Argumentum a proeliis *, par Serge Boucher

Billet invité. Serge Boucher avait rédigé son billet avant que François Hollande n’annonce le retrait de la proposition de déchéance de la nationalité. Le billet de Serge n’en demeure pas moins pertinent.

– Cette déchéance de nationalité, c’est vraiment une très mauvaise idée. Au mieux cela ne servira à rien pour lutter contre le terrorisme, et au pire, en montrant qu’il suffit d’un attentat réussi pour nous faire douter de nos valeurs d’égalité et de fraternité, cela envoie un signal de faiblesse qui risque fort d’encourager les terroristes bien plus que les dissuader.

– Ah mais tu ne comprends pas : on est en guerre.

– Justement, dans « L’art de la guerre », Sun-Tzu écrit « qui connaît l’autre et se connaît lui-même, peut livrer cent batailles sans jamais être en péril ». L’ennemi, ici, ne nous tue pas uniquement pour le plaisir de nous tuer, mais pour influencer notre politique. Il est donc stratégiquement désirable de le convaincre que cette voie est perdue d’avance, que nos valeurs ne sont pas négociables. Remettre en question l’égalité des citoyens suite à un attentat, cela montre que les attentats fonctionnent : c’est un précédent très dangereux.

– Attends, on est en guerre et tu ne veux rien faire ?

– Je ne dis pas qu’il ne faut rien faire, je dis qu’il ne faut pas faire n’importe quoi. Depuis des dizaines d’années que nous sommes confrontés au terrorisme, une doctrine qui a fait ses preuves est le refus de toute négociation. Il est extrêmement tentant de discuter quand la vie d’otages est en jeu, mais dès qu’une organisation terroriste obtient une concession suite à une prise d’otages ou un attentat, toutes ses amies voient que le terrorisme fonctionne et qu’elles feraient bien de s’y mettre aussi. La déchéance de nationalité, c’est la même chose : pour un geste purement symbolique, on est en train de démontrer à une organisation dont le but est d’engendrer le chaos et la guerre civile chez nous que sa stratégie fonctionne. C’est suicidaire.

– T’as rien compris. On est en guerre, il faut des mesures fortes.

– Je ne suis pas contre les mesures fortes, mais commençons par éviter les mesures contreproductives. Les États-Unis ont réagi avec une force colossale après le 11 septembre, en occupant non seulement l’Afghanistan mais aussi l’Irak. Ça ne leur a pas réussi. Ça ne nous a pas réussi. Ça n’a certainement pas réussi aux habitants de la région. Il ne faut pas croire que parce qu’une mesure est ambitieuse et radicale, elle est nécessairement bonne.

– Alors on laisse l’état islamique dominer la région ? On se retire du combat ?

– Certainement pas ! Tu te souviens de ce que je viens de dire sur le refus de négocier avec les terroristes ? Cela vaut ici aussi : Daech a justifié les attentats en France en les présentant comme représailles contre les bombardements de l’aviation française. C’est exactement le moment de montrer que ce genre d’intimidation ne marche pas, et en cela François Hollande a eu raison d’ordonner une intensification des bombardements. Ceci dit, bombarder seul ne résoudra rien, et la région en a plus qu’assez des interventions occidentales, donc il faut absolument que l’action armée soit coordonnée et soutenue par les pays arabes de la région, ainsi que la Turquie et l’Iran. Que ces trois groupes ne peuvent pas se sentir rend la tâche particulièrement ardue, mais c’est néanmoins la voie à tracer. Ceci dit je ne vois pas ce que tout ça a à voir avec la déchéance de nationalité.

– Ça a à voir parce qu’un groupe para-étatique nous a déclaré la guerre, assassine des civils dans nos rues, et t’es pas prêt à prendre les mesures qui s’imposent.

– Mais évidemment que j’y suis prêt, je viens de dire que j’étais pour une intensification intelligente des frappes et pour un effort diplomatique sans précédent pour relever un défi dans une région d’une complexité extrême. Sur notre territoire, il faut augmenter significativement le nombre d’agents de renseignement, d’analystes, et les moyens du parquet antiterroriste. Tant qu’on parle de mesures radicales, il faudrait commencer par reconnaître qu’on n’est pas dans une guerre entre « le monde occidental » et « le monde musulman ». La guerre en cours, si on tient à appeler cela une guerre, oppose les intégristes de Daesch et leurs alliés aux laïques de tous pays et de toutes convictions. Daesch attire quelques milliers de jihadistes venus des quatre coins du monde, mais en même temps motive des millions de Syriens à quitter leur pays, pour s’installer en Turquie, en Jordanie, et en Europe. Il est plus que temps de reconnaître que ces gens qui refusent Daech, fussent-ils Syriens, sont nos alliés. Il faut faire le maximum pour accueillir dans les meilleures circonstances les ressortissants syriens qui ne veulent rien avoir à faire avec Daech, qui adhèrent au modèle libéral plutôt qu’au fondamentalisme wahhabiste.

– Attends, tu veux faire venir parmi nous des musulmans potentiellement fondamentalistes, qui vont vouloir porter le voile à l’école ?

– Oui. Je pense qu’on doit accueillir avec la plus grande hospitalité tous ceux qui fuient Daech. Et peut-être certains d’entre eux tiendront à ce que leurs enfants portent le voile à l’école, certains, peut-être. On peut vivre avec ça. Mais en même temps, d’autres se montreront les gardiens les plus stricts et les plus vigilants contre l’islamisme. Les meilleurs opposants francophones à l’islamisme radical, Abdennour Bidar, Abdelwahab Meddeb, Abdelmajid Charfi, Fethi Benslama, etc. viennent tous de pays qui ont souffert de l’islamisme. Il est certain que parmi les Syriens qui frappent maintenant à nos portes se trouvent leurs successeurs. Quelle meilleure réaction que de leur donner toutes les chances de s’épanouir ici, et prouver que nos sociétés occidentales sont aussi ouvertes qu’elles le prétendent ?

– Non, ce sont des envahisseurs, des ennemis, et tu joues leur jeu en les laissant entrer ici. On est en guerre, et ce que tu proposes c’est de trahir.

– Non mais… attends… Depuis le début tu n’écoutes absolument rien de ce que je raconte ?

– Bin non. J’ai pas le temps de t’écouter. On est en guerre.

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  • Latin : justification par la guerre
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