Le 49-3 sur la Loi Travail : La pulsion suicidaire du gouvernement Valls, par Cédric Mas

Billet invité.

Prenant acte de la forte opposition déclenchée par le projet de Loi « visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs », Manuel Valls a donc décidé d’engager la responsabilité de son gouvernement sur le vote de ce texte.

Après la Loi Macron, c’est au tour de la Loi el-Khomri de bénéficier de cette procédure exceptionnelle prévue dans la Constitution de la Vème République et qui cristallise la suprématie du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif en France depuis 1958.

Qu’est-ce que l’article 49-3 ?

Le 3ème alinéa de l’article 49 de la Constitution précise (dans sa version applicable) :

« Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session. »

Il s’agit donc d’un renversement du vote, puisque le projet de Loi présenté ne doit pas recueillir la majorité des voix des députés, mais c’est au contraire l’éventuelle motion de censure qui doit, elle, recueillir les suffrages de la majorité des députés.

Rappelons que le deuxième alinéa précise que pour qu’une motion de censure soit adoptée, faisant donc chuter le Gouvernement, « Seuls sont recensés les votes favorables à la motion de censure qui ne peut être adoptée qu’à la majorité des membres composant l’Assemblée« .

En d’autres termes, pour que le Projet de Loi soit rejeté, et le gouvernement contraint de démissionner, il faut donc réunir 2 conditions cumulatives :

  • le dépôt dans des délais courts (mais avec des conditions assouplies) d’une ou plusieurs motions de censure ;
  • le vote d’une majorité de députés inscrits en faveur de cette motion de censure (soit 283 sur 574 inscrits).

Lors du vote de la motion de censure, les députés absents, ceux qui s’abstiennent sont considérés comme votant contre la motion de censure.

On peut ainsi évaluer, en l’état des rapports de forces, à un minimum de 30, le nombre de députés socialistes votant la motion de censure pour que celle-ci ait une chance de passer.

De même, si plusieurs motions de censure sont déposées, et qu’aucune ne recueille la majorité des inscrits, alors le Projet de Loi est aussi considéré comme adopté.

Parmi les moyens dont dispose le Gouvernement pour dominer les débats parlementaires (vote réservé, maîtrise des amendements, etc.), l’article 49-3 représente donc le dispositif le plus puissant pour maîtriser les oppositions et les atermoiements des parlementaires.

Depuis une réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, le recours à cet alinéa n’est possible qu’une fois par session parlementaire pour un projet de Loi autre qu’un projet de Loi de finances ou de financement de la sécurité sociale.

Avant la réforme de 2008, le Gouvernement disposait d’une latitude totale dans l’utilisation de cette arme procédurale redoutable, et il ne s’en est pas privé comme le montre le schéma.

49-3

(source Assemblée nationale – ne tenant pas compte du recours annoncé aujourd’hui).

Quelles sont les conséquences de ce recours ?

Le recours au 3ème alinéa de l’article 49 de la Constitution peut déboucher sur deux situations :

  • soit, dans le cas du succès d’une motion de censure, le texte est rejeté et le Gouvernement considéré comme démissionnaire. Le Président de la République doit donc désigner un nouveau Premier Ministre et un nouveau gouvernement ;
  • soit, dans le cas d’une absence de motion de censure, ou d’une motion ne recueillant pas la majorité des députés, le texte du projet de Loi sur lequel a été engagée la responsabilité du Gouvernement, est adopté sans autre discussion.

Au niveau de la procédure, l’engagement de la responsabilité suspend tous les débats sur le projet de Loi, et les parlementaires disposent de 24 heures pour déposer les motions de censure (au moins une a été déposée ce soir).

Les motions éventuellement déposées font ensuite l’objet d’un vote au plus tôt dans les 48 heures.

Mais le débat parlementaire ne s’arrête pas à cette adoption, puisqu’après son passage devant l’Assemblée nationale, le texte doit être adopté en termes identiques par le Sénat, puis si ce n’est pas le cas revenir à l’Assemblée nationale, où le Gouvernement pourra à nouveau engager sa responsabilité (s’agissant du même texte, cela compte pour une seule fois), devant la commission mixte paritaire qui tente de concilier les versions adoptées par l’Assemblée nationale et par le Sénat, ou à nouveau lors de la lecture devant l’Assemblée nationale. Par exemple, le budget de 1990 a fait l’objet de 5 recours à l’article 49-3.

Un peu d’histoire et de stratégie :

Malgré un recours fréquent, l’utilisation de l’article 49-3 n’a abouti à la chute du Gouvernement qu’une seule fois : au matin du 5 octobre 1962 (séance du 4 octobre 1962), lorsque la motion déposée le 2 contre le projet porté par le général de Gaulle de modifier la Constitution pour instaurer l’élection du président de la République au suffrage direct.

Le contexte de cette censure est particulier : nous sommes en pleine transition après la fin de la guerre d’Algérie, et il s’agit d’une réaction des parlementaires contre l’affirmation du pouvoir du général de Gaulle qui vient d’imposer un nouveau Premier ministre (Pompidou) à la place de Michel Debré.

La motion est votée à une large majorité, seul l’UNR votant contre. De Gaulle est alors absent de Paris le 5 octobre et il réplique rapidement en prononçant la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 octobre, provoquant de nouvelles élections législatives. De Gaulle remportera d’ailleurs le référendum et les élections législatives.

En réalité, le recours au 49-3 par un Gouvernement de la même majorité que le Président de la République, est assorti de la menace « dissuasive » d’une dissolution sanctionnant les députés récalcitrants.

Cette menace, mise à exécution dans l’histoire dans différentes hypothèses, est donc souvent le moyen de « ramener à la raison » les députés qui auraient des tentations de mettre en échec le Gouvernement.

Pourtant, les derniers exemples de dissolution ont montré que cette arme avait perdu de sa force à mesure que lors des élections suivantes, les majorités changeaient, engendrant comme en 1997 une cohabitation.

Une dissolution de l’Assemblée nationale en mai 2016 : une arme neutralisée

D’abord, s’engager dans des élections législatives est déraisonnable dans le contexte difficile de la France en 2016 : crise économique qui résiste aux incantations auto-réalisatrices (« ça va mieux »), et une « guerre au terrorisme » mal menée, excédant nos moyens et sans perspectives de fin.

En l’état de la popularité du pouvoir exécutif, et des mauvais sondages, le pari ne pourrait être tenté que dans une logique de joueur cherchant à faire perdre ceux qui l’ont fait perdre. La logique du chantage exercé aujourd’hui sur les députés ressemble au « Chicken game« , un calcul « risquetout » sans recul ni vision d’avenir.

Le chantage dissuasif pourrait donc être envisagé s’il n’y avait deux éléments de contexte qui viennent achever la neutralisation de l’arme de la dissolution, et rendre paradoxalement leur liberté de conscience à tous les députés.

D’abord, nous sommes à un an des élections présidentielles. C’est à dire dans un temps où les opérations préélectorales ont commencé, et chacun ne se positionne désormais dans le champ politique et institutionnel que dans cet objectif.

Imaginons que François Hollande décide en rétorsion du vote d’une motion de censure de dissoudre l’Assemblée nationale et de provoquer de nouvelles élections. Il est fort probable qu’une période de cohabitation ou d’instabilité s’instaure du fait de l’élection d’une nouvelle majorité.

Dans tous les cas, François Hollande va devoir chercher un Premier ministre et des ministres pour former un nouveau gouvernement.

Qui accepterait un poste aussi risqué dans un délai aussi court avant une élection aussi importante ?

Comment imaginer que le Président de la République puisse oser s’exposer ainsi à accumuler les refus, qui le décrédibiliseront encore plus ?

Ensuite, nous sommes en plein état d’urgence, situation d’exception dans laquelle le Premier ministre s’est enfermé, n’ayant plus le courage d’y mettre fin et qui est censé se prolonger jusqu’à l’Euro 2016 au moins.

Nous ne reviendrons pas sur l’efficacité très relative de cette situation, mais simplement pour rappeler que la démission du Gouvernement ou la dissolution de l’Assemblée nationale rend automatiquement caduc l’état d’urgence qui doit donc cesser 15 jours francs après la prise d’effet de l’un de ces évènements.

C’est en effet l’article 4 de la Loi du 3 avril 1955 qui précise que : « La loi portant prorogation de l’état d’urgence est caduque à l’issue d’un délai de quinze jours francs suivant la date de démission du Gouvernement ou de dissolution de l’Assemblée nationale. »

Il est donc fort improbable qu’en cas de vote d’une motion de censure contre le Projet de Loi el-Khomri, le Président de la République mette à exécution la menace de dissolution inhérente au recours de l’article 49-3.

C’est donc dans les prochaines 48 heures que les pressions maximales vont s’exercer sur les députés socialistes, notamment en cherchant à leur faire porter la responsabilité éventuelle de la fin de l’état d’urgence.

Mais ces pressions masquent mal la fuite en avant suicidaire dans laquelle s’est emporté le Gouvernement Valls, et dont les esprits les plus habiles et ambitieux cherchent désormais à s’éloigner pour ne pas y être entrainés.

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