Retranscription de Le temps qu’il fait le 17 décembre 2015. Merci à Cyril Touboulic pour la retranscription !
Bonjour, nous sommes le jeudi 17 décembre 2015. D’habitude, je fais la vidéo le vendredi, je la fais aujourd’hui (un jeudi) parce que demain à l’heure où j’enregistre ma vidéo habituellement, je serai avec les 7 autres experts de notre groupe de réflexion, de notre comité, nous nous retrouverons en face du ministre des finances belge, M. Johan Van Overtveldt, et nous lui remettrons le rapport sur lequel nous travaillons depuis 8 mois. Voilà !
Je suis à Bruxelles, il fait 14 degré, c’est 8 degrés de plus que la moyenne saisonnière et je ne sais pas l’effet que ça vous fait. Moi, l’autre jour, vous l’avez vu, je suis passé devant ce petit calvaire breton pas très loin d’où j’habite et il y avait les jonquilles qui étaient en fleur, et c’est un frisson d’horreur qui m’a parcouru ! Je voyais des gens autour de moi qui, eux, trouvaient ça très sympathique, très amusant, formidable (formidable !). Eh bien, vous savez, on dit : « Noël au balcon, Pâques au tison », c’est-à-dire que les choses finissent toujours par s’arranger – l’équilibre – : l’homéostase va fonctionner. Je n’en suis pas convaincu, ces 8 degrés de plus que la moyenne saisonnière sont absolument inquiétants parce qu’ils font partie, je dirais, d’une image générale de choses qui sont en train de se dégrader et à une vitesse rapide, avec une accélération apparente.
Qu’est-ce qu’il y a d’autre dans l’actualité ? Eh bien, il y a le fait que finalement Mme Yellen, à la tête de la Federal Reserve (la banque centrale américaine), a relevé légèrement les taux d’intérêt à très court terme. Alors ça peut produire des catastrophes, on va voir, on va voir dans la journée, on va voir dans les semaines qui viennent. Comme vous le savez, quand les taux augmentent – enfin, ce ne sont pas les taux au jour le jour qui font une très grande différence pour, je dirais, les investisseurs dans la vie quotidienne –, mais s’il y a une répercussion, si ça « ripple », comme on dit en anglais, si il y a une onde qui part des taux d’intérêt à court terme et qui se répand dans les taux à plus long terme, à ce moment-là, vous le savez, le prix des obligations en circulation tombe. Ce n’est pas celui, évidemment, de celles qu’on émet, qu’on va émettre maintenant, qu’on va émettre à des taux plus élevés, mais c’est celui de celles qui sont déjà en circulation. Pourquoi le mécanisme est… je m’aperçois que personne ne comprend autour de moi ce mécanisme, mais c’est très simple : les nouvelles obligations vont être émises, disons, je ne sais pas, à du 3%, [or] celles qui circulent sont à du 1%, par conséquent, celles qui circulent seront dévalorisées par concurrence simplement avec celles qui vont être émises maintenant, et du coup, eh bien, sur le marché elles vaudront moins cher, c’est tout. C’est ça, le mécanisme.
Alors, qu’est-ce qui va se passer ? On va voir. Ça fait quoi ? depuis 2008, ça fait 7 ans : 7 ans pour sortir de la crise, c’est énorme. Les États-Unis considèrent d’une certaine manière qu’ils en sont sortis puisqu’on peut augmenter le taux d’intérêt. Pourquoi ? Parce que le taux d’intérêt, eh bien, ça représente quand même, je dirais, c’est une part de la richesse créée et donc qui doit refléter la richesse qui s’est créée autour de nous. Dans le système où nous sommes, vous le savez, on baisse le salaire des gens qui gagnent leur vie en travaillant, et les rentiers n’avaient plus grand-chose à se mettre sous la dent ! Eux aussi, n’avaient pas de taux d’intérêt [dignes de ce nom] sur lesquels se rémunérer.
Alors, voilà, le système capitaliste est en très grande difficulté, ni les travailleurs ni les rentiers ne sont dans une situation très favorable. On va voir, là, c’est une question de comment les marchés boursiers vont intégrer cette information. Quand je dis « intégrer », ça sera un effet, je dirais, d’ordre davantage « physique » au niveau des structures plutôt que comme l’imaginent certains, et Keynes l’imaginait d’une certaine manière à son époque aussi, plus qu’une question de représentations dans la tête des agents parce que, comme j’ai eu l’occasion de le montrer en particulier, la représentation des agents, des « intervenants », sur les marchés boursiers, n’a en général pas de véritable impact. Pourquoi ? Essentiellement parce que c’est un brouillard où se mélangent les gens qui croient que ça va monter avec les gens qui croient que ça va baisser, en quantité, en général, quasiment équivalente.
Je voulais vous parler d’autre chose en fait depuis quelques jours, je voulais vous parler de ces Entretiens du Nouveau Monde Industriel, qui ont eu lieu à Paris, lundi et mardi – j’ai lancé quelques tweets au moment même. J’ai eu la très bonne surprise, hier, de voir que, dans le journal Le Monde, Margherita Nasi a consacré à mon intervention tout un article – c’est très bien, ça m’évite de devoir la résumer moi-même (mon intervention) –, vous trouverez ça, je l’ai reproduit d’ailleurs sur mon blog, ça se trouve aussi sur le site du Monde. Je ne sais pas si ça sera dans l’édition papier d’aujourd’hui, on verra.
J’espère que d’autres articles de presse seront consacrés à certaines interventions, et en particulier, je pense à celle d’Evgeny Morozov, et je pense aussi à celle de Julian Assange. Nous avons eu la chance de pouvoir, voilà, d’avoir sur grand écran, de bavarder, je dirais, une demi-heure avec Julian Assange. L’occasion m’a été donnée de lui parler, eh bien, je ne l’ai pas ratée [rire] ! J’avais une question de toute façon qui me démangeait depuis longtemps par rapport à lui, c’était son attitude vis-à-vis du libertarianisme, parce qu’il avait dit des choses extrêmement, je dirais, en faveur de ce courant d’opinion que j’assimile, moi, à une extrême-droite financière dure. Il a répondu à ma question de manière extrêmement détaillée, extrêmement précise, en distinguant divers éléments dans cette tendance d’opinion et en disant, en particulier, que pour ce qui est des grandes firmes, voilà, (les Google, les Facebook, les Twitter, etc.), que leur attitude était extrêmement ambiguë vis-à-vis justement de ces idées libertariennes, qu’ils défendaient la liberté individuelle dans la mesure où ça leur permettrait d’améliorer la façon dont ils font du business, mais pour le reste, ils n’avaient pas beaucoup de considération pour ça et qu’en particulier leur intrication, leur collaboration avec les agences les plus louches, les plus secrètes, gouvernementales est complète. Donc, sa réponse me paraissait extrêmement satisfaisante. Son intervention a été consacrée essentiellement à expliquer ce qu’il avait voulu faire avec WikiLeaks, et là aussi, je n’avais jamais eu l’occasion de l’entendre parler, de faire une démonstration comme il l’a faite, et là aussi, j’ai pu me convaincre que nous avions à faire à quelqu’un, je dirai, dans la trempe d’Edward Snowden : nos grands dissidents. Nos grands dissidents, nous ne les traitons pas bien nos grands dissidents : M. Assange est assigné à résidence à Londres dans une ambassade, M. Snowden est à Moscou sans vraiment avoir l’occasion de pouvoir en sortir et ça me rappelait l’époque où il y avait des dissidents de l’Union soviétique, de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, et nous les traitions, enfin nos pays, les traitaient extrêmement bien. Je me souviens d’une conversation à cette époque-là, je peux en parler parce qu’il y a prescription, la personne qui m’avait fourni l’information est décédée depuis de très nombreuses années, mais vous savez qui permettait, en particulier, à certains dissidents polonais de vivre comme ça en France et d’être accueillis, d’être rémunérés ? Eh bien, la personne à qui je parlais et qui était bien placée pour connaître l’information, je ne vous parle pas d’une rumeur : je parle de la personne qui recevait physiquement l’argent en question, qui est-ce qui payait pour que des dissidents polonais, en particulier, voilà, puissent travailler dans un très grand confort dans nos pays ? C’était les fondations Volkswagen et Bertelsmann – Bertelsmann, c’est un grand empire de presse allemand. Est-ce que Volkswagen et Bertelsmann mettent à la disposition de la défense de M. Assange et de M. Snowden des sommes équivalentes ? Je ne sais pas, vous me direz : « La compagnie Volkswagen a d’autres soucis en ce moment ! » Je ne dis pas du tout, ça n’est pas du tout mon style, de dire qu’il n’aurait pas fallu aider les dissidents de l’Union soviétique et de Pologne, de Tchécoslovaquie, de Hongrie, etc., non, c’était une excellente idée ! je souligne simplement que nous n’avons pas le même empressement pour les dissidents actuels et dont la tâche, dont les opinions qu’ils défendent, méritent tout aussi bien d’être défendues.
Morozov a parlé, je ne sais pas si vous le connaissez, lui me connaissait. Pourquoi est-ce qu’il me connaissait ? Eh bien, il me l’a dit, parce que j’ai été le premier quand même sur mon blog à faire paraître une traduction de ce qu’il dit en anglais. Morozov, c’est le grand spécialiste, je dirais, d’une conception, d’une représentation de à quoi sert l’internet, à quoi sert la numérisation. C’est un grand penseur, il est très jeune mais j’ai eu l’occasion de bavarder en particulier une heure avec lui à l’heure du déjeuner – c’était lundi –, c’est quelqu’un de très très intéressant, je ne regrette pas de l’avoir traduit, je lui ai dit que si l’occasion nous était encore donnée de le traduire, eh bien, nous le ferions très volontiers. Et voilà, on a échangé aussi nos adresses mail et on a déjà un peu bavardé.
Ce que dit Morozov, il dit, en gros, je vais résumer rapidement : « It’s not the internet, stupid ! », voilà, ce n’est pas l’internet en lui-même, ce n’est pas la numérisation. Qu’est-ce que c’est ? Eh bien, « It’s capitalism, you idiot ! ». Voilà ! Le problème, ce n’est pas le numérique, ce n’est pas ce qu’on en fait, ce n’est pas même pas l’hyper-surveillance, c’est le système capitaliste derrière, c’est lui qui constitue le problème majeur et tout le reste, eh bien, ce sont des traductions au niveau du numérique des problèmes qui nous viennent du fait que le système capitaliste est le système ambiant tout autour. Il ne le dit pas toujours de cette manière, je dirais, vraiment explicite mais c’est bien ça qu’il veut dire, et là, devant un public parisien dont, voilà, la difficulté dans, voilà… on a beaucoup perdu, je dirais, du fait que M. Assange parle en anglais, il y avait aussi un M. David Berry, un professeur anglais, Morozov a parlé en anglais aussi. Quand il n’y a pas de traduction simultanée, un public français et francophone perd beaucoup de la substance de ce qui est dit, malheureusement. Si il n’y a pas d’articles sur ce qu’a dit Assange ou Morozov ou Berry dans la presse française, eh bien, l’explication, il ne faudra pas la chercher beaucoup plus loin, c’est parce qu’une compréhension de l’anglais dit rapidement par des gens dont c’est la langue maternelle ou bien qu’ils la maîtrisent en tout cas de manière parfaite, comme c’est le cas de Assange, ça ne passe pas : il y a beaucoup qui est perdu.
Il y a eu d’autres interventions, moi, bon, j’ai émis une critique vis-à-vis de celles-là : celles qui cherchent à trouver dans l’algorithme lui-même une philosophie, je suis un petit peu sceptique. M. David Berry en particulier, je lui ai dit que ce qu’il remettait en question, c’était plutôt l’usage social des logiciels plutôt que quelque chose qui serait caché, de l’ordre de l’idéologie dans l’algorithme lui-même. L’algorithme, à mon sens, il est relativement neutre, c’est vrai qu’on peut faire un algorithme de telle ou telle manière et Bernard Stiegler a attiré l’intention sur le fait que les axiomes, même en mathématiques, relèvent de la « dialectique », c’est-à-dire, en fait, de l’accord commun et pas de la démonstration scientifique proprement dite qui découlerait simplement de la description du monde telle qu’il est – excellente remarque de Stiegler à cette occasion-là. C’est vrai qu’il y a une dimension idéologique dans tout ce que nous faisons, même dans le point de départ de notre réflexion mathématique – finalement, c’est la thèse, je dirais, globale de mon livre Comment la vérité et la réalité furent inventées –, mais aller voir, aller fouiller, je dirais, dans la manière dont la programmation est rédigée pour essayer de trouver là des implications, des intérêts ou de l’idéologie, il me semble que c’est une partie relativement neutre, mais l’usage du logiciel qu’on en fait, ça, c’est une tout autre affaire. J’ai une position là-dessus qui un peu la même que, je dirais, à propos de l’argent – on me dit maintenant souvent que je suis keynésien parce que j’ai écrit un gros livre sur Keynes, et que j’espère avoir bien fait – : Keynes considérait que l’argent n’était pas neutre, à mon sens, l’argent est bien plus neutre qu’il ne l’imaginait, mais l’usage que l’on fait de l’argent, la manière dont ça circule, la manière dont c’est manipulé, ça, oui, là, il y a de l’idéologie ! Mais l’outil lui-même, à mon avis, c’est un outil neutre. Je n’ai pas la conviction d’un Silvio Gesell, que si on change la monnaie – ou de tous les partisans de monnaies parallèles, complémentaires, etc. – que si on change la monnaie, eh bien, le système changera de lui-même. Non, à mon sens, la monnaie, elle est ce qu’on en fait.
Voilà, eh bien, c’est essentiellement ça que je voulais faire : un petit peu un résumé de ce qui s’est dit durant ces journées. J’espère qu’il y aura d’autres articles qui seront publiés que celui qui a paru dans Le Monde hier, et qui n’a parlé que de ma seule intervention. Merci en tout cas à Margherita Nasi d’avoir fait un très grand, je dirais, un excellent compte rendu de ce que j’ai essayé de dire. Donc, c’était mardi, c’était avant-hier donc aux Entretiens du Nouveau Monde Industriel. Voilà ! À la semaine prochaine !
Oui, le canal de Panama est évidemment un des plus hauts points stratégiques que tenteront de s’arracher les marchands qui…