À propos de la dégradation des rapports de force dans la relation salariale, par Michel Leis

Billet invité

Dans « Merci Patron », Serge Klur déclare à l’intermédiaire envoyé par Bernard Arnault qu’il « n’a rien à perdre ». Cette affirmation en sous-entend une autre : au temps où les époux Klur étaient salariés, ils avaient beaucoup à perdre. Le salariat est une relation de dépendance forte qui repose sur l’obtention d’une rémunération décente, l’enjeu essentiel pour le salarié.

Cette dépendance est l’une des composantes des rapports de force qui s’établissent entre le salariat et les propriétaires (ou ceux qui les représentent) au sein des entreprises, mais ce n’est pas la seule. Pour comprendre la dégradation de ces rapports de force, il faut en identifier tous les éléments, mais aussi les évolutions de ces dernières décennies qui ont conduit à cette détérioration continue.

Le salariat est une relation de subordination, non seulement à l’entreprise en tant que personne morale, mais aussi à la hiérarchie qui prévaut au sein de cette organisation. Si le lien de subordination n’est pas défini dans le Code du travail, plusieurs arrêts de la Cour de cassation lui donnent une existence juridique : « Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Le travail au sein d’un service organisé[i] peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail. »[ii].

Le contrat de travail et le règlement intérieur formalisent la hiérarchie interne à l’entreprise. Au-delà des textes, il existe un ensemble de signes que chaque salarié peut décrypter : les bureaux de plus en plus vastes, un mobilier dont la composition est soigneusement hiérarchisée, l’uniforme, à commencer par le costume cravate pour l’encadrement, les espaces de parking réservés, etc. La distinction hiérarchique dans les grandes entreprises est soigneusement entretenue, elle est le cadre formel des rapports de force, le vecteur de la pression qui s’exerce sur les salariés, elle recouvre une échelle des avantages et des rémunérations.

Quelles sont les composantes des rapports de force dans la relation salariale ? Pour simplifier, on peut se limiter à quatre éléments :

  • La relation de subordination est bornée par le Code du travail et les Conventions collectives propres à un secteur d’activité. Ces textes définissent des contraintes, des minimums et des maximums (que ce soit les horaires, la rémunération, les conditions de travail) que l’entreprise est « en droit » d’appliquer dans sa propre organisation. Ces textes, tant qu’ils ne sont pas remis en cause, retranscrivent les rapports de force antérieurs accumulés au fil du temps entre employeurs et employés.
  • Les capacités de substitution existantes pour les acteurs. Pour les salariés, il s’agit essentiellement de la faculté à retrouver du travail ailleurs dans un délai raisonnable, auquel s’ajoute l’existence de filets de sécurité par l’État qui jouent un rôle non négligeable. Pour l’entreprise, c’est la capacité à remplacer un facteur de production par un autre, de nature similaire (le travail fait par d’autres personnes, en France ou à l’étranger), ou de nature différente comme le remplacement de l’homme par la machine par exemple.
  • La possibilité offerte par des employés de « suspendre » le temps d’un mouvement social cette relation hiérarchique. La grève suspend le contrat de travail, mais ne le rompt pas. Le droit de grève est reconnu constitutionnellement en France dans la mesure où l’arrêt total du travail concerne des revendications d’ordre professionnel et reflète une volonté collective, au sein de l’entreprise (mot d’ordre d’un syndicat ou vote collectif de salariés inorganisés ou au niveau national lors d’une grève générale par exemple).
  • L’impact plus ou moins fort des mouvements sociaux sur le processus d’accumulation (dans le privé) ou sur le service rendu (dans le public), qui confère un pouvoir de négociation plus ou moins fort aux salariés.

La détérioration des rapports de force en défaveur des salariés de ces dernières années reflète les changements intervenus dans de nombreux domaines :

  • Le coût décroissant de la technologie (informatique et robots) facilite pour les entreprises la substitution du facteur capital au facteur travail. La mondialisation et le faible coût du transport (de données ou de marchandise) facilitent l’exportation du travail au loin.
  • Pour les travailleurs, la situation de quasi-plein emploi des années 60 permettait de quitter son travail si l’on n’était pas satisfait et d’en trouver un autre rapidement. Aujourd’hui, le chômage est élevé, le système de protection sociale en constante régression, il y a de plus en plus d’individus hautement qualifiés, le diplôme n’offre plus de garantie. Très peu d’individus prennent le risque de mettre fin à un contrat de travail de leur propre initiative. La dépendance à son emploi quand on la chance d’en avoir un s’est fortement accentuée.
  • L’organisation de la production change, le recours à la sous-traitance se généralise. Si cette nouvelle donne est dictée avant tout par la recherche d’une meilleure rentabilité, elle diminue aussi le nombre de grandes unités de production au profit d’entités plus petites – les sous-traitants sont souvent de grosses PME – auquel il faut ajouter le développement de l’auto-entreprenariat. À cela s’ajoute une organisation en flux tendus où le travail devient une variable d’ajustement, ce que traduit la montée constante des CDD.
  • À la fin des années 60, les services comptaient pour à peine 50 % de l’emploi total, ils représentent 78 % en 2010. La fonction publique représentait 19,3 % de l’emploi salarié contre 27,8 % en 2010[iii]. Cette hausse de l’emploi public résulte du développement des services de santé, de la complexité croissante du droit et des règles administratives, ainsi que des nouvelles responsabilités confiées aux régions, l’emploi étant en hausse surtout dans la fonction publique territoriale. Dans le privé, la finance, la distribution, le marketing et les nouveaux services comme les télécommunications prennent une part plus importante dans la valeur ajoutée. À côté de quelques grands établissements, la plupart des intervenants et le réseau de distribution sont constitués de petites ou moyennes entités[iv].
  • Les deux points qui précèdent contribuent fortement à la dégradation des rapports de force. D’une part, les mutations en cours dans la production et les services rendent plus difficile l’organisation des salariés. En 68, la CGT, premier syndicat de France représentait près de 2,3 millions d’adhérents, elle n’en compte plus que 660 000 en 2009. D’autre part, la capacité d’affecter les entreprises par des mouvements sociaux diminue fortement : la crise et une demande aléatoire diminuent l’impact des grèves en production, les distributeurs portent les stocks, ils servent de tampons. Dans les services, l’impact des grèves est surtout important pour les services publics et les transports. Dans la décennie 60 (hors 68), le nombre de jours de grève en moyenne annuelle est d’environ 2,7 millions dans le privé (3,2 dans les années 70), on est aujourd’hui à moins de 850 000 sur la décennie 2000. Encore faut-il souligner que ces grèves ont changé de nature, elles sont souvent défensives : maintien de l’emploi ou défense des acquis.
  • L’organisation a changé dans les entreprises dominantes ces dernières décennies, c’est un facteur important. Les équipes de direction agissent maintenant au seul nom des actionnaires et sont souvent recrutées à l’extérieur avec des rémunérations faramineuses. L’écart est énorme avec les autres salariés, quel que soit leur grade. Le message est clair : pour quelqu’un qui n’est pas de la caste, plus de promotion possible. Pire encore, les grands cabinets de consultants conseillent les dirigeants sur les stratégies à suivre, au détriment de la technostructure qui connaissait l’entreprise en profondeur. Cette déconnexion croissante des équipes dirigeantes des réalités du terrain, perçues seulement au travers de rapports simplifiés, pousse à la fixation d’objectifs difficiles à atteindre et à une montée de la pression qui s’exerce sur les salariés. D’autres signes se multiplient, on peut citer l’aménagement des bureaux en « open space » censé favoriser la coopération, mais il met en scène l’interchangeabilité des salariés. Les bureaux porteurs de la symbolique du pouvoir sont cantonnés au sommet de la hiérarchie et matérialisent le plafond de verre.
  • Sur le plan politique, depuis les années 80, le développement du lobbying, la montée des thèses libérales et de la religion féroce se traduisent par une priorité absolue donnée à l’économie par les gouvernements successifs, auquel il faut ajouter la croyance en une efficacité plus grande du privé. Les employeurs y ont gagné une influence croissante et la capacité à faire retranscrire dans le droit social des mesures en leur faveur. En particulier, on tend à donner force de loi à des accords signés au niveau de l’entreprise où les relations sont pourtant de plus en plus asymétriques. De même, les tentatives se multiplient pour limiter l’impact des grèves en instaurant un service minimum.

Au-delà de l’impact propre à ces différents facteurs, la dégradation des rapports de force peut s’observer au travers de la multiplication de signaux d’alerte :

  • Dans l’idéologie libérale, le travail est considéré comme facteur de production. Comme l’explique Paul Jorion[v], un prix est déterminé par un rapport de force. Les salaires à l’embauche tendent à diminuer tandis que les seniors qui coûtent cher sont mis sur la touche. Le développement du travail à la tâche au travers d’une pseudo sous-traitance réalisée par des auto-entrepreneurs est aussi un autre moyen de faire baisser le coût du travail. Enfin, les CDD et les contrats à temps partiel sont aussi un moyen de limiter le paiement des salaires aux périodes où l’entreprise en a besoin.
  • Le recours à la grève générale crée des fractures dans la société française, entre ceux qui bénéficient encore d’une capacité d’organisation importante (essentiellement la fonction publique) et d’un statut relativement protégé et le reste des salariés. Même si le soutien à ces grèves existe (la grève par procuration), il pose problème à des salariés qui sont souvent en situation de dépendance.
  • Les rapports de force ont atteint un tel niveau d’intensité qu’à la violence symbolique des rapports de force s’opposent maintenant le recours à la violence explicite dans les conflits sociaux. Goodyear, Air-France, les aciéries de Seraing en Belgique en sont les derniers exemples en date. L’État qui entend exercer le monopole de la violence légitime sur son territoire ne prend en compte que cette violence explicite. Se faisant, il devient l’allié objectif du patronat.

Le tour d’horizon qui précède n’a rien de réjouissant. Il démontre s’il en était besoin qu’une solution ne peut être que politique. Le rééquilibrage des rapports de force ne viendra pas des entreprises, il ne peut venir que d’une action volontariste de l’État pour rééquilibrer le Code du travail, prendre en compte dans la fiscalité les comportements des entreprises (échelle des salaires, type de contrats…), partager le travail, intervenir dans les contrats de sous-traitance… Cette liste n’est pas limitative, je la développe dans mon prochain ouvrage à paraître aux éditions du Croquant, « 2017, programme sans candidat ».

Pourtant, Serge Klur, le CDI qu’il voudrait obtenir dans une grande surface, il y tient. Ce n’est peut-être pas seulement une question de revenu. C’est aussi un lieu d’échange social, de solidarité… Pour combien de temps encore ?

 


[i] Par exemple celui d’un entrepreneur individuel dépendant d’un seul donneur d’ordre : « L’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs (…) nonobstant la dénomination et la qualification données au contrat litigieux, l’accomplissement effectif du travail dans les conditions prévues par le contrat et les conditions générales y annexées, plaçait le  » locataire  » dans un état de subordination à l’égard du  » loueur  » et qu’en conséquence, sous l’apparence d’un contrat de location d’un  » véhicule taxi « , était en fait dissimulée l’existence d’un contrat de travail (cour de cassation, 19 décembre 2000 – pourvoi n° 98-40.572).

[ii] Cour de cassation, 13 novembre 1996 – pourvoi n°94-13187

[iii] Sources : INSEE (répartition par secteur) & OCDE (emploi public)

[iv] Même dans les hypermarchés, l’effectif moyen est de l’ordre de 307 personnes, dont une part importante de CDD et d’emplois à temps partiel.

[v] « Le Prix » de Paul Jorion, maintenant disponible en Livre de Poche.

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