Pour une comptabilité écologique universelle, par Jean-Paul Vignal

Billet invité.

Alors que la sagesse populaire dit à juste titre que plaie d’argent n’est pas mortelle, tout le monde parle avec émoi des dettes financières des Etats, alors que beaucoup moins de gens attirent l’attention sur une dette collective bien plus grave, car mortelle en cas de non remboursement : la dette écologique. Nous vivons en effet depuis le début des années 70 « à crédit écologique » car la pollution que nous créons est supérieure depuis cette date à la capacité d’absorption de la biosphère. Nous en sommes actuellement en gros à 1,6 fois et nous devrions atteindre 2 fois vers 2030 [1] si rien de sérieux n’est fait pour stopper cette progression.

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Comme dans le cas de la dette financière, la question qui se pose est celle de la solvabilité de cette dette : pourrons-nous la rembourser ou va-t-elle se transformer en impayé et modifier les équilibres écologiques actuels au point de mettre en cause la survie de l’espèce humaine?

Il y a deux réponses extrêmes possibles à cette question, avec tous les dégradés imaginables entre les deux :

– le retour aux modes de vie et à la démographie des années pendant lesquelles l’empreinte écologique était nettement inférieure à la capacité d’absorption de la biosphère,

– un pari très incertain sur le développement de technologies qui permettront de réduire l’empreinte, voir d’effacer l’ardoise dans le cas par exemple du geoengineering [2].

Les débats houleux sur les causes du réchauffement climatique en cours montrent à l’envi que nous ne disposons pas actuellement, tant s’en faut, des connaissances scientifiques indispensables pour jouer aux apprentis sorciers de la biosphère et que les options les plus réalistes disponibles sont :

– Prioritairement de cesser immédiatement d’augmenter cette dette,

– de lancer au plus vite des recherches fondamentales sur le fonctionnement complexe de la biosphère et les interactions entre la biosphère et le climat,

– de privilégier à court et moyen terme les recherches appliquées permettant de maximiser l’usage de l’énergie et des matières premières que nous consommons.

Il est douteux que les marchés et leur insatiable fringale de retour sur investissement toujours plus élevé et de rotation toujours plus rapide des capitaux soient capables de faire les choix difficiles qui s’imposeront : tant que les entreprises pourront vivre en cueilleur/chasseur, pourquoi décideraient-elles d’augmenter leur point mort et d’immobiliser des capitaux en investissant dans la maitrise de la production sédentaire de ressources renouvelables ? Il est totalement illusoire de croire que le court-termisme ambiant peut céder le pas à la vertu tant que la spéculation sur tout ce qui bouge rapportera plus à court terme que 99% des activités de productions de biens et de services hors criminalité ou prostitution.

Il faut donc trouver d’autres approches, utilisant autre chose que l’analyse et la comparaison du coût financier et du retour financier sur investissement, et pour ce faire, créer un système de référence fondé sur une unité de mesure qui ne soit pas une monnaie. La méthode de l’empreinte écologique mise au point par le Global Footprint Network [3] qui mesure l’impact environnemental de l’activité humaine par rapport à la capacité d’absorption de la biosphère [4] parait être la meilleure piste disponible. Une fois mise à jour par un consensus international dont la formation pourrait être gérée par le Framework on Climate Change de l’ONU (UNFCCC), une unité de mesure écologique universellement acceptée serait créée. Elle serait un sous-multiple de la capacité d’absorption globale de la biosphère.

Elle permettrait de mettre en place une comptabilité écologique, indépendante des circuits de l’argent, utilisant cette unité de mesure pour établir le compte d’exploitation et le bilan écologique des activités humaines, qui faciliterait le dialogue avec l’économie, en le fondant sur le principe que la vente à perte écologique est interdite. Il donnerait par exemple les moyens de juger de l’opportunité de maintenir en vie des activités qui sont par nature en perte écologique permanente et n’ont aucune perspective de rembourser la dette ainsi créée sous prétexte de maintien de l’emploi ou de qualité de vie à court terme. De telles activités ne pourraient être autorisées que lorsque leurs représentants seraient capables de présenter un plan d’amortissement crédible de leur dette écologique à un horizon raisonnable. Seules les activités militaires seraient sans doute exclues ; la guerre sous ses diverses formes est consubstantielle de la nature humaine et le restera. Son bilan écologique est presque toujours effroyable, et le sera de plus en plus ; nous n’y pouvons malheureusement pas grand-chose.

Cette démarche est indispensable car nous sommes (presque) tous intoxiqués par l’argent au point de penser qu’il est la mesure de toute chose, y compris de l’utilité et de la valeur de la biosphère indispensable à notre vie, ou que l’opulence financière est devenue le critère déterminant de la réussite sociale et le chemin le plus court vers la perfection de la sainteté en ce bas-monde.

Or la faillite écologique n’est pas un jeu d’écritures dans le bilan de créanciers marris : c’est la rupture d’un équilibre qui met en cause la survie de tout ou partie des membres de l’écosystème failli. Tout l’argent du monde ne vaudra pas grand-chose quand la terre sera devenue inhabitable pour l’homme pour cause d’apocalypse nucléaire et/ou de pollution. Il permettra sans doute à quelques privilégiés de vivre dans des paradis totalement artificiels, mais il ne leur permettra même pas de jouer au golf ou au tennis en plein air, dans une nature glorifiée par le travail de l’homme.

La méthode de l’empreinte écologique est ce qui semble la façon la plus facilement accessible au plus grand nombre pour comprendre comment notre mode de vie impacte la planète. Même si le système proposé par le Global Footprint Network n’est pas parfait, et parfois un peu curieux à l’emploi, il permet d’ores et déjà à chacun [5] d’avoir en quelques minutes et avec un peu de patience une idée de son impact personnel

Le résultat est surprenant pour la plupart des utilisateurs : qui pourrait imaginer qu’il faudrait plus de six terres pour supporter le train de vie de l’humanité si tout le monde vivait comme un banlieusard très ordinaire de la région de Dallas au Texas ! Il est probable que les concepteurs du système ont un peu forcé le trait pour être certains d’interpeler, mais ce serait une bonne chose que plus de chercheurs travaillent à l’amélioration de ce genre de modèle plutôt que de consacrer de longues heures pour savoir s’il est plus efficace en termes de rapport performance/cout d’agir par voie législative et réglementaire – autrement dit remettre le politique en position de juge et de garant de l’intérêt général – ou de laisser la main magique du marché agir en espérant que le pétrole à 100 $/baril ou plus sera une incitation suffisante pour cesser de fonctionner sur un modèle chasseur/cueilleur/pollueur.

Le débat est noble, mais sans grande utilité tant que l’on se sait pas de quoi on parle, et que l’on ne sait même pas si la dégradation de la biosphère est une fonction continue ou discrète, même si l’on suppose que c’est sans doute un peu des deux : continue jusqu’au seuil de saturation et à l’effondrement. Avoir une idée de ces seuils, voila encore un beau sujet de recherche car compte tenu de l’inertie du système complexe qu’est la biosphère, nous en avons déjà probablement franchi certains de façon irréversible.

Il est dangereux que l’espèce humaine, faute de connaître ces seuils écologiques qui pourraient provoquer sa propre disparition – hors destruction militaire massive qu’elle soit d’origine nucléaire, biologique ou chimique – n’essaie pas au plus vite de ramener son empreinte écologique à un niveau compatible avec la capacité de régénération de la biosphère. Dans cette perspective, connaître suffisamment bien les mécanismes complexes de cette régénération pour optimiser l’utilisation des moyens est un préalable indispensable, aussi bien pour définir cette nouvelle unité de mesure que pour faire ensuite les bons choix écologiques.

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[1] Earth overshoot day 2015 : 13 aout

[2] Geoengineering

[3] Global Footprint Network

[4] L’Essentiel de l’Empreinte

[5] Calculateur de l’empreinte écologique individuelle

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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