Djihadistes : La quatrième génération, par Michel Leis

Billet invité.

J’ai été tétanisé après les attentats de Bruxelles. Pour des raisons professionnelles, j’ai beaucoup fréquenté l’aéroport de Zaventem entre 2007 et 2015, souvent à ces horaires matinaux d’où partent la plupart des vols pour l’Europe. Un collègue était à l’aéroport ce mardi matin, mais heureusement, il est indemne.

La parano va s’installer dans les têtes. Celle légère, qui pousse à être plus attentif à son environnement, à prêter plus attention aux détails, cette parano n’est pas grave, elle peut parfois conduire au bon réflexe. Il en est une autre, celle qui étend l’objet de la méfiance à une communauté entière. Cette paranoïa-là est bien évidemment dangereuse.

De tout temps, des groupes ont eu recours à la violence pour bousculer l’ordre établi. Les anarchistes et la gauche révolutionnaire avant la guerre de 14, l’extrême droite dans l’entre-deux guerres, les mouvements de libération et leur symétrique voulant préserver à tout prix le maintien de l’ordre colonial après la guerre, l’extrême gauche dans les années 70. Faire remonter le terrorisme à quelques décennies relève de la mauvaise foi la plus manifeste. C’est l’ampleur prise par les attentats et leur fréquence depuis la fin des années 90 qui interroge.

La paranoïa est là pour longtemps, des attentats tous les 3 ou 4 mois suffisent à l’entretenir. Mais ce qui me frappe avant tout dans la dynamique qui est en place, c’est que plusieurs générations de djihadistes se sont succédées. Ils se sont impliqués d’abord dans des combats distants (Afghanistan, Bosnie, Afrique), puis ils sont revenus à partir des années 2000 vers l’Occident où le recours à la violence a changé de nature. Il est déjà trop tard pour la génération actuelle de djihadistes, nous sommes partis pour des années de lutte contre des ennemis décidés à déstabiliser l’Occident et à polariser la société. La vraie question qui vaut est : comment empêcher qu’une quatrième génération de djihadistes se développe au sein de nos sociétés et prenne l’ampleur qu’on leur connaît aujourd’hui ?

Cette interrogation se démultiplie en de multiples questions, on ne peut pas fermer les yeux ou limiter notre analyse sous l’influence d’un politiquement correct plus prégnant que l’on ne pense dans nos esprits.

Il y a des questions qui appartiennent à la gauche et qui sont tout à fait légitimes :

La tolérance affichée par la Belgique et la bonne intégration apparente n’ont pas suffi à empêcher le développement de cellules djihadistes. Au-delà de la tolérance, il existe une réalité qui se manifeste un peu partout en Europe : à Molenbeek, le taux de chômage est de 33,1 % pour les femmes et 28,1 % pour les hommes, ceux qui travaillent occupent des emplois peu qualifiés, le revenu médian est inférieur de 10.6 % à celui de la Région Bruxelles capitale, l’égalité des chances est une fiction totale. Il ne fait aucun doute que ce type de statistiques peut-être étendu à d’autres villes ou quartiers en France, en Grande-Bretagne ou ailleurs. Qu’on le veuille ou non, c’est un terreau favorable au développement de la rancœur. Comment combler ce déficit d’intégration et redonner un sens à l’égalité des chances sur tout le territoire ?

Comme le rappelle à intervalle régulier Paul Jorion, les interventions de l’Occident sont souvent de nature colonialiste et elles servent à défendre des intérêts souvent mercantiles. Les peuples qui subissent cette violence venue de loin peuvent se sentir légitimés à porter en retour la violence dans le territoire de l’ennemi, avec les moyens dont ils disposent. La peur se généralise. Le discours guerrier tenu par l’Occident ne recouvre aucune vision historique ou de long terme. N’est-il pas temps de se retirer d’un théâtre des opérations qui ne nous appartient pas, quitte à choquer nos bonnes consciences au vu des exactions commises par Daesh ? Et n’est-il pas temps aussi d’arrêter notre soutien à des régimes dont les positions sont plus qu’ambiguës ?

Mais il y d’autres questions qui viennent de la droite que l’on ne peut éviter…

Il y a un premier cercle qui participe activement aux opérations et qui probablement faible quantitativement. Probablement plus nombreux, il est un deuxième cercle, qui ne condamne pas ce recours à la violence, sans y participer activement. La polarisation et la paranoïa qui gagne la société vis-à-vis de la communauté musulmane dans son ensemble pourraient amener un certain nombre d’entre eux à basculer du côté de l’action. Mais il y aussi un troisième cercle, sans doute encore beaucoup plus nombreux, celui qui condamne le recours à la violence, mais qui par ailleurs porte une fraction des discours (pas forcément au travers d’une composante religieuse) qui nourrissent la rancœur : anti-français (ou belge), antisémite, complotiste… Il n’est qu’à voir le succès de Dieudonné et le taux de réservation de ses spectacles heureusement annulés.  On ne peut pas réduire la situation actuelle au premier cercle, connaître la situation réelle nécessite de dépasser le simple cercle de la radicalisation religieuse. Combien sont-ils exactement ?

Il est difficile d’écarter d’un revers de la main la relation ambiguë de l’Islam et de la violence, ne serait-ce que parce que la religion musulmane s’est imposée dans une large fraction du monde par la conquête militaire dans un laps de temps très court, entre la mort du prophète Mahomet en 632 et les batailles de Poitiers en 732 et de Talas (dans l’actuel Kirghizstan) en 751 qui marque un coup d’arrêt à la progression. Rien de comparable avec les 312 ans qu’il aura fallu à la religion chrétienne pour faire sa place au sommet de l’Empire Romain (la conversion de l’empereur Constantin). Pourtant, la Chrétienté n’hésite pas non plus dans son histoire à porter la violence : croisades, guerres de religion, soutien à l’entreprise coloniale. De manière générale, n’y a-t-il pas des cycles dans l’histoire de toutes les religions où la violence devient un mode dominant ?

On peut voir aussi la montée du radicalisme musulman comme une expression sectaire au sein d’une religion, qui vise à un but totalitaire, une combinaison qui me semble assez inédite dans l’histoire. Sectaire par sa capacité à laver les cerveaux en s’appuyant sur un texte fondateur, totalitaire dans ses objectifs poursuivis qui est d’imposer non pas par la conviction, mais par la force une doctrine. Doit-on combattre le radicalisme comme une secte ou comme une organisation politique ?

De manière plus générale, la place prise par la religion dans le débat politique s’est étendue ces dernières années. Après une éclipse  de plusieurs décennies, elle tend à vouloir imposer à la société civile une vision morale gouvernée par le prisme de sa doctrine. Dans le même temps, peut-on éviter ces interventions qui reflètent aussi la conviction de nombre d’individus ? N’est-il pas temps de revoir notre manière de concevoir la laïcité, cantonner la religion à la croyance individuelle et la sphère privée n’est-il pas une illusion ? Dans le même temps, l’engagement des autorités religieuses dans un discours politique est-il acceptable ?

Enfin, il y a d’autres questions qui me semblent absentes du débat.

Le rapport de notre société avec la violence me paraît être un sujet largement passé sous silence. Omniprésente dans les films, les jeux vidéo, elle finit par prendre un côté irréel. Les « bons » des films où des jeux y recourent, son utilisation est légitimée si l’on pense être du côté d’une cause juste, le rapport à la mort change aussi, il y a une curieuse correspondance entre la seconde vie et la promesse du paradis pour ceux qui défendent une cause juste dans certaines religions… Les parcours de beaucoup de ceux qui sont passés à l’action reflètent une fascination trouble pour la violence, du banditisme au radicalisme qui légitime la violence et lui donne un sens. N’est-il pas temps d’agir en ce domaine ?

Au-delà des réseaux sociaux et de la faculté de recrutement, Internet change aussi la donne. Elle change la perspective sur des situations régionales en immergeant des individus dans une situation lointaine. Au travers d’images brutes, elle rend beaucoup plus proche la violence des bombardements et des batailles lointaines. Mais c’est surtout le poids des discours complotistes, les passerelles qui s’établissent entre des causes politiques et des discours beaucoup plus porteurs de haine qui interroge. On passe par exemple très vite sur Internet de la cause palestinienne à l’antisémitisme, à l’anti-occidentalisme, puis au radicalisme religieux. L’exemple récent de l’intelligence artificielle Taytweets mise en ligne par Google et retirée au bout de quelques heures montre combien en l’absence de références, un discours raciste, sexiste, révisionniste, antisémite peut prendre une place prépondérante. Comment donner des repères et un esprit critique dans un monde ou Internet devient la référence majeure ?

Beaucoup de questions et sans doute d’autres que j’ai oubliées, mais agir sur le long terme nécessite forcément de ne pas se limiter à aborder le problème selon un seul point de vue.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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