Billet invité.
Les avancées technologiques autorisent de nouvelles formes de distribution du travail et des responsabilités. Une nouvelle économie, que certains qualifient de collaborative, se développe rapidement.
Cette « nouvelle économie » combine un certain nombre de caractéristiques. En premier lieu, le contrat entre l’offreur et le demandeur est instantané, souvent non négociable dans ses conditions, imposées par la plateforme ou le donneur d’ordre, avec une durée de vie réduite au temps nécessaire à la prestation. La plupart du temps, ceux qui sont en mesure de réaliser la prestation (les offreurs) sont isolés face aux donneurs d’ordres directs ou aux entreprises d’intermédiation. Ensuite, celui qui réalise la prestation en est le seul responsable, ceux qui distribuent le travail font tout pour ne pas voir leur responsabilité engagée. De même, l’offreur doit prendre à sa charge les éventuelles garanties et assurances, que ce soit celles relatives à l’exécution du contrat ou pour sa couverture sociale. Par contre, la possibilité de tracer un processus permet une décentralisation de la décision, mais les relations qui s’établissent entre les différentes entités sont éphémères, ce qui limite aussi le champ de la responsabilité.
Cette nouvelle économie progresse de jour en jour, de la location d’un bien dont on dispose au travail à la tâche.
En tant que tel, rien de ce qui précède n’est en soi une nouveauté. Les contrats de prestations de services ont le plus souvent une durée limitée à leur exécution, les contrats industriels portent sur un volume et une durée, le contrat de travail comporte des clauses temporelles (CDD, préavis…). Ce qui est nouveau, c’est la généralisation que l’on pressent rapide des plateformes de la nouvelle économie, en particulier dans le domaine de la sous-traitance ou du travail à la tâche qui offre une flexibilité importante aux entreprises. Les gouvernements hésitent entre des attitudes contradictoires, pris en tenaille entre une économie traditionnelle qui voit son modèle économique menacé et la flexibilisation de l’économie, credo constant de la doxa libérale. Un certain nombre d’arguments sont avancés dans ce débat par les tenants de la nouvelle économie.
Est-ce que l’échange marchand peut disparaître avec cette nouvelle économie ? En théorie, c’est parfaitement possible, le troc ou l’échange sont facilités, si la transaction reste dans le domaine monétaire, elle peut se réaliser avec des monnaies alternatives. Encore faut-il que ce mode d’échange non marchand reflète la volonté des parties prenantes. Il se crée des entreprises commerciales tous les jours dans ce domaine, des leaders se dégagent déjà : Uber, AirB&B, BlablaCar, Amazon (le Turc mécanique), on voit apparaître des « licornes », ces start-ups qui ont levé plus de 1 Milliard de $ sur un modèle économique encore incertain. Qu’elles soient spécialisées sur une niche particulière ou plus généraliste, ces entreprises sont là pour faire du profit. Elles conçoivent et maîtrisent les outils d’intermédiation entre offre et demande. Dans la chaîne de valeur propre à la nouvelle économie, il est probable que la lutte va être féroce pour accaparer une part de la marge, comme c’est aujourd’hui le cas entre la grande distribution et les fournisseurs dans l’économie des biens de consommation. Pour ce faire, la nouvelle économie se doit de rester dans le domaine de l’échange marchand. Qu’on le veuille ou non, le poids et les moyens engagés par les entreprises qui investissent dans ce domaine me semblent de nature à garantir la pérennité de cette condition.
Dans l’échange marchand, les prix résultent des rapports de forces qui s’établissent entre offreur et demandeur. Ils peuvent naître d’un déséquilibre entre le nombre de demandeurs et d’offreurs ou de la relation de dépendance qui s’établit entre eux. Les outils de distribution du travail permettent de mettre en concurrence rapidement un plus grand nombre de personnes (ou d’entreprises) à même de réaliser la prestation demandée, ce qui affaiblit la position des offreurs potentiels. Demain la généralisation de ce type d’échange pourrait placer un grand nombre d’individus dans une situation de dépendance où le choix se résume à accepter une prestation mal payée ou ne pas avoir de moyens de survie. De plus, le financement des protections sociales reste à la charge de celui qui effectue la tâche, la tentation va être grande pour certains de laisser tomber cette contribution collective quand cela est possible. Dans la lutte pour accaparer la marge, on peut parier sans grand risque que les individus seront les grands perdants.
L’un des arguments cités en faveur de la nouvelle économie est un mode de fonctionnement qui laisse de côté la hiérarchie. Sur le plan formel, c’est incontestable, pourtant cette hiérarchie existe, et elle est parfaitement compatible avec le maintien, voire, le renforcement des processus d’accumulation existants. Dans un système de compétition entre offreurs, tout le monde ne part pas sur les mêmes bases. Si vous habitez un appartement HLM en Seine St-Denis, vos chances d’en tirer un revenu par AirB&B sont relativement minces, si vous habitez un beau trois-pièces dans un quartier central de Paris, il est probable que si vous le proposez sur le site AirB&B, vous aurez beaucoup de demandes et la possibilité d’augmenter vos revenus… Travailler pour Uber impose d’avoir une voiture, un certain nombre de prestations nécessitent des outils de travail ou des logiciels parfois sophistiqués. De manière générale, accéder aux plateformes de la nouvelle économie nécessite une familiarité et un accès aux outils communiquants. Enfin, si demain de telles plateformes devenaient l’un des moyens privilégiés d’accès au travail, la rareté relative des compétences jouerait le même rôle que les qualifications aujourd’hui dans les salaires, encore qu’un certain re-battage des cartes entre compétences manuelles et intellectuelles n’est pas à exclure.
La généralisation de la nouvelle économie est potentiellement porteuse d’une disruption majeure : la généralisation de l’éphémère. Une société fondée sur l’éphémère est-elle viable ? Une société incapable de donner un sens au temps a-t-elle une chance de survie dans le long terme ? Il me semble que les civilisations ont toujours su prendre en compte cette dimension temporelle. Dans les temps anciens, en faisant croire à leur immuabilité ou leur stabilité, après la révolution industrielle, en donnant un sens collectif au temps, celui du progrès matériel ou social, avant que la crise ne mette déjà à mal l’idée même de progrès.
Les projets individuels nécessitent un minimum de confiance et de visibilité sur le futur : comment permettre à un individu de dépasser le stade de la survie si l’insécurité porte déjà sur le lendemain ? Comment construire des infrastructures collectives, assurer les missions fondamentales de l’État, construire un système de protection collective si le produit des rentrées fiscales devient de plus en plus incertain ?
Accompagner la disparition de cette dimension temporelle sous prétexte de modernité, n’est-ce pas signer l’arrêt de mort de nos sociétés, privilégier le court terme au détriment du long terme ? C’est peut-être l’une des dimensions sous-jacentes des mouvements qui s’opposent aujourd’hui à la loi sur le travail. Elle n’est bien sûr qu’un élément, tous les articles ne portent pas sur cet aspect des choses, tant s’en faut. Mais en élargissant par exemple le champ d’application des licenciements économiques, elle contribue à ce mouvement de déconstruction de la confiance en l’avenir.
Si certains se sentent à l’aise dans un monde incertain, où les contrats sont temporaires, où les acquis sont remis en jeu constamment, ils sont probablement à chercher du côté des plus favorisés : seuls les plus riches ont la maîtrise du temps… J’ai bien peur que la généralisation de cette économie dite « collaborative » ne soit qu’un élément de plus dans la machine à concentrer le pouvoir et la richesse.
Il est pourtant un domaine où la nouvelle économie présente un avantage indéniable sur l’économie traditionnelle, c’est celui de la préservation des ressources. Partager une ressource inutilisée est un facteur d’économie certain et une source de gaspillage moindre. C’est à mon sens le principal argument positif, celui qui incite à ne pas balayer d’un revers de la main la nouvelle économie. Il y a pourtant une certitude : trouver des formes qui combinent la confiance dans l’avenir et la préservation des ressources ne se fera pas si ce type d’économie se développe sous l’égide du seul marché.
(suite) (« À tout seigneur tout honneur ») PJ : « il n’est pas exclu du tout que je me retrouve dans la…