Merci Patron ! et Nuit Debout

Je suis allé voir hier soir Merci Patron ! de François Ruffin. C’est-à-dire longtemps après tout le monde, ce qui m’a donné l’avantage de savoir, avant même de le voir, ce que pensent de ce film pas mal de gens, et tout le bien qu’ils en pensent.

J’avais compris qu’il s’agissait d’un film politique, et qu’il n’était pas tendre envers Bernard Arnault, le P-DG du groupe LVMH. Je savais par ailleurs qui était Ruffin dont Grégory Maklès et moi avions fait un personnage de notre B.D. La survie de l’espèce (pp. 89 à 91). J’avais visionné aussi la bande-annonce du film, qui m’avait donné le sentiment que Ruffin avait dans Merci Patron ! marché dans les pas de Michael Moore qui nous avait offert en 1989, dans son Roger and Me, le reportage de sa vaine tentative de rencontrer Roger B. Smith, le patron de la General Motors, cherchant à lui demander pourquoi il avait délocalisé ses usines d’assemblage au Mexique, ruinant ainsi la ville de Flint dans le Michigan dont Moore était originaire (vous souvenez-vous de la femme qui, dans un quartier de la ville en perdition, écorche des lapins pour essayer – avec un succès très mitigé d’ailleurs – d’assurer sa subsistance ?).

J’avais compris qu’il était question de lutte des classes, et dans quel camp Ruffin se situe (il m’a un jour très aimablement fait savoir qu’il n’ignorait pas que nous étions du même). J’avais compris qu’il incarnait dans le film le rôle d’un Robin des Bois (au cas où nous ignorerions qui celui-ci était, un petit garçon se charge doctement de nous l’expliquer). Mais je n’avais pas tout compris.

Le Figaro a cartographié le rôle joué par Merci Patron ! et par Ruffin lui-même, dans la genèse de Nuit Debout. Les gens qui aiment le film aiment aussi Nuit Debout, c’est clair, mais comment les deux s’articulent-ils précisément ?

Aimons-nous nous voir rappeler qu’il existe une lutte des classes et que – comme le souligne le fameux milliardaire du Nebraska Warren Buffett – les bons ont perdu il y a bien longtemps, sauf victoires minuscules et non-significatives dans des escarmouches telle celle rapportée dans le film ? Honnêtement je ne le pense pas : cela nous rappelle nos compromissions personnelles, notre servitude volontaire pour obtenir, en dépit de l’humiliation, les miettes qui tombent de la table où les gens d’en haut festoient soir et matin.

Aimons-nous nous rappeler les aventures de Robin des Bois ? Oui, certainement : It’s a Wonderful Life (La vie est belle) de Frank Capra peut être revu chaque Noël sans provoquer la lassitude. Mais Ruffin dans son propre film est bien davantage qu’un Robin des Bois car son plan est complexe et machiavélique, digne des plus grands généraux. Sauf que, ne disposant que de très maigres troupes, c’est de guérilla qu’il s’agit, et le spectateur comprend fort bien que, le film terminé, la guerre n’est pas finie pour autant. En sus d’un Robin des Bois, Ruffin est aussi un Tijl Ulenspiegel, un espiègle, à la manière dont Charles de Coster avait enrôlé le personnage pour en faire un « Gueux », un combattant de la guerre d’indépendance des Pays-Bas contre les troupes du duc d’Albe, dans La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs.

Relisons la préface de cette Légende d’Ulenspiegel. Nous sommes en 1867, c’est-à-dire – le croirait-on vraiment ? – il y a bien longtemps :

« Sais-tu s’il n’existe plus de Charles-Quint et de Philippe II en ce monde ? Ne crains-tu pas qu’une censure attentive n’aille chercher dans le ventre de ton éléphant, des allusions à d’illustres contemporains ? Que ne laissais-tu dormir dans leur tombe cet empereur et ce roi ? Pourquoi viens-tu aboyer à tant de majesté ? Qui cherche les coups périra sous les coups. Il est des gens qui ne te pardonneront point, je ne te pardonne pas non plus, tu troubles ma digestion bourgeoise.

Qu’est-ce que cette opposition constante entre un roi détesté, cruel dès l’enfance – c’est un homme pour cela – et ce peuple flamand que tu veux nous représenter comme étant héroïque, jovial, honnête et travailleur ? Qui te dit que ce peuple fut bon et que le roi fut mauvais ? Je pourrais sagement te prouver le contraire. Tes personnages principaux sont des imbéciles ou des fous, sans en excepter un : ton polisson d’Ulenspiegel prend les armes pour la liberté de conscience ; son père Claes meurt brûlé vif pour affirmer ses convictions religieuses ; sa mère Soetkin se ronge et meurt des suites de la torture, pour avoir voulu garder une fortune à son fils ; ton Lamme Goedzak s’en va tout droit dans la vie, comme s’il n’y avait qu’à être bon et honnête en ce monde ; ta petite Nele, qui n’est pas mal, n’aime qu’un homme en sa vie… Où voit-on encore de ces choses ? Je te plaindrais si tu ne me faisais rire. »

Merci Patron ! raconte une histoire sans doute, qui a toutes les apparences d’une farce, mais le rapport profond entre ce film et Nuit Debout, il me semble être celui-ci : au moment de quitter la salle de spectacle, tous se sentent galvanisés, parce qu’ils se disent, tout rayonnants d’un sourire intérieur – celui qui donne la foi qui déplace les montagnes : « Ça n’a pas l’air si dur après tout, d’être aussi brave que l’est François Ruffin ! Je m’y essaierais peut-être bien moi-même ! »

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