Yanis Varoufakis – Pourquoi nous devons sauver l’Union européenne

Traduction de la tribune de Yanis Varoufakis « Why we must save the EU » dans The Guardian. Merci à Hououji Fuu !

L’Union européenne est en train de se désintégrer, mais la quitter n’est pas la solution

Le premier mot allemand que j’ai appris était Siemens. Il était frappé sur notre robuste frigo des années 1950, sur notre machine à laver, sur l’aspirateur – sur quasiment chaque appareil électroménager de la maison de ma famille à Athènes. La raison de la remarquable loyauté de mes parents envers la marque allemande était mon oncle Panayiotis, qui fut le directeur général de Siemens Grèce, de la moitié des années 50 à la fin des années 70.

Ingénieur électricien germanophile et parlant couramment la langue de Goethe, Panayiotis avait convaincu sa jeune sœur – ma mère – de se lancer dans l’étude de l’allemand. Elle avait même prévu de passer une année à Hambourg pour entamer des études à l’Institut Goethe durant l’été 1967.

Malheureusement, le 21 avril 1967, les plans de ma mère furent ruinés, en même temps que notre imparfaite démocratie grecque. À l’aube de ce matin-là, sous les ordres de quatre colonels de l’armée, les chars envahirent les rues d’Athènes et d’autres villes importantes, et notre pays fut rapidement enveloppé dans un épais nuage de ténèbres néo-fascistes. Ce fut aussi le jour où le monde de mon oncle Panayiotis s’écroula.

Contrairement à mon père, qui avait payé de plusieurs années de camp de concentration son activisme politique de gauche à la fin des années 40, Panayiotis était ce que nous appellerions aujourd’hui un néolibéral. Farouchement anti-communiste, considérant la social-démocratie avec suspicion, il avait soutenu l’intervention américaine dans la guerre civile grecque de 1946 (dans le camp des geôliers de mon père). Il avait soutenu le parti politique allemand Libérez la Démocratie et le parti politique grec Progressiste, qui promouvait un mélange d’économie de marché et de support inconditionnel à l’oppressante machine grecque de sécurité de l’État conduite par les États-Unis.

Ses opinions politiques et sa position en tant que chef des opérations de Siemens en Grèce avaient fait de Panayiotis un membre typique de la classe dirigeante de la Grèce d’après-guerre. Lorsque les force de sécurité de l’état ou leurs larbins malmenaient les protestataires de gauche, ou même tuaient un parlementaire brillant comme Grigoris Lambrakis en 1963, Panayiotis les approuvait à regret, convaincu qu’il s’agissait là d’actions déplaisantes, mais nécessaires. Mes oreilles résonnent encore des échanges houleux qu’il avait souvent avec papa, sur ce qu’il considérait être « des mesures raisonnables pour défendre la démocratie contre ses ennemis jurés » – des mesures raisonnables dont mon père avait une expérience de première main, et dont il ne se remettrait jamais complètement.

La lourde empreinte des agences américaines dans la politique grecque, même lorsqu’elle allait jusqu’à concocter la démission d’un premier ministre centriste populaire, Georges Papandréou, en 1965, semblait être un compromis acceptable aux yeux de Panayiotis : la Grèce avait abandonné un peu de souveraineté aux puissances occidentales en échange de la liberté face à un bloc de l’est menaçant, tapi à quelques encablures au nord d’Athènes. Cependant, en ce sombre jour d’avril 1967, la vie de Panayiotis s’est trouvée complètement chamboulée.

Il ne pouvait tout simplement pas tolérer que les « siens » (c’est ainsi qu’il qualifiait les officiers militaires de droite qui avaient orchestré le coup d’état et, surtout, leurs maîtres américains) dissolvent le parlement, suspendent la constitution et internent les dissidents potentiels (y compris des démocrates de droite) dans des stades de football, des commissariats de police et des camps de concentration. Il n’aimait pas vraiment le premier ministre centriste « démissionné » que les putschistes et leurs marionnettistes américains tentaient d’empêcher de revenir au gouvernement – mais sa vision du monde fut déchirée, le conduisant à un accès soudain, presque comique, de radicalisation.

Quelques mois après la prise de pouvoir du régime militaire, Panayiotis rejoignit un groupe de résistance appelé Défense Démocratique, qui était majoritairement composé de libéraux issus de l’establishment comme lui – des professeurs d’université, des avocats, et même un futur premier ministre. Ils posèrent des bombes un peu partout dans Athènes, en prenant soin de s’assurer qu’elles ne feraient aucun blessé, pour montrer au régime militaire qu’il n’avait pas le contrôle total malgré sa répression.

Pendant les premières années suivant le coup d’état, Panayiotis sembla – même pour sa propre mère – être un simple homme d’affaires comme les autres, gardant la tête basse et ne s’occupant que de ses propres affaires. Personne n’eut la moindre idée de sa double-vie de dirigeant d’entreprise le jour, et de poseur de bombes subversif la nuit. Pendant ces années, nous étions principalement soulagés que papa n’ait pas à nouveau disparu dans un camp de concentration.

Le souvenir de ces années qui perdure dans ma mémoire, est celui du crachotement de la radio cachée sous une couverture rouge au milieu du living de notre maison d’Athènes. Chaque nuit aux environs de neuf heures, Maman et Papa se blottissaient sous la couverture – et lorsque j’entendais le son étouffé du générique annonçant le début de l’émission, suivi de la voix du présentateur allemand, mon imagination d’enfant de dix ans voyageait d’Athènes en Europe centrale, ce lieu mythique que je n’avais pas encore visité, sauf à travers les brefs aperçus que m’avait offert un livre illustré des Frères Grimm, que je conservais dans ma chambre.

La Deutsche Welle, station radio allemande que mes parents écoutaient, devint le plus précieux allié de la maison contre le pouvoir écrasant de la propagande d’état : c’était une fenêtre ouverte sur une Europe démocratique lointaine. À la fin de chacun des reportages d’une heure entière sur la Grèce, mes parents et moi nous asseyions autour de la table du dîner pendant qu’ils repassaient dans leurs têtes les dernières informations.

Je ne comprenais pas complètement de quoi ils parlaient, mais ça ne m’ennuyait pas, et ça ne me bouleversait pas non plus. En fait, j’étais pris par un sentiment d’excitation par rapport à l’étrangeté de notre situation difficile : pour découvrir ce qui se passait dans notre propre ville d’Athènes, nous devions voyager via les ondes radio, dissimulés sous une couverture rouge, jusqu’à un endroit appelé Allemagne.

La raison d’être de cette couverture rouge était un vieux voisin grincheux nommé Gregoris. Gregoris était connu pour ses liens avec la police secrète et son penchant pour l’espionnage des faits et gestes de mes parents, en particulier de papa, dont le passé de gauchiste avait fait une merveilleuse cible pour cette taupe ambitieuse. Aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, écouter les émissions de la Deutsche Welle devint l’une des activités d’une longue liste des choses passibles de toutes les punitions, du harcèlement à la torture. Et donc, ayant remarqué que Gregoris rôdait dans notre jardin, mes parents ne prirent aucun risque. C’est ainsi que la couverture rouge devint notre défense contre les oreilles indiscrètes de Panayiotis.

Quelques années plus tard, c’est via la Deutsche Welle que nous apprîmes ce que Panayiotis et ses collègues avaient fait – lorsque la radio annonça qu’ils avaient tous été arrêtés. Pendant de nombreuses années, papa allait se délecter de blagues sur l’incapacité pathétique de ces bourgeois libéraux à organiser un groupe de résistance souterrain : seulement quelques heures après que l’un des membres de Défense Démocratique soit arrêté par hasard, le reste du groupe était sous les verrous. Tout ce que la police avait eu à faire était de lire le journal du premier homme – où il avait méticuleusement dressé la liste des noms et adresses de ses camarades, parfois même en décrivant chacune de leurs tâches subversives. S’en suivirent torture, cour martiale et longues peines de prison – et, dans quelques cas, la peine de mort.

Un an après la capture de Panayiotis, la police militaire décida de relâcher son régime d’isolation, en me permettant à moi, petit garçon de dix ans sans danger, de lui rendre visite une fois par semaine. Le lien fort que nous avions déjà ne fit que se renforcer grâce à nos discussions de gamins qui lui permettaient un certain degré d’évasion. Il me parlait de machines que je n’avais jamais vues (il les appelait des ordinateurs), me posait des questions sur les derniers films, et me décrivait ses voitures préférées.

Avant chacune de mes visites, il utilisait des bâtons d’allumettes ainsi que d’autres matériaux que les gardiens de prison lui laissaient conserver pour me construire des modèles réduits d’avions. Souvent, il dissimulait au cœur de ses œuvres élégantes un message pour ma tante, ma mère, et parfois même pour ses collègues de Siemens. De mon côté, j’étais fier de mon nouveau talent pour désassembler ses modèles quasi sans les abîmer, récupérer le message, et les ré-assembler ensuite.

Longtemps après la mort de Panayiotis, j’ai découvert la dernière de ses œuvres: un modèle réduit en bois d’allumettes d’un bombardier Stuka laissé dans le grenier de ma vieille maison familiale. Déchiré entre le fait de le laisser intact et de regarder à l’intérieur, j’ai décidé de le démonter. Et je l’ai trouvée. Sa dernière lettre n’était adressée à personne en particulier.

Elle ne comportait qu’un seul mot: « kyriarchia ». Souveraineté.

Presque 50 ans après ces soirées enfantines passées sous la couverture rouge, j’ai fait ma première visite officielle à Berlin en tant que ministre des finances de la Grèce, en février 2015. Mon premier arrêt fut, bien entendu, le ministère fédéral des finances, afin de rencontrer le légendaire Docteur Wolfgang Schäuble. Pour lui et ses sbires, j’étais une source de nuisances. Notre gouvernement de gauche venait d’être élu, en défaisant un parti frère des Chrétiens Démocrates – la Nouvelle Démocratie – sur base d’une plate-forme électorale qui était, à tout le moins, une gêne pour Schäuble et la chancelière Angela Merkel, et leurs plans pour maintenir l’ordre dans la zone euro.

Notre succès était ce que Berlin redoutait le plus. Si jamais nous réussissions à négocier un nouvel accord pour la Grèce qui mette fin à l’interminable récession enserrant le pays dans ses griffes, la « maladie » gauchiste grecque s’étendrait presque certainement au Portugal, à l’Espagne et l’Irlande, qui avaient tous des élections à brève échéance.

Avant que j’arrive à Berlin, et seulement trois jours après que j’aie pris mon poste de ministre, j’ai reçu dans mon bureau d’Athènes mon premier visiteur de haut rang : l’envoyé auto-proclamé de Schäuble, Jeroen Dijsselbloem, ministre hollandais des finances, et président de l’Eurogroupe des ministres des finances. Quelques secondes à peine après le début de notre rencontre, il me demanda si j’avais l’intention de mettre en œuvre entièrement et sans atermoiement le programme économique que le précédent gouvernement grec avait été forcé d’accepter par Berlin, Bruxelles et Francfort – le siège de la Banque Centrale Européenne.

Étant donné que notre gouvernement avait gagné un mandat pour renégocier la logique même de ce programme désastreux (qui a conduit à la perte d’un tiers de notre produit national brut et fait croître le chômage de 20%), sa question n’avait aucune chance d’être le point de départ d’une belle amitié.

Pour ma part, je tentai une réponse diplomatique qui allait devenir mon argumentation standard durant les mois qui suivirent : « étant donné que le programme économique actuel a été un échec indiscutable, je propose que nous nous asseyions ensemble, le nouveau gouvernement grec et nos partenaires européens, et repensions l’ensemble du programme sans idée préconçue et sans crainte, et que nous concevions ensemble des politiques économiques qui puissent aider la Grèce à se relancer. »

Ma modeste supplique pour une pincée de souveraineté nationale sur les politiques économiques imposées à une nation se traînant dans les profondeurs d’une grande dépression rencontra une réponse d’une brutalité étonnante. « Cela ne pourra pas fonctionner ! » fut la déclaration d’ouverture de Dijsselbloem. En moins d’une minute, il avait mis cartes sur table : si jamais j’insistais pour renégocier le programme de manière substantielle, la BCE fermerait nos banques à la fin du mois de février 2015 – un mois après que nous ayons été élus.

Le ministère grec des finances donne sur la Place Syntagma et le Parlement – l’endroit même où, en avril 1967, les chars avaient écrasé notre démocratie. Pendant que Dijsselbloem continuait à parler, je me suis surpris à regarder par-dessus son épaule, en direction de la grande place noire de monde, et à penser : « C’est intéressant. En 1967, c’étaient les chars. Maintenant, ils essaient de faire la même chose en utilisant les banques. »

La rencontre avec Dijsselbloem prit fin sur une conférence de presse tumultueuse lors de laquelle le président de l’Eurogroupe perdit son calme lorsqu’il m’entendit dire que notre gouvernement n’avait pas l’intention de travailler avec la coterie de techniciens de la troïka habituellement envoyés à Athènes pour imposer au gouvernement élu des politiques vouées à l’échec. Les dés étaient jetés, et le combat pour regagner une partie de notre souveraineté perdue ne faisait que commencer. Ma prochaine visite à Berlin, où je devais rencontrer le vrai maître de la troïka, se profilait à l’horizon.

Tandis que la voiture qui me conduisait de l’aéroport Tegel de Berlin approchait des anciens quartiers généraux du ministère des forces aériennes de Goering – à présent siège du ministère fédéral des finances – je me demandai si mon hôte, Schäuble, pouvait ne serait-ce qu’imaginer que j’arrivais à Berlin la tête pleine de souvenirs d’enfance dans lesquels l’Allemagne était un ami important.

Une fois dans le bâtiment, mes assistants et moi fûmes rapidement amenés dans un grand ascenseur. La porte de ce dernier s’ouvrit sur un long corridor froid, à la fin duquel attendait le grand homme dans sa célèbre chaise roulante. Alors que je m’approchais, ma main tendue fut refusée, et en lieu et place d’une poignée de mains, il me fit résolument entrer dans son bureau.

Même si ma relation avec Schäuble se réchauffa dans les mois qui suivirent, cette poignée de mains évitée était le symbole d’une grande partie de ce qui ne va pas en Europe. C’était la preuve symbolique que ce demi-siècle passé depuis mes jours de couverture rouge et mes visites à l’homme de Siemens emprisonné à Athènes avait complètement changé l’Europe.

Je ne sais pas quel rôle Siemens a joué dans la libération de mon oncle durant l’année 1972, deux ans avant l’effondrement du régime. Ce que je sais, c’est que mes parents étaient convaincus que la compagnie allemande avait joué un rôle décisif. C’est pour cela que, chaque fois que je voyais écrit le mot « Siemens » dans notre maison, j’avais chaud au cœur. C’est la même sorte de chaleur que je ressens encore lorsque j’entends les mots Deutsche Welle. En effet, à l’époque, durant les années tristes et excitantes de mon enfance, dans mon imagination l’Allemagne était un ami cher, un pays de démocrates qui, sous le chancelier Willy Brandt, faisait ce qu’il était humainement possible de faire pour aider les Grecs à se débarrasser de notre immonde dictature.

En revenant chez moi à Athènes après ma première visite officielle à Berlin, j’étais frappé par l’ironie de la situation. Un continent qui s’était uni sous différentes langues et différentes cultures était à présent divisé par une monnaie commune, l’euro, et les terribles forces centrifuges qu’il avait libérées à travers l’Europe.

Une semaine après notre première réunion bilatérale à Berlin, Schäuble et moi devions à nouveau nous rencontrer autour de la longue table rectangulaire de l’Eurogroupe, l’instance de prise de décision de l’Eurozone, composée des ministres des finances de la monnaie commune, en plus des représentants de la troïka – la BCE, la Commission Européenne, et le Fonds Monétaire International. Après que j’eus exposé la supplique de notre gouvernement pour une renégociation substantielle du prétendu « programme économique grec, » constellé de traces de doigts de la troïka, je fus sidéré par la réponse que me fit le Docteur Schäuble, une réponse qui devrait faire frissonner tout démocrate : « On ne peut permettre aux élections de modifier le programme économique d’un état membre ! » affirma-t-il catégoriquement.

Pendant l’une des interruptions de cette réunion de l’Eurogroupe qui dura 10 heures, au cours de laquelle je luttai pour regagner un peu de souveraineté économique au nom de mon parlement chancelant et de notre peuple en souffrance, un autre ministre des finances tenta de me réconforter en disant : « Yanis, tu dois comprendre qu’aucun pays ne peut plus être souverain aujourd’hui. Encore moins s’il s’agit d’un petit pays en faillite comme le tien. »

Cette argumentation est sans doute le faux raisonnement le plus pernicieux qui ait affecté le débat public dans nos démocraties libérales modernes. En fait, j’irais jusqu’à dire qu’elle pourrait bien être la plus grande des menaces pour la démocratie libérale. Sa vraie signification est brumeuse, sauf si vous êtes les USA, la Chine ou, peut-être, la Russie de Poutine. Elle implique que l’on pourrait tout aussi bien ajouter votre pays à une alliance transnationale d’états au sein de laquelle la fonction de votre parlement se réduit à entériner, et où toute l’autorité est rassemblée dans les plus grands états.

Il est intéressant de constater que cet argument n’est pas réservé aux seuls pays de petite taille en faillite comme la Grèce, prise au piège dans une zone de monnaie commune mal conçue. Le même diktat toxique est aussi vendu au Royaume Uni – apparemment en tant qu’argument en faveur de la campagne pour le maintien dans l’UE. En tant que supporter du maintien du Royaume Uni au sein de l’UE, rien ne me chagrine plus que l’enrôlement d’un argument aussi toxique que confus pour la cause du « oui ».

Le problème naît dès que la distinction entre souveraineté et pouvoir devient floue. La souveraineté établit qui décide de manière légitime au nom d’un peuple – tandis que le pouvoir est la capacité d’imposer ces décisions au monde extérieur. L’Islande est un pays minuscule. Mais affirmer que la souveraineté de l’Islande est illusoire parce qu’elle est trop petite pour avoir beaucoup de pouvoir, c’est comme dire qu’une personne pauvre n’ayant aucun poids politique ferait mieux d’abandonner son droit de vote.

Pour le dire autrement, de petites nations souveraines comme l’Islande ont à faire des choix à l’intérieur de contraintes plus larges, que la nature et le reste de l’humanité leur imposent. Même si ces choix sont très limités, les citoyens islandais conservent une autorité absolue pour faire répondre leurs représentants élus des décisions qu’ils ont prises (à l’intérieur des contraintes externes s’exerçant sur leur nation), et pour abolir tout élément de législation que ces représentants élus ont mis en place par le passé.

Une alliance d’états comme l’UE peut, bien sûr, conclure des arrangements mutuellement bénéfiques, comme une alliance militaire défensive contre un agresseur commun, une coordination entre forces de police, des frontière ouvertes, un accord sur des standards industriels communs, ou la création d’une zone de libre échange. Mais elle ne peut jamais légitimement abolir ou passer outre la souveraineté de l’un de ses états membres sur la base du pouvoir limité qui lui a été consenti par les états souverains qui se sont mis d’accord pour faire partie de cette alliance. Il n’existe aucune souveraineté collective européenne de laquelle Bruxelles pourrait tirer l’autorité politique légitime pour ce faire.

On pourrait me rétorquer que les références de l’Union Européenne en matière de démocratie ne peuvent être mises en doute. Le Conseil Européen est composé des chefs de gouvernement, Ecofin et l’Eurogroupe sont les conseils des ministres des finances (respectivement de toute l’UE et de l’Eurozone). Tous ces représentants sont, bien sûr, élus démocratiquement. De plus, il existe un parlement européen, élu par les citoyens des états membres, qui a le pouvoir de renvoyer les propositions législatives à la bureaucratie de Bruxelles. Mais ces arguments ne font que démontrer à quel point l’appréciation européenne des principes fondateurs de la démocratie libérale s’est dégradée. L’erreur grave d’une telle ligne de défense est de confondre une fois de plus autorité politique et pouvoir.

Même si son pays n’est pas particulièrement puissant, un parlement est souverain lorsqu’il peut démettre un dirigeant ayant échoué à accomplir les taches qui lui avaient été confiées en tenant compte des limites du pouvoir dont le dirigeant et le parlement disposent. Rien de cela n’existe dans l’UE d’aujourd’hui.

Car même si les membres du Conseil Européen et les ministres des finances de l’Eurogroupe sont des politiques élus, responsables en théorie devant leurs parlements nationaux respectifs, le Conseil et l’Eurogroupe ne doivent, eux, rendre des comptes devant aucun parlement, ni même devant aucun citoyen ayant le droit de vote.

De plus, l’Eurogroupe, où la plupart des décisions économiques importantes en Europe sont prises, est une instance qui n’existe même pas au regard de la loi européenne ; elle ne conserve aucun procès-verbal de ses réunions, et insiste sur le fait que le contenu des discussions menées en son sein sont confidentielles – a savoir qu’il est hors de question de les partager avec les citoyens européens. Il fonctionne sur la base suivante – selon les propres mots de Thucydide – « Les forts agissent comme bon leur semble, tandis que les faibles endurent ce qu’ils doivent. » C’est un mode de fonctionnement conçu pour exclure toute souveraineté des peuples de l’Europe.

Pendant que je m’opposais à la logique de Schäuble concernant la Grèce au sein de l’Eurogroupe et ailleurs, deux pensées occupaient mon esprit. D’abord, en tant que ministre des finances d’un pays en faillite dont les citoyens ont exigé qu’on mette fin à la grande dépression causée par un déni de faillite – l’imposition de nouveaux prêts impossibles à rembourser, de manière à pouvoir honorer les paiements relatifs à de vieux prêts tout aussi impossibles à rembourser – j’avais le devoir moral et politique de dire non à tout nouvel accord de prêts dont la raison d’être se résumait « continuer et faire semblant. » Ma seconde pensée allait à la leçon de l’Antigone de Sophocle, qui nous a appris que les gens de bien ont le devoir d’aller contre les règles qui manquent de légitimité politique et morale.

L’autorité politique est le ciment qui assure la cohésion des lois, et la souveraineté de l’instance politique qui engendre les lois est la fondation de cette autorité. Dire non à Schäuble et à la troïka constituait une défense essentielle de notre droit à la souveraineté. Pas seulement en tant que Grecs, mais aussi en tant qu’Européens.

Quelle ironie qu’il s’agisse également du dernier message que j’ai reçu à Athènes de l’homme oublié depuis longtemps par Siemens.

Lorsqu’on arrive au plus haut niveau des prises de décision à l’échelle européenne tout en provenant du monde académique, où l’argumentation et la raison sont la norme, la chose qui vous frappe le plus est l’absence de tout débat réel. Comme si cela ne suffisait pas, il y a quelque chose de pire encore : cette absence de raison et d’arguments est considérée comme naturelle – elle est même considérée comme une vertu, une vertu que les nouveaux venus comme moi doivent adopter, ou payer le prix de leur refus.

Les communiqués prêts d’avance, les votes préfabriqués, une coalition solide de ministres autour de Schäuble totalement fermée à tout débat rationnel ; c’était là l’ordre du jour et, le plus souvent, de longues, très longues nuits. Je n’ai pas eu une seule fois le sentiment que mes interlocuteurs avaient même le plus petit intérêt pour une relance économique de la Grèce tandis que nous discutions des politiques économiques à mettre en œuvre dans mon pays.

Dès le jour où je suis entré en fonction, j’ai lutté pour concevoir des propositions modestes, raisonnables, de manière à créer un terrain d’entente entre mon gouvernement, la troïka des créanciers de la Grèce, et les hommes de Schäuble. L’idée que j’avais était d’aller à Bruxelles, de leur exposer notre propre plan pour la relance de la Grèce, et ensuite discuter avec eux de leurs propres idées, et de leurs objections aux nôtres.

Ma propre équipe travaillait dur pour cet objectif depuis Athènes, avec des experts étrangers comme Jeff Sachs, de l’université de Columbia, Thomas Meyers, ancien économiste en chef de la Deutsche Bank, Daniel Cohen et Mathieu Pigasse, lumières dirigeantes de la banque d’investissement française Lazard, l’ancien ministre des finances américain, Larry Summers, et mon ami Lord Lamont – à savoir pas exactement un groupe de gauchistes protestataires.

Nous eûmes bientôt un plan complet, dont j’ai conçu la dernière version avec Jeff Sachs. Il comportait trois chapitres. Le premier proposait des opérations intelligentes sur la dette, qui rendraient la dette grecque à nouveau gérable, tout en garantissant un remboursement aussi élevé que possible à nos créanciers. Le deuxième chapitre proposait une politique de consolidation fiscale à moyen terme permettant d’assurer que le gouvernement grec ne tomberait plus jamais en déficit, tout en limitant les cibles de surplus budgétaires à des niveaux suffisamment bas pour être crédibles, et cohérents avec un objectif de relance. Enfin, le troisième chapitre traçait les contours de profondes réformes au niveau de l’administration des impôts et de la fonction publique, des marchés de produits, et de la restructuration d’un système bancaire brisé, ainsi que de la création d’une banque de développement pour assurer une gestion des actifs publics protégée des interventions des politiciens.

On me pose souvent cette question : pourquoi les propositions de votre ministère ont-elles été rejetées ? Elles ne l’ont pas été. L’Eurogroupe et la troïka n’ont pas eu besoin de les rejeter, parce qu’ils ne m’ont jamais permis de les mettre sur la table. Lorsque je commençais à en parler, ils se mettaient à me regarder comme si j’avais entonné l’hymne national suédois. Et, en coulisses, ils faisaient pression sur le premier ministre, Alexis Tsipras, pour qu’il retire ces propositions, laissant entendre qu’il n’y aurait aucun accord à moins que nous nous conformions au programme en échec total de la troïka.

Évidemment, ce qui était réellement en train de se passer, c’était que la troïka pouvait simplement ignorer nos propositions, dire au monde entier que je n’avais rien de crédible à leur offrir ; la troïka pouvait laisser les négociations échouer, imposer une fermeture des banques pour une durée indéterminée, et ensuite forcer le premier ministre à accéder à toutes leurs exigences – y compris un nouveau prêt massif qui est au moins le double de ce dont la Grèce aurait eu besoin avec nos propositions.

Il est tragique de constater que, malgré l’acceptation par notre premier ministre des termes de reddition édictés par la troïka, et la perte d’une année de plus durant laquelle la grande dépression grecque s’est encore approfondie, le même processus se répète à présent. Il y a seulement quelques jours, WikiLeaks a révélé la transcription inquiétante d’une conversation téléphonique entre les participants du Fonds Monétaire International au drame grec. L’écoute de leur discussion confirme que rien n’a changé depuis que j’ai démissionné en juillet dernier.

Une fois, j’ai dit à Schäuble que nous, représentants élus d’un continent en crise, ne pouvions pas nous en remettre à des bureaucrates non élus ; que nous avions le devoir de trouver un terrain d’entente au sujet des politiques qui affectent la vie des gens via un dialogue direct entre nous. Il me répondit que, de son point de vue, ce qui comptait le plus était le respect des « règles » existantes. Et puisque les règles ne pouvaient être imposées que par des technocrates, je devrais leur parler.

À chaque fois que j’ai essayé de discuter de règles qui étaient clairement impossibles à imposer, la réponse standard que l’on m’opposait a été : « Mais ce sont les règles ! » Une seule fois, alors que j’usais de toutes mes forces pour faire passer cet argument résultant du travail de mon équipe, à savoir que les cibles de surplus budgétaires de 4,5 % du revenu national grec étaient inatteignables, et indésirables même du point de vue de créanciers, Schäuble me regarda et me posa, pour la première et peut-être la dernière fois, une question économique. « Alors, quel chiffre voudriez-vous pour cette cible ? » Enfin, me réjouis-je, une chance d’avoir une discussion sérieuse.

Tentant d’être aussi raisonnable que possible, je répondis : « Pour que la cible de surplus budgétaire primaire du gouvernement soit crédible et réaliste, elle doit être cohérente avec l’ensemble de nos politiques. Lorsqu’on ajoute le chiffre du surplus budgétaire à la différence entre l’épargne et l’investissement, il doit être égal à la balance des comptes courants de la Grèce. Ce qui signifie que nous pouvons viser un surplus budgétaire primaire plus important si nous mettons également en place une stratégie crédible pour soutenir l’investissement et octroyer plus de crédits à nos exportateurs.

« Alors, avant que je puisse répondre à ta question, Wolfgang, sur ce que la cible de surplus primaire devrait être, il est crucial que nous liions ce chiffre aux prêts bancaires non performants (qui entravent l’octroi de crédits aux exportateurs) et aux flux d’investissement (qui sont réduits lorsque nous fixons une cible trop élevée pour le surplus budgétaire primaire, et effraie les investisseurs en raison de la menace implicite d’impôts plus élevés à venir). Ce que je peux te dire maintenant, c’est que la cible optimale ne peut pas être supérieure à 1,5 %. Mais laissons nos équipes étudier cela ensemble. »

La réponse de Schäuble à mon argument, s’adressant au reste de l’Eurogroupe tout en évitant mon regard, fut remarquable : « Le précédent gouvernement s’est engagé à ce que que la Grèce ait des surplus primaires de 4,5 %. Et un engagement est un engagement ! »

Quelques heures plus tard, les médias bruissaient de fuites de l’Eurogroupe affirmant que « le ministre des finances grec a exaspéré ses collègues en les soumettant à une leçon d’économie ».

Il y a une raison pour laquelle j’ai commencé ce papier par l’histoire de mon oncle Panayiotis. Cette raison, c’est la question posée par un journaliste vers la fin de la conférence de presse ayant suivi ma première rencontre avec Wolfgang Schäuble à Berlin.

Cette question concernait Siemens, et le scandale qui avait éclaté quelques années auparavant, lorsqu’une enquête initiée par les USA avait trouvé la preuve qu’un certain Michalis Christoforakos, l’un des successeurs de Panayiotis, s’était livré à de la corruption active de politiciens grecs, afin d’être bien sûr de remporter les contrats gouvernementaux au nom de Siemens. Peu après que les autorités grecques eurent débuté leur enquête dans cette affaire, l’homme s’est enfui en Allemagne, où les tribunaux ont empêché son extradition vers Athènes.

« Monsieur le ministre, » demanda le journaliste, « avez-vous bien fait comprendre à votre collègue allemand » – Wolfgang Schäuble, donc – « l’obligation qu’a l’état allemand d’aider le gouvernement grec à éradiquer la corruption en extradant M. Christoforakos vers la Grèce ? » Je tentai de donner à cette question une réponse raisonnable. « Je suis sûr, » dis-je, « que les autorités allemandes comprendront l’importance de prêter main forte à notre état en péril dans sa lutte contre la corruption en Grèce. Je suis persuadé que mes collègues en Allemagne comprennent l’importance de ne pas donner l’image d’une attitude de deux poids deux mesures où que ce soit en Europe. » Apparemment très en colère, Schäuble marmonna que cette question ne concernait pas son ministère.

Dans l’avion vers Athènes, mon esprit revint à la fin des années 1970. Après sa libération de prison, Panayiotis était revenu à la barre de Siemens Grèce. Il était heureux à ce poste ; comme il aimait à me le répéter, il était fier de son travail. Jusqu’à ce qu’il cesse d’en être fier – à tel point qu’il démissionna, furieux.

Je me souviens lui avoir demandé pourquoi il avait démissionné. Sa réponse résonne encore. Il m’a dit qu’il était mis sous pression par ses supérieurs en Allemagne, afin qu’il paie des pots-de-vins aux politiciens grecs, de manière à assurer que Siemens maintienne sa position dominante en Grèce, se taillant la part du lion des contrats liés à la lucrative numérisation du réseau téléphonique grec.

Dans le nord de l’Europe prévaut une croyance touchante selon laquelle l’Europe se compose de cigales et de fourmis – et selon laquelle toutes les fourmis prudentes et économes vivent dans le nord, tandis que, mystérieusement, les cigales dispendieuses se sont rassemblées au sud. La réalité est bien plus floue. Un réseau puissant de pratiques corrompues s’est étendu sur chacun de nos pays – et l’effondrement des contrôles démocratiques, causé en partie par notre souveraineté déclinante, a contribué à le dissimuler à l’opinion publique.

Plus l’autorité politique légitime recule, plus nous tombons dans le giron de la force brutale, de l’inertie et de la démonisation des faibles. En effet, à la fin du mois de juin 2015, la BCE avait fermé nos banques, notre gouvernement était divisé, j’ai démissionné de mon ministère, et mon premier ministre capitula devant la troïka.

L’écrasement du printemps d’Athènes fut un coup dur pour une Grèce déjà blessée. Mais ce fut aussi une défaite totale pour l’idée d’une Europe unie, humaniste et démocratique.

Notre Union Européenne est en train de se désintégrer. Devrions-nous accélérer cette désintégration d’une confédération défectueuse ? Si, comme je l’ai fait, on insiste sur le point que même les petits pays peuvent conserver leur souveraineté, cela signifie-t-il que le Brexit est la direction évidente à prendre ? Ma réponse est un « Non ! » catégorique.

Voici pourquoi : si la Grande-Bretagne et la Grèce n’étaient pas encore dans l’UE, elles devraient très certainement s’abstenir d’y entrer. Mais, une fois qu’on est à l’intérieur, il faut absolument réfléchir aux conséquences de la décision de la quitter. Qu’on l’aime ou non, l’Union Européenne est notre environnement – et cet environnement est devenu terriblement instable, qui se désintégrera si un pays, même aussi petit et en dépression que la Grèce, le quitte – et que dire dès lors du départ d’une économie majeure comme celle du Royaume-Uni ? Les Grecs et les Britanniques devraient-ils se préoccuper de la désintégration d’une UE horripilante ? Oui, bien sûr que nous devrions nous en soucier. Et nous devrions d’autant plus nous en tracasser que la désintégration de cette alliance frustrante créera un tourbillon qui nous emportera tous – une répétition post-moderne des années 1930.

C’est une erreur majeure de faire l’hypothèse que l’UE, que l’on soutienne le fait de rester ou de partir, est une constante toujours présente, dont on peut avoir envie de faire partie ou non. L’existence même de l’UE dépend du fait que la Grande-Bretagne y reste. La Grèce et la Grande-Bretagne sont confrontées aux trois mêmes possibilités. Les deux premières sont fort bien représentées par les deux factions en opposition au sein du parti Conservateur : le respect de Bruxelles, et la sortie. Ce sont deux options tout aussi calamiteuses. Les deux conduisent à la même dystopie pour l’avenir : une Europe faite seulement pour ceux qui profitent durant les époques de Grande Dépression – les xénophobes, les ultra-nationalistes, les ennemis de la souveraineté démocratique. La troisième possibilité est la seule qui en vaille la peine : rester dans l’UE pour former une alliance de démocrates qui dépasse les frontières, ce que les Européens n’ont pu réaliser dans les années 1930, mais que notre génération doit maintenant tenter de réussir pour empêcher l’histoire de se répéter.

C’est précisément ce que certains d’entre nous travaillent à faire en créant DiEM25 – le Mouvement de Démocratie en Europe, avec pour objectif de susciter un sursaut démocratique à travers l’Europe, une identité commune, une réelle souveraineté européenne, un bouclier internationaliste contre la soumission à Bruxelles et la réaction hyper-nationaliste.

Cette entreprise n’est-elle pas utopique ? Bien sûr que si ! Mais elle ne l’est pas plus que de penser que l’UE actuelle peut survivre à son orgueil anti-démocratique, à l’incompétence crasse nourrie par le fait qu’elle ne doive pas rendre des comptes – pas plus que de penser que les démocraties britannique et grecque peuvent renaître au cœur d’un état nation dont la souveraineté ne sera jamais restaurée au sein d’un marché unique contrôlé par Bruxelles.

Tout comme au début des années 1930, la Grande-Bretagne et la Grèce ne peuvent échapper à l’Europe en construisant un mur virtuel ou législatif derrière lequel elles se cacheraient. Soit nous nous rassemblons tous pour démocratiser – soit nous subirons les conséquences d’un cauchemar pan-européen qu’aucune frontière ne pourra arrêter.

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