« Sous un régime d’empoisonnement interne », une dette écologique sociétale ?, par Jean-François le Bitoux

Billet invité.

Paul Jorion en guise de critique d’un article sur son dernier livre souligne : « Je crains qu’il n’y ait un malentendu quant à mon « revirement » ou « conversion » éventuels : ma position n’a jamais changé sur la question et je continue à dénoncer le gloubi-boulga heideggérien qui inspire le courant ultra-conservateur du mouvement décroissantiste ».

Au cours d’un échange passé, d’aucuns qui m’avaient croisé il y a 30 ou 40 ans ont pu croire que, l’âge aidant, j’avais mis de l’eau dans un vin déjà bio et que j’aurais pu devenir plus « accommodant » avec les réalités de la nature. Je leur ai répondu que loin de cela, enrichis d’enseignements inconnus à l’époque, de la philosophie à la mécanique quantique en passant par l’anthropologie, le fait, le diagnostic et les thérapies vétérinaires prenaient un sens d’autant plus rigoureux et me confirmaient dans une nécessité d’exigence professionnelle qui n’a rien de « naturelle » mais toute culturelle, c’est-à-dire simplement « Citoyenne ».

Sans être prétentieux ni pédant, le tout premier mot d’ordre de toute médecine reste « Primum non nocere » : la santé est le silence des organes – même si ce n’est pas toujours vrai ! D’abord ne pas nuire, c’est d’abord retrouver des bases saines d’accompagnement des animaux, c’est-à-dire une zootechnie exigeante dans son quotidien. Ausculter un écosystème, c’est en percevoir les mécanismes internes et vérifier que tout fonctionne aussi correctement que possible. C’est valable d’une huître à l’océan tout entier. Il faut bien entendu, comme un anthropologue, avoir fréquenté ces écosystèmes suffisamment longtemps pour y dénicher quelques détails, des signaux faibles ou forts qui ont pu avoir échappé à la sagacité d’analyse d’intervenants plus anciens. Prétendre ausculter et traiter un écosystème pendant une éruption fiévreuse est perte de temps. À ce moment-là, seul ce que vous en avez appris précédemment est utile. Ces précautions d’approche ne pourraient-elles pas s’appliquer à la vie en société ?

Parmi les éléments qui s’imposent aux soins du zootechnicien et qui sont ignorés de l’extérieur, il y a l’accumulation de déchets, de résidus, voire d’erreurs et de mauvaises habitudes dans la gestion passée. Tant que tout va bien, à quoi bon les évaluations, l’autocritique du « peut mieux faire » ? Quand tout va mal, c’est trop tard et il n’y a plus d’argent ni d’énergie pour étudier et imposer les corrections indispensables ! Il semble que les procédés d’évaluation des missions en cours ne soient pas beaucoup utilisés en France ? C’est ainsi que les dysfonctionnements s’accumulent et construisent une dette écologique de plus en plus coûteuse qui finit par se manifester de manière pathogène ou virulente selon les dégâts oubliés. Car si on peut discuter la mémoire de l’eau, il n’est pas question de nier certaines mémoires et blessures qui laissent des traces dans les têtes, les terres et les écosystèmes.

L’anthropologue nous rappelle régulièrement combien les phases colonisatrices de l’expansion humaine furent constructrices pour les uns mais destructrices pour d’autres. C’est tellement évident que nous avons du mal à le voir et à l’accepter : il y a une mémoire des phénomènes qui s’imposent à nous, malgré le négationnisme qui flotte encore chez les esprits paresseux : la dette écologique en fait partie.

En fait la dette écologique est simultanément effet et cause de bien des déboires actuels et ce, sous différents angles. Sous l’angle matériel, il sera simple d’en constater les blessures partout dans le monde, mais sous l’angle politique et administratif, elle est plus dangereuse encore puisqu’elle n’a jamais été évaluée. Sous prétexte que, à un moment donné, nous « faisons au mieux », sans nous poser de questions dérangeantes », que « ça a toujours fonctionné comme ça » et « qu’on ne sait pas faire autrement » : TINA ! (There Is No Alternative) Il n’y aurait pas d’alternatives ? Le suicide communautaire serait donc la seule impasse possible ?

Dans le domaine que je connais le mieux, dans les élevages conchylicoles, les mortalités et les proliférations planctoniques toxiques, virus, bactéries et algues ne sont que l’adaptation microbiologique et planctonique d’une Nature abusée et épuisée par des pollutions chroniques encore niées, depuis … toujours ! Tout cela suit tranquillement des lois biologiques très naturelles.

Ces maux comportent forcément des dimensions humaines. Ce sont les effets de pratiques dites « traditionnelles », laxistes mais provisoirement économiques et rentables qui sont devenues les causes des mortalités dans des écosystèmes limités. Des professionnels exploitent le milieu naturel, sans conscience de leurs excès car « on a toujours fait comme ça ! », mais ne savent pas en restaurer les propriétés originelles dont ils abusent.

Cette négation provient tout autant du défaut de responsabilité et de sérieux du monde politique et de ses administrations. Ce Léviathan (Hobbes) observe ces maux depuis 150 ans sans en avoir tiré la moindre évaluation ou enseignement. Faute d’imagination et de volonté de la part du personnel « en responsabilité », ils sont d’abord oubliés, masqués puis niés malgré des programmes de recherche internationaux : cette impuissance est un autre symptôme signant la gravité de la situation !

C’est bien une extinction locale des espèces de la biodiversité, de la lumière et des Lumières qui se déroule sous nos yeux et que nous refusons de voir ! Plus au large, il en va de même en ce qui concerne l’asphyxie d’espaces croissants des mers et des océans : c’est bien une lumière qui s’éteint sous nos yeux et que le négationnisme néolibéral prégnant ne veut pas voir. Nous y reviendrons forcément encore et encore, jusqu’à ce que dénoncer ces effets engendrés modifient en retour (feedback !) notre vécu, nos habitudes devenues incompatibles avec notre survie localement.

Et la réflexion de Claude Lévi-Strauss prend tout son sens : « Du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous un régime d’empoisonnement interne… ce n’est pas un monde que j’aime ».

C’est effectivement une densité uniforme car plus rentable dans des champs eux-mêmes uniformisés par le remembrement, qui entraîne la disparition des espèces animales et végétales, et par mimétisme dans les champs du monde entier et pour les mêmes pratiques, pour les mêmes raisons économiques. Cet empoisonnement résulte tout autant d’habitudes colonisatrices abusives qui ont pu être tolérées dans un cadre historique mais qui cessent d’être supportables. La Nature a si longtemps compensé nos exactions qu’il est facile et paresseux de lui en vouloir de ne plus les corriger. Il en reste une facture, une fracture, une mémoire dont certains continuent à abuser : le droit à la paresse intellectuelle et qui s’exprime à tous les étages des mille-feuilles administratifs et politiques. Cet accompagnement de dérives suicidaires est aussi une caractéristique de l’idéologie néolibérale.

Une illustration glaçante de ces pratiques et de cette asphyxie croissante fut apportée par l’émission sur LCP, Narco-finance, les impunis, Paul Jorion y a rappelé que dans un pays où tout le monde triche, l’Honnête Homme, banquier ou financier, ne survivra pas. Les règles comptables et les paradis fiscaux sont-ils l’effet ou la cause du Néolibéralisme proliférant ou l’inverse ? Les deux mon capitaine !

France-Culture propose ce jour, une réflexion sur la « malédiction des ressources naturelles » dans les forêts et les schistes bitumineux canadiens. Elle insiste sur le fait que malgré les dégâts enregistrés, il est quasiment impossible d’enrayer cette folie humaine. Il ne semble pas que les intervenants sachent que le gouvernement avait de plus récemment voté une loi de censure interdisant aux chercheurs canadiens de donner leur avis sur ce genre de situation ! Mais on n’est plus à ça près !

L’asphyxie provient bien de l’uniformité de pathologies biologiques et d’une incapacité politique et administrative de Léviathans dépassés par les évènements, à maîtriser le poussée des têtes d’hydres qu’ils ont encouragée et qu’ils ne savent plus couper alors que ces « parasites » savent eux, profiter des faiblesses identitaires de ces structures. C’est encore une partie d’une dette culturelle et écologique insupportable qu’il faudra bien corriger tôt ou tard. Et le plus tôt sera le mieux !

 

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