Billet invité.
En grec ancien, il suffit d’un préfixe pour indiquer que l’action s’inscrit dans une relation de réciprocité. Le préfixe qui signifie qu’on entre dans une relation de face à face est le préfixe anti dont on connaît les dérivés dans notre langue (antithèse, antipathie, antagonisme…). On remarque immédiatement que la société moderne n’a retenu de l’expression anti qu’une idée d’affrontement hors de toute réciprocité. Anti en français veut dire contre. En grec, au contraire, anti voulait dire « de façon réciproque » : le verbe poiein précédé du préfixe anti ne veut pas dire défaire ou contrefaire mais « faire à son tour » ; antipaskein ne signifie pas s’opposer à la souffrance ou se réjouir mais « souffrir à son tour » (ce que l’on a fait souffrir à autrui) ; antidosis ne veut pas dire le refus de donner mais « donner en retour », la réciprocité du don.
De la même façon meta suppose une relation de réciprocité généralisée, c’est-à-dire une communauté dont la relation constitue le milieu, un milieu étendu à tous les membres de la communauté d’où son sens de parmi ou d’au-delà. Metadosis c’est donc le don entre les uns et les autres au sein d’une même communauté : le partage.
Enfin le préfixe sun, qui signifie avec, suppose le plus souvent la parité de ceux qu’il assemble et non pas leur hétérogénéité ou leur identité : la parité implique que la valeur au nom de laquelle chacun se reconnaît dans l’autre ait été produite comme leur référence commune. Sun veut alors dire « avec celui pour qui le même sens ou la même valeur a été produite au sein d’une communauté de réciprocité »[1].
Toutefois chacun a le choix entre la réciprocité et la non-réciprocité, d’où les sens dérivés de ces trois préfixes. Le sens indifférent de avec qui peut aussi bien assembler des choses identiques que diverses est seulement utilisé aujourd’hui. Les dérivés de meta (au-delà, autre, parmi) sont également frappés d’une réduction à une dimension unilatérale dans les langues modernes.
Pourquoi cette transformation du sens de tels préfixes ? Peut-être parce que la structure sociale fondamentale n’est plus la réciprocité mais le libre-échange qui substitue à l’intersubjectivité une prestation unilatérale vis-à-vis d’autrui, guidée par le seul intérêt individuel.
Revenons donc à la structure de réciprocité la plus simple : le face à face. Nous avons tous la pratique de cette relation (si évidente que nous ne nous en rendons même plus compte) dès que nous disons bonjour à quelqu’un. Nous la pratiquons socialement lors d’une invitation que l’on accepte en se disant “je re-inviterai un jour”. Nous savons “sans le savoir” que la bienveillance dès qu’elle est réciproque crée le sentiment d’amitié, la philia qui s’impose comme référence éthique.
Et dès que le principe de réciprocité est réalisé, le sens de l’action ne peut être mis en doute ni par l’un ni par l’autre car chacun connaît ce qu’il fait autant par son action que par l’effet de l’action de son vis-à-vis. Le sens s’impose aux partenaires ainsi liés par la réciprocité.
Mais ici le philosophe observe de façon plus précise que le sentiment produit par la relation à autrui n’est pas le même selon que cette relation est de réciprocité inégale ou égale. Toute réciprocité inégale entraîne une représentation dédoublée du bien commun, dans un sens positif et dans un sens négatif. Cette unilatéralité positive ou négative sertit le sentiment d’amitié d’une auréole objective : de prestige pour l’un, et pour l’autre de gêne. Au point que celui qui est en position favorable peut se servir du don pour se faire reconnaître comme supérieur par son donataire et que celui-ci peut ressentir le don comme une humiliation ou un défi.
Et voici la remarque décisive : si le plus est l’inverse du moins, l’un et l’autre sont inverses de l’égal. L’égal n’est donc pas seulement le milieu entre le plus et le moins mais leur contraire. Égal n’est pas égal à zéro ! Il constitue un Tiers entre les extrêmes, comme le courage entre la couardise et la témérité.
Il n’empêche que la réciprocité égale requiert le calcul pour que les parts soient égales. Dans la cité, le partage (metadosis) est la procédure de la réciprocité qui permet l’égalité. À partir de cette égalité entre les apports de chacun, appropriés évidemment au besoin de chacun (celui de l’enfant n’est pas le même que celui des parents, etc.), apparaît une justice naturelle – dite corrective –, qui donnera naissance à la justice qui a cours aujourd’hui – la justice commutative –, mais qui n’est pas la même chose, celle-ci rétablissant l’égalité entre des échanges alors que la corrective se soucie d’abord de corriger les inégalités en répondant au besoin du plus démuni afin de rétablir la réciprocité égale.
Dans une communauté de réciprocité, chacun entend donc agir selon ses compétences mais en fonction des besoins d’autrui (chreia) en commençant par les besoins des plus démunis (et non pas des plus forts), ce qui induit naturellement la division du travail. Le chasseur partage le gibier, le pêcheur le poisson, le laboureur, l’architecte, le médecin, etc. Le partage est donc lié à la division du travail, et celle-ci à la complémentarité des statuts de production (et non pas à leur concurrence), de sorte que tous soient ordonnés à la satisfaction des besoins de tous. On dirait aujourd’hui que les statuts sont définis par leur fonction sociale.
On n’oubliera pas que le sens de toutes ces activités a une valeur commune. C’est toujours de la mesotès – du juste milieu – que naît le sentiment commun qui donne sens aux gestes de chacun, et la mesotès ici est encore la philia. Le Tiers, la mesotès, c’est chacun d’entre nous qui par l’interaction d’autrui est devenu le siège de la conscience commune. Le Tiers est l’affectivité de chacune de nos valeurs éthiques, et encore le sens de chacun des concepts qui font référence à l’entendement de tous. Le Tiers est la référence commune qui se représente dans la valeur éthique, et qui devient le sens des objets qui servent à l’exprimer. C’est sur cette réflexion qu’Aristote a fondé l’économie politique.
La justice elle-même (la justice corrective) est ordonnée à la philia dès lors qu’elle est normée par l’égalité et devient partage : l’amitié prévaut cependant de façon invisible. On peut alors appeler cordialité cette amitié citoyenne.
Pourquoi est-elle invisible ? Sans doute parce que la complémentarité des services des uns et des autres s’impose de façon plus immédiate en fonction des besoins des uns ou des autres, et que l’on apprécie l’utilité des biens et services en fonction de la nécessité qui est impérative ; ou encore parce que le rapport des choses dont l’efficacité a fait ses preuves s’impose à l’évidence et que la cordialité, à laquelle est ordonné ce rapport des choses, se cache modestement sous cette efficacité : le cœur invisible !
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[1] « Donc il nous faut aussi sentir en commun (sunaisthanesthai) avec notre ami, son existence et cela nous le pouvons à condition de vivre en commun avec lui (suzen) c’est-à-dire de communier (koinonein) avec lui en paroles et en pensée »… (Éthique à Nicomaque. IX, 9, 1170 a 29). Voir pour la discussion : « La réciprocité symétrique dans la Grèce antique », 2. L’Éthique à Nicomaque, pp. 187-219 dans : La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris : L’Harmattan (1995).
Les traductions en temps réel, ça existe déjà. https://m.youtube.com/watch?v=iFf-nQZpu4o&pp=ygUedHJhZHVjdGlvbiB0ZW1wcyByw6llbCBhdmVjIElB