Billet invité. P. J. : Je publie volontiers ce billet bien que le lecteur perspicace notera que je sois moi-même égratigné par une critique aussi acerbe de l’intellectualisme. Ouvert aux commentaires.
Récemment, Philippe Corcuff a publié un billet critique, principalement négatif, à l’encontre de Frédéric Lordon et de sa production intellectuelle : S’émanciper du « Lordon-roi » ?.
Vain ? Malhonnête ? Incohérent ? Autoritaire ? Obscur ? Pompeux ? Pinailleur ? Autant d’adjectifs qu’on voudrait ne pas devoir décerner à un intellectuel. La noble figure de l’intellectuel, celui d’entre les citoyens qui s’engage dans la sphère publique pour partager sa critique talentueuse et utile du monde, des Hommes et de leurs événements… cette figure ne doit-elle pas aussi être critiquée dans un élan réflexif ? Je vous propose de leur tendre, et de nous tendre aussi soyons généreux, le miroir !
Durant mes études, je lisais de nombreux textes du genre de ceux de Frédéric Lordon ou de Philippe Corcuff. J’ai lu les auteurs, les critiques de leurs contradicteurs respectifs, et même les répliques de ces auteurs initiaux.
Et puis, au cours de mes lectures passionnées, plus vite que je ne l’aurais souhaité, mon estomac gargouillait, j’avais mal au dos ou sommeil ou envie de contact humain. Et je devais répondre à ces simples besoins humains. Et je n’y répondais pas mieux après avoir lu l’auteur initial, ses contradicteurs et la réplique de l’auteur à ses contradicteurs.
A cette époque où j’ai commencé à m’intéresser, dans la fougue de la jeunesse, aux « problèmes du monde », j’ai cru pouvoir trouver des solutions dans ces textes. Mais j’ai dû me rendre à l’évidence, il n’y en aura jamais en soi.
On peut changer le monde et soi-même, dans une certaine mesure, ou s’adapter aux deux, toujours dans une certaine mesure ! [1] Pour changer le monde, penser et diffuser sa pensée ne sert à rien d’autre qu’à préparer l’action. Au sens strict, la pensée et l’échange de pensées entre humains n’ont pas d’effet direct sur le monde, sauf l’effet direct sur les émotions internes des individus. Pour s’adapter au monde et à soi sans chercher à les changer directement, je pense que rien de mieux n’a été inventé que la méditation ou l’analyse psychologique, qui se révèlent efficaces pour modifier la pensée et l’action individuelles.
Après mes études, j’ai découvert les idées principales de Wittgenstein. Ses idées à propos de la sémantique, du langage et de la communication entre les êtres, idées souvent vérifiées par l’expérience, et qui doivent nous rendre très humbles sur la possibilité d’intelligibilité du monde et des autres. [2] Et j’en suis venu à conclure que la forme de l’échange intellectuel avait trop souvent peu de chance de conduire à l’intelligibilité entre individus. Trop souvent la production intellectuelle prend la forme d’un texte unilatéral, d’une critique ou d’une réplique unilatérale par écrit. [3] Cette forme est souvent insuffisante pour parvenir au sens profond d’une production intellectuelle. Elle tend à mutiler l’échange sans qu’aucune construction d’information sensée, utile, ne parvienne aux cerveaux des intéressés et de leur audience.
Mais une autre expérience m’a donné l’espoir qu’il était possible, avec énormément de patience et du temps, de parvenir à un certain degré de compréhension de la pensée d’autrui, jamais total, mais néanmoins plus satisfaisant que les « joutes intellectuelle formelles ». Mon expérience du débat avec mes parents, avec mes amis, avec les visiteurs et amis du blog de Paul Jorion, ainsi que les écrits des penseurs anciens, m’ont convaincu que l’échange véritable entre Humains passe, (quelle surprise !), par le dialogue, oral ou épistolaire (par mail aujourd’hui). Plus précisément, l’intelligibilité passe notamment par la dialectique [4], qui permet le véritable échange de pensée transformateur, cet échange transformateur qui rejaillit pour métamorphoser la pensée et l’action de tous les protagonistes. L’initiateur d’une thèse se soumet à la contradiction d’une antithèse de son interlocuteur, et l’audience profite de cet échange co-constructif. Cela demande souvent beaucoup de temps et de nombreuses itérations argumentatives entre honnêtes gens, cherchant sincèrement à s’approcher des lignes de force du Réel. [5] Les dialogues de Platon en sont l’archétype.
Des amis, et beaucoup de lecteurs du blog probablement, admirent Frédéric Lordon et Philippe Corcuff. À mes amis qui les lisent, je demande toujours : à quoi sert ce texte ? Quel est son sens ? Pas seulement le sens des mots et des phrases (leur « signification »), mais le sens « philosophique, moral, politique », la « direction » que prend le texte, sa visée fondamentale et la direction qu’il propose à l’audience. Autrement-dit, qu’implique ce texte comme action concrète ? La plupart du temps, trop nombreux sont mes amis qui ne peuvent répondre à ces questions. Est-ce le lecteur qui n’a rien compris ou l’auteur qui n’a rien proposé ou s’est montré illisible ? Je ne prétends pas échapper à cet écueil dans ce que j’écris. Chacun peut examiner soi-même ce qu’il en est dans sa production intellectuelle. Mais j’ose dire que chacun doit examiner absolument cela, dans un mouvement réflexif (de miroir) envers soi-même.
Je fais partie de ceux qui aiment lire Frédéric Lordon pour son style mordant. Souvent je l’avoue, il me fait rire aux éclats par la force de son imagination (« la stupéfaction d’une poule face à un démonte-pneu »). Son style est flamboyant, violent, très beau d’un point de vue littéraire.
Mais j’échoue trop souvent à trouver le sens de ses textes. A quelle action concrète m’invite-t-il ?
Alors je me pose la question : qui fait le plus pour l’Humain ? Celui qui met ses mains dans le cambouis, qui soigne un malade, qui réconforte un SDF, qui construit un logement passif, une ferme, une école, un système de transport en commun, qui mange moins de viande, qui roule en vélo, qui s’engage en politique et qui diffuse des solutions, des propositions, qui convainc à l’action par la diffusion des idées ?
OU celui qui semble bâtir de grandes théories superbes et des pamphlets de haut niveau littéraire mais dont on peine à comprendre les implications concrètes ? Ou pire, qui ne propose aucune implication concrète ?
N’est-ce pas très français (et je parle de la culture francophone qui prend ses racines dans les Lumières), cette figure superbe de l’intellectuel outré ? Frédéric Lordon veut manifestement y exceller. Mais est-il à la hauteur de son illustre prédécesseur, Emile Zola et son « J’accuse… ! » ? Est-il cet intellectuel passionné, qui renverse l’action collective par la force de son éloquence et la justesse de son propos ? Ne se révèle-t-il pas trop souvent touffu, byzantin, obscur et finalement… vain ?
Philippe Corcuff, avec sa critique en règle, semble également jouer le rôle d’un protagoniste habituel : celui qui pourfend froidement un « tribun de la plèbe », très populaire au sein de l’intelligentsia et même au-delà. Ne commet-il pas l’erreur courante mais impardonnable selon moi : l’assimilation ad hitlerum [6] de son auteur cible, par extension excessive du propos.
N’est-il pas fatiguant de lire ce genre de critique pompeuse dans le débat intellectuel : « Monsieur Lordon ne le sait pas mais en fait, il contribue à des causes infâmes« . N’est-ce pas le niveau zéro de la disqualification intellectualiste ?
Et le débat peut durer des heures, en chambre, à coups d’excommunications. Pendant ce temps, les gens naissent et meurent, la vie suit son cours. Je ne prétends pas avoir la réponse définitive à ces question pour Frédéric Lordon et Philippe Corcuff. Je parle néanmoins d’un sentiment que j’éprouve trop régulièrement à leur lecture et à la lecture de leurs confrères. Mais éloignons-nous des personnages pour généraliser le phénomène de « l’intellectuel ». Dans le grand théâtre humain, quel est le rôle de ce personnage ?
Ce qui compte, ne l’oublions jamais : ce sont les actes et l’influence des paroles et des écrits.
Il faut sortir du pinaillage technique des initiés : les textes de Frédéric Lordon et de Philippe Corcuff ont-ils une plus-value pour les citoyens ? Ce texte-ci, ce texte-là, précisément, a-t-il un sens ?
Un professeur jésuite m’a enseigné qu’un texte devait être pertinent, argumenté, cohérent et communicable. Pertinent ne veut pas seulement dire que l’on parle d’un sujet important, cela veut aussi dire que l’on propose des actions concrètes qui répondent au sujet. La communicabilité est en péril quand le texte fourmille de figures de style, de termes ardus et se perd dans les détails.
Pour sortir de la vacuité, je pose une question aux intellectuels revendiqués : pourquoi ne vous tournez-vous pas davantage vers une forme plus aboutie, celle du citoyen acteur-penseur réflexif, l’homo politicus-faber-sapiens sapiens. C’est-à-dire le citoyen qui pense et qui agit pour le bien de la société, et qui ajoute une couche de réflexivité envers sa propre pensée et sa propre action, qui s’examine lui-même agissant et pensant ? [7]
Un modèle canonique de ce genre de citoyen est Benjamin Franklin. Ce qui distingue Benjamin Franklin parmi tous les hauts personnages historiques, c’est la quantité astronomique de ses réalisations, dans une multitude de domaines, pratiques, politiques et intellectuels. [8] Benjamin Franklin prouve qu’on peut avoir un gros cerveau, une pensée superbe, un beau langage, tout en insistant sur l’efficacité opérative, dans l’action. Le cerveau arrive en soutien, en support, en moyen et pas en fin. L’œil, l’esprit et le verbe sont au service de la main.
Benjamin Franklin témoigne aussi de la réflexivité indispensable à l’intellectuel. Dans ses mémoires, il témoigne de sa déshérence lorsqu’il était jeune et très vaniteux, alors qu’il se complaisait dans la joute verbale au sein de son groupe d’intellectuels « Junto ». Conscient de sa vanité, et après plusieurs déconvenues, il se promet d’éviter toute complaisance à l’égard de ses dérives rhétoriques. Plus vieux, il reconnait qu’il a échoué à taire son orgueil, ce sentiment « d’avoir raison », « d’être supérieur », qui rend l’intellectuel si détestable à autrui (qui le traite « d’intello »). Orgueilleux-humble, il se défend : il a réussi à dissimuler le mieux possible son orgueil sous une bonne couche d’humilité conviviale, ainsi, dit-il, il a réussi à convaincre bien plus de gens et à créer bien plus de choses qu’il ne l’aurait jamais espéré. Les gens n’aiment pas les êtres « supérieurs ».
Alors je me soumets moi-même à ma critique, et j’espère recevoir une pluie de critiques des lecteurs !
Pourquoi écris-je ce texte ? Vous ai-je fait perdre votre temps, amis lecteurs ? À quelle action concrète veux-je vous pousser ? Est-ce que j’ai réussi à convaincre que nous devions essayer de lire les intellectuels comme Lordon, Corcuff, etc. en gardant notre esprit critique ? Mais pas seulement l’esprit critique du détail, celui qui peut verser dans le pinaillage, je parle plutôt de la question de la quête du sens. Est-ce que nous nous posons assez la question « quel est le sens de ceci ? », ou plus ramassé – et rendons hommage à l’efficacité anglo-saxonne face à l’intellectualisme français – : « So what ? ». Ces deux mots en anglais, abusons-en, infligez-les à nos interlocuteurs, y compris et surtout ceux qui sont en position d’autorité, comme les intellectuels. Ne nous satisfaisons pas des premières réponses au « So what », allons au bout de la chaîne, dans les derniers retranchements, cherchons le « So what » final, celui qui nous ramène à l’essentiel de notre existence. Si à la fin d’un texte de Lordon, Corcuff ou autre, nous ne parvenons pas à y répondre, interpellons ces intellectuels, exigeons d’eux une réponse pertinente, argumentée, cohérente et communicable à cette question : « So what ? ». Ne les lâchons pas sans qu’ils ne crachent le morceau ou s’excusent de nous avoir fait perdre notre précieux temps ! Nous avons le droit de les critiquer, même les plus célèbres d’entre eux. Ils le méritent ! Ça leur fait du bien ! Ils travaillent mieux après ça !
Et si, nous aussi, nous faisons pareil dans notre propre pensée et notre propre action, en nous soumettant humblement à notre réflexivité et à celle des autres, en nous remettant sans cesse en question, alors nous serons de dignes héritiers de Benjamin Franklin.
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[1] Des vieux m’ont dit qu’on déteste toujours un peu le monde et soi-même…
[2] La sémantique est la branche de la linguistique qui étudie les « signifiés », soit ce dont parle un énoncé. Autrement dit, la sémantique étudie « la signification des mots, des phrases ». Ludwig Wittgenstein étudia longuement la sémantique, le langage et la conscience. Sa pensée se trouve condensée dans son ouvrage « Investigations philosophiques ». Outre le langage extériorisé par la parole ou l’écrit, Wittgenstein élargit la sémantique au sens des objets mentaux oui idées elles-mêmes.
[3] Et l’on peut élargir ce constat aux formats intellectuels « ex cathedra » des conférences, à peine assouplis par des séances de « questions-réponses » très formalisées et souvent frustrantes.
[4] La dialectique est célèbre pour son mouvement cyclique et convergent : thèse, antithèse, synthèse : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dialectique
[5] Les « lignes de force du Réel » sont ce qu’on pourrait appeler la « vérité », si tant est qu’elle existe, ou du moins « une » vérité à propos du Réel.
[6] En accusant plus ou moins directement Frédéric Lordon de renforcer inconsciemment les idées totalitaires de l’extrême-droite.
[7] La réflexivité est ce qui nous distingue le plus en tant qu’êtres humains : la capacité à s’interroger sur nous-mêmes, ce que nous faisons et ce que nous pensons, à nous regarder dans un miroir : https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9flexivit%C3%A9_(socio-anthropologie)
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