Qui a dépossédé les électeurs de Donald Trump de leur sentiment de citoyenneté ?, par Stéphane Gaufrès

Billet invité.

Selon un sondage Gallup de 2015, la confiance des citoyens américains dans leurs institutions est « historiquement basse ». 8% seulement ont confiance dans le congrès, 21% ont confiance dans les journaux télévisés et dans les grandes entreprises, 24% dans la presse et les syndicats. Le différentiel de ces taux de confiance par rapport à la moyenne historique est plus parlant encore : -16 points pour le congrès, -13 points pour les églises et institutions religieuses, -12 points pour les banques, -10 points pour la présidence, etc…

La confiance générale baisse depuis 2004, et seuls 28% des sondés sont satisfaits de l’état du pays, contre 40% en 2004. Les deux seuls référents pour lesquels la confiance est en hausse est l’armée (72%) et les petites entreprises (67%).

Jeffrey M. Jones, qui présente le sondage pour Gallup, conclut que les citoyens américains « ne sont pas encore convaincus que l’économie est bonne, car leur évaluation de la situation économique nationale est plus négative que positive. »

Je ne sais si Mr Jones et ses amis économistes ont entrepris de « convaincre » ces sondés récalcitrants qui n’ont pas encore « évalué » la reprise économique, mais on peut se faire une idée de l’ambiance générale dans l’Amérique « d’en bas » grâce au rapport sur la faim et les sans-abri dans les villes américaines, établi annuellement pour la conférence des maires des États-Unis.

Le rapport de décembre 2015 décrit une autre réalité que celle de la reprise de la croissance du PIB :

Les demandeurs d’aide alimentaire d’urgence ont crû de 3% cette année. Les rapports précédents font état des variations suivantes :
2014 : + 7%
2013 : + 7%
2012 : + 22%
2011 : + 15.5%
2010 : + 24%
2009 : + 26%
Toutes les variations sont positives depuis au moins 1991.

En 2015, 67% des demandeurs d’aide alimentaire sont des familles, 42% ont un emploi, 23% sont des personnes âgées, 10% des sans-abri. Le rapport estime que malgré une hausse de 7% des budgets cette année, 23% de la demande d’aide alimentaire n’a pu être satisfaite. 57% des villes ont réduit la taille des portions servies, ou la fréquence de visite mensuelle autorisée, par famille ou par individu.

Le nombre de sans-abri a lui aussi augmenté en 2015, plus modérément (+1.6%). Les rapports précédents font état des variations suivantes :
2014 : + 1%
2013 : + 3%
2012 : + 7%
2011 : + 6%
2010 : + 2%
2009 : N.C.
2008 : + 12%
2007 : N.C.
2006 : + 9%
2005 : + 6%

Il est estimé que 29% d’entre eux souffrent d’une maladie mentale sévère, 22% sont des handicapés physiques, 18% ont un emploi, 12% sont des vétérans de l’armée.

Le taux de chômage a retrouvé son niveau d’avant la crise (5.5%), mais le taux d’emploi est au contraire resté à son niveau plancher depuis 2010.

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(OFCE, Christine Rifflart)

La décorrélation historique du taux de chômage et du taux d’emploi aux États-Unis depuis 2010 s’explique pour la moitié de son ampleur par l’évolution démographique (sortie du monde du travail des baby-boomers), mais pour l’autre moitié, il s’agit de personnes en âge de travailler qui ont renoncé à rechercher un travail. Comme le commente si « techniquement » le ministère français des finances, « La perte de capital humain, liée à l’éloignement durable de l’emploi de ces chômeurs découragés, diminue la probabilité de leur retour sur le marché de l’emploi (effets d’hystérèse). » La baisse du taux de chômage aux États-Unis est donc un dangereux masque de la réalité sociale de la population.

On sait que la reprise de la croissance du PIB a profité essentiellement aux plus favorisés. La raison en est la disparition générale de l’emploi, disparition nette et non destruction créatrice, due à l’automatisation croissante des activités, telle que l’a souvent pointée Paul Jorion. Il n’est pas compliqué de le constater face à ces chiffres : Facebook, 300 milliards de dollars de capitalisation, 10.000 salariés / General Motors : 50 milliards de capitalisation, 200.000 salariés.

Les hommes et les femmes américains qui se retrouvent relégués à un rôle de parasite du capitalisme triomphant, qui n’a même plus besoin de leur travail pour s’enrichir, ont peut-être l’impression que c’est une part de leur identité civique qu’on leur ôte. Réduits à mendier même leur subsistance de base, ou ayant peur de se retrouver dans cette situation un jour, ils ne « comptent » plus pour personne, et, suprême ironie, ont même été exclus… des statistiques du chômage.

Le droit de peser sur les décisions publiques, donné à chacun, est la solution que propose la démocratie pour résoudre le problème de l’individualisme ou du communautarisme : l’individu qui peut interagir avec l’échelon supérieur du pouvoir devient un citoyen.

En réduisant le travail humain à une part de plus en plus réduite de l’économie, on a volé aux habitants une part de leur citoyenneté effective. Ils n’ont donc plus rien de commun avec les « élites », économiques, politiques, et même religieuses. Trump n’est que le récipiendaire symbolique et provisoire de cette crise des inégalités. Il est significatif qu’il n’ait quasiment pas de programme : il n’est qu’une bombe qu’on veut faire exploser à la face des puissants.

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