Traduction par Timiota de l’article de Evgeny Morozov paru dans le Guardian le 24 avril.
Faisons-nous face à une autre bulle technologique ? Ou pour le dire dans le jargon de la Silicon Valley, les « startups licornes » [unicorn startups : de valorisation > 1 milliard de $] ne seraient-elles que des zombies ?
Votre opinion sur ces questions dépend, toutes choses égales par ailleurs, de comment vous évaluez la santé globale de l’économie mondialisée. Certains, comme le capital-risqueur Peter Thiel, argumentent que virtuellement tout le reste – des sociétés cotées en bourse à l’immobilier et aux obligations souveraines, — est déjà surévalué. Ne restent alors que deux options : se fixer sur des produits liquides mais à faible revenu, comme le cash – ou bien se focaliser sur des investissements dans les startups technologiques, illiquides mais potentiellement très lucratifs.
Si tel est le cas, c’est une bonne nouvelle pour Thiel et ses collègues, particulièrement dans une ère de taux d’intérêts négatifs. Et pour le commun des mortels comme nous ? Eh bien nous sommes probablement fichus.
Depuis plusieurs mois, Alphaville, l’excellent blog finance du Financial Times, — pas vraiment votre citadelle de la technophobie et de la critique véhémente du capitalisme – s’est dit soucieux quant à l’effet de la Silicon Valley sur le reste de l’économie. Ses contributeurs insistent que, à rebours du discours pompeux sur la transparence radicale, le business model intensif en données que les firmes technologiques leaders ont avidement embrassés provoque en réalité une distortion du mode de fonctionnement des marchés, les privant des informations essentielles pour l’allocation optimale (« efficiente ») des ressources.
Par quel biais ? Puisque les données – le carburant des marches de publicité – sont la source de leurs profits, les firmes technologiques offrent avec allégresse, donc à des tarifs hautement subventionnés, des services et des biens qui créent encore plus de données. On peinerait à trouver une limite aux type de biens et services ainsi envisageables : elles peuvent bien avoir commencé avec du surf internet et des réseaux sociaux, mais depuis quelques temps elles jouissent de nous pister quand nous faisons du sport, mangeons, ou même faisons l’amour : Pour elles, tout cela ce ne sont rien que des données – et des données ça veut dire des profits.
Toutes ces subventions ou discounts, néanmoins, font qu’il est difficile de comprendre combien coûtent ces biens et services sous-jacents. Et à un moment où ces firmes sortent de nos browsers internet et de nos smartphones pour entrer dans nos maisons, nos voitures et nos corps, nous ne pouvons nous attendre qu’à encore plus de distorsion des signaux-prix.
Izabella Kaminska, une des contributrices principales d’Alphaville, pense même que nous en sommes parvenus à un Gosplan 2.0 –, un système à la soviétique d’élites technocratique qui, avec les poches pleines d’argents d’investisseurs désespérés, allouent l’argent comme bon leur semble, sur la base de critères totalement subjectifs, favorisant certains groupes sur d’autres, et utilisant les revenus de leur business de pub pour financer des projets « moonshot » [projets Google futuristes et un brin invasifs : Google cars, flottes d’avions livreurs, réseaux de satellite pour Internet aux pays moins avancés, Google glass, Internet des objets…] d’une douteuse portée civique [Lire : résoudre l’aberration du solutionnisme technologique de E. M. ].
Ainsi, les firmes technologiques finissent par soumettre tant les gouvernements que les marchés : avec leur tentacules sensorielles qui s’introduisent dans tous les domaines, Google et Facebook déclarent savoir comment faire du cash mieux que tous les autres, — et comment le dépenser dans, disent-ils, l’intérêt supérieur de l’humanité.
Dans un tel contexte, il est très plausible que Google, Facebook et les autres vont finalement opérer les infrastructures de base sur lesquelles le monde fonctionne. Ce n’est pas la tentation qui leur manquerait, au vu de la pluie de données qui s’ensuivrait. Tandis que d’autres sociétés seraient, elles, poussées à se concentrer sur les biens de luxe – un peu comme Apple. Mais c’est tout sauf une bonne nouvelle pour l’économie globale : les sociétés ne peuvent pas – ne doivent pas – toutes être des Ferrari ou des Apple.
Mais cela pourrait être le cadet des soucis car du point de vue du long-terme, c’est au niveau de ces services très basiques, d’infrastructure que la promesse de la Silicon Valley d’un futur doré subventionné par la pub, semble la plus douteuse.
Kaminska avertit qu’un « ralentissement dans la mondialisation, le commerce mondial et la croissance » pourrait mettre à jour les prix véritables des services que nous utilisons. Mais il y a une menace encore plus élémentaire à l’horizon : la liquéfaction de la pub – une industrie qui, comme une Divinité supérieure, est supposée ne jamais connaitre l’échec.
Pensez y bien : étant donné toutes les ruptures autour de nous, à quel point est-il raisonnable de miser que la publicité restera la vache à lait magique qui aide à amener l’internet gratuit à Sri Lanka ou en Inde et à permettre à des millions de gens d’utiliser l’email et les recherches de contenus gratuites ?
Si le software, véritablement, est en train de manger le monde, ce « monde », inclut alors assurément les fabricants d’automobiles, les banques, les hôtels et les journaux. A quel point est-il plausible que ces entités auront assez de cash pour continuer à faire de la pub – et pour le faire en utilisant ces mêmes plateformes qui en réalité les mangent vivantes ? D’autant plus quand les plus investies technologiquement des poulains des investisseurs – Buzzfeed vient de mettre en ligne des écarts inquiétants à la cible de revenu — perdent de l’argent, et alors que mêmes des plateformes comme Facebook sont à la peine.
La pub a toujours été une chose méprisée par la Silicon Valley : trop basique, trop inefficace, évoquant trop crûment les connections entre la technologie et le vulgaire capitalisme. Tôt dans leur croissance, Sergey Brin et Larry Page de Google, ont écrit un papier académique fameux, dénonçant les effets que la pub pourrait avoir sur leur moteur de recherche. Mark Zuckerberg de Facebook, – l’homme qui aime le zen et qui a des douzaines de T-shirt gris identiques dans son armoire, – ne passe par pour un grand fana de la pub non plus. La pub peut bien avoir été un mal nécessaire pour faire décoller ces compagnies du tarmac mais il n’y a pas de raison pour la garder pour toujours, spécialement si – et quand – elles s’arrangent pour détruire toute concurrence et faire que le monde dépende de leur plateforme.
Arrivés à ce stade, ils peuvent arrêter les subventions et simplement commencer à ne se financer que sur les services qu’ils offrent. De fait, puisque beaucoup de startups basées sur Bitcoin et la technologie blockchain sont obsédées par les micro-paiements – ils veulent que les utilisateurs payent pour tout, y compris envoyer des emails ou visiter des sites web et finalement respirer et cligner des yeux – la vieille génération de plateformes comme Google et Facebook pourrait être forcée de mettre la clé sous la porte. Surtout une fois qu’ils trouvent que, en l’absence d’un fort marché de la pub, toutes les données qu’ils ont accumulées sont de fort faible valeur – ce qui ferait émerger des monceaux de biens fictifs sur leur bilan comptable.
La solution proposée par le FT – « la mise en place de l’économie de mini-commande, qui sont, dans notre système, les conglomérats aux subventions croisées» – n’est pas réaliste, étant donné le monde politique d’aujourd’hui. Cette économie de mini-commande a aussi la capacité de centraliser commodément la collecte de l’espionnage pour la sécurité nationale ; elles accomplissent des fonctions de base de l’État-providence [du bien-être (welfare)] par le biais de ces subventions croisées si décriées ; elles semblent être le véhicule préféré de l’État pour mener à bien l’innovation « moonshot » [l’innovation des projets technologiques globaux qui marquent des ruptures vis-à-vis des modes de vie existants, cf. ci-dessus].
L’inconvénient – sans parler du désastre pour la vie privée – est que les acteurs concernés ne payent presque pas de taxes. Leur penchant pour les « moonshots » sape tout effort d’innovation qui serait mené par l’État ; leur générosité à servir de « providence » [welfare : bien-être, ici prestation sociale de fait] ne pourra pourtant pas durer éternellement. De fait, cette générosité est susceptible de tourner en une forme hyper-moderne de féodalisme [Les lecteurs du blog penseront à Supiot], suivant lequel ceux d’entre nous qui seront captifs de leur infrastructure auront à payer – a minima, ce sera aussi simple que de puiser dans votre passe Navigo ! [Oyster card à Londres] – pour accéder à tout ce qui se présente avec un écran ou un bouton.
Le Financial Times décrie le Gosplan 2.0 – comme on pouvait s’y attendre, étant donné son amour pour les marchés libres. Mais il n’y a pas de raison pour que le Gosplan 2.0 se conforme au modèle de grande entreprise qui met les firmes technologiques aux commandes de toutes les grandes décisions dans l’économie. Il y a aussi un autre Gosplan 2.0 : celui qui fait usage de tous les capteurs, algorithmes, bases de données et coordination temps-réel pour offrir des services publics qui fonctionnent hors du système de prix lui-même.
Le problème avec Google n’est pas tant qu’il pense qu’il est un meilleur ordinateur que le marché – et Friedrich Hayek, le théoricien majeur du néolibéralisme, pensait que le marché était précisément cela, un ordinateur qui pouvait traiter et incorporer tous les prix-signaux qui lui parviennent en un prix optimal, et qu’aucun meilleur ordinateur n’était à portée des planificateurs centraux – mais que tous les efforts d’optimisation d’un Google ont pour seul et unique visée de satisfaire un seul but : la maximisation du profit.
Google aurait pu donner tort à Hayek – et raison à ses nombreux opposants (spécialement l’économiste polonais Oskar Lange) : étant donné suffisamment de données et suffisamment de connectivité temps-réel, il est bien possible d’avoir des ordinateurs meilleurs que le marché.
Dans cette optique, la tâche politique qui nous attend est de déployer les données pour maximiser le bien-être social plutôt que de laisser la Silicon Valley s’adonner à une forme nouvelle de féodalisme, une forme qui ferait percevoir les privatisations débridées des décennies écoulées comme un sympathique socialisme.
Les traductions en temps réel, ça existe déjà. https://m.youtube.com/watch?v=iFf-nQZpu4o&pp=ygUedHJhZHVjdGlvbiB0ZW1wcyByw6llbCBhdmVjIElB