire et qu’elle a permis d’éliminer des jeunes hommes qui étaient « en trop ». On pourrait donc envisager un rôle de la pression économique pour adapter la densité des humains. Il est possible de se rapporter par exemple aux travaux de Chayanov, sociologue de la ferme russe au début du XXème siècle.
Cependant, l’espèce humaine est une espèce colonisatrice, comme les rongeurs. En cas de pression trop forte, la réaction est d’aller plus loin et de coloniser ailleurs. Mais la colonisation spatiale est une voie bloquée dans l’état actuel de la technique.
Nous n’avons donc pas d’alternative, nous devons tirer des conclusions de nos réflexions commencées dès l’Antiquité sur l’éthique, et agir dans ce sens. Nous entretuer ne serait pas une solution.
L’étude concrète, sociologique, des méthodes de fixation des prix mène à une image bien différente des théories comme quoi le prix est le simple résultat de la rencontre de l’offre et de la demande. En réalité, par des négociations et des concessions réciproques, les différents acteurs d’un système économique cherchent à maintenir dans la durée leurs relations, à s’assurer que tout le monde « puisse vivre » afin que l’activité puisse continuer. C’est ce tissu de bonnes volontés réciproques qui fait marcher la société, c’est ce genre de choses qui peut servir de base à des solutions.
C’est la méthode descendante (top-down) : avec un LLM en arrière-plan de chaque personnage, répliquant dans chaque instance, un humain…