Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Dans son « Temps qu’il fait » du 3 mars 2016, Paul Jorion s’exprime à propos de son prochain livre, Le dernier qui s’en va éteint la lumière :
« Et je vous l’ai déjà dit : on ne peut pas prouver qu’il faut sauver le genre humain et l’humanité, cela ne se prouve pas, c’est une chose qu’on a envie de faire ou pas. Moi personnellement, j’ai envie que cela continue… qu’on s’améliore quand même. Je me dispute un petit peu dans tous les coins, sur un mode un peu réformiste d’un côté, sur un mode un peu plus révolutionnaire d’un autre, je fais [flèche] de tout bois mais j’ai l’impression qu’avant de partir, il faut faire un max quand même. Pourquoi ? « Pour la beauté du geste » comme j’avais dit un jour. Je ne sais pas exactement ce que veut dire l’expression mais je me comprends et j’espère vous aussi, que faire quelque chose pour la beauté du geste, ça vaut la peine. »
Puisqu’il pourrait ne pas exister de sens extrinsèque en cet Univers pour l’existence humaine, qu’il n’y aurait aucun sens donné, qui serait une expression d’une transcendance, alors le sens serait « à donner », intrinsèque à chacun et à chaque groupe humain qui le partagerait, et serait donc immanent.
Le sens serait une émergence, à construire par chacun et chaque groupe humain. Le penser, ce sens, et agir en conséquence, ce serait le faire exister.
La question de la survie de l’Humanité pourrait se résumer à cela. Elle a du sens pour moi, j’y attache énormément d’importance. Je peux rationaliser (rationaliser à la Spinoza, dans une raison qui intègre les affects) cette conviction, comme Hans Jonas, à partir d’un argument fort : la Responsabilité (le fait de « répondre de » à quelqu’un), qui est aussi la « réciprocité » de la Règle d’Or (« aime ton prochain comme toi-même » ou, en négatif, « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse »). Exprimée à travers l’espace intergénérationnel, cette règle signifie ceci : « Si tu avais le choix de naître dans un parmi plusieurs Univers possibles, choisirais-tu celui où les générations antérieures ont agi de telle sorte que ton existence puisse être authentiquement humaine, ou tout autre où les générations antérieures ne se seraient pas senties responsables de toi et de ton existence ? ».
Mais cette rationalisation, je le sais, n’est qu’une fragile couche de vernis à ma conviction intime.
Puisqu’il n’y a pas de morale extrinsèque, transcendante, c’est le consensus des Hommes autour de normes qui peut fonder une éthique collective. Et c’est ce consensus qui peut donner force exécutoire à l’agglomération des convictions intimes des membres d’un groupe.
Je pense qu’il est possible de trouver un consensus autour de la règle de réciprocité que je décris, où chacun peut estimer en son for intérieur, qu’il préfère vivre dans un tel Univers où chaque individu se soucie que les générations futures puissent avoir une existence authentiquement humaine, plutôt que vivre dans un tout autre Univers.
La Responsabilité n’existe pas extrinsèquement. Mais si un consensus suffisamment large se forme, la Responsabilité acquiert une existence sui generis, elle naît de façon émergente, comme une immanence humaine, un sens créé et donné par l’Homme. Elle acquiert une force exécutoire.
De ce point de vue philosophique, je parviens à un projet politique, dans lequel j’espère rejoindre une majorité de mes contemporains. L’espèce humaine est menacée d’effondrement et d’extinction. Il n’est pas de raison extrinsèque de vouloir sa survie ou sa disparition. Mais chacun peut reconnaître que le projet de sa survie dépend de la création d’une idée du sens de cette survie, de sa transformation en exigence de Responsabilité, et de la formation d’un consensus politique capable de forcer le destin par l’action consciente et déterminée.
Ainsi, le problème de l’effondrement devient un « simple » problème de démocratie. L’espèce humaine survivra si un nombre suffisant d’entre les citoyens estiment que sa survie est une valeur qui mérite qu’on se batte pour elle.
Alors seulement la Responsabilité au sens de Jonas existera, de manière émergente et immanente.
C’est aussi, plus prosaïquement, un « simple » problème de biologie.
Le sort de l’espèce n’est pas joué d’avance. L’espèce n’est pas monolithique, elle est composée d’individus. Le cheminement de l’espèce est la résultante de l’action et de la survie de chacun de ses membres face à leur environnement.
Il est permis à chacune des composantes de l’espèce : nihiliste, croyante, athée, agnostique, écologiste, libérale, néolibérale, etc. de poursuivre ses visées par tous les moyens qu’elle se donne.
Si la composante « pro-survie » joue bien sa partition, l’Humanité pourrait bien survivre en chantant joyeusement. Si pas, on entendra un jour les notes lugubres du finale.
Moi je fais partie de cette composante qui trouve ça important la survie de l’espèce. Et, citoyen moderne fier et un peu téméraire, j’estime avoir autant de droit/de possibilité que les autres individus de définir ce qu’est l’espèce et ce qu’est son potentiel.
Il y a donc une lutte intra-espèce entre les individus pour lesquels la survie est importante à long terme, et tous les autres qui s’en foutent…
Une certitude aujourd’hui selon moi : dépassée qu’elle est par les événements et obsolètes que sont ses mécanismes de survie automatiques à court terme, seule une espèce humaine composée par une majorité de membres « pro-survie » victorieux verra encore le soleil se lever dans quelques siècles.
Que cette majorité se forme par adhésion culturelle, ou par tout autre mécanisme biologique funeste qui serait catastrophique.
Mais donc au delà de ma petite survie personnelle, il se fait que, libre-arbitre ou partition génétique déterministe, j’agis et j’agirai dans le sens de la survie collective.
Peut-être la sélection naturelle a-t-elle fait émergé des individus pour lesquels ce genre de chose est important ? Ou peut-être sommes-nous tous dotés de cet instinct, qui serait étouffé par notre culture actuelle ?
Nous verrons en tout cas si Dame Nature a suffisamment doté l’espèce de cet instinct de survie à long terme…
Entretemps, et aussi pour la beauté du geste, je continuerai à m’engager pour l’alternative la plus heureuse.
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