Retranscription de Le temps qu’il fait le 11 décembre 2015. Merci à Olivier Brouwer !
Bonjour, nous sommes le vendredi 11 décembre 2015. Et ce matin, en me levant, j’avais une idée assez précise de ce dont je voulais vous parler, qui était du fascisme en général et des élections en particulier, et puis, c’est François Leclerc qui m’a fait complètement dérailler, je me suis mis à penser à tout à fait autre chose (à parler aussi, vous allez voir).
Il m’a envoyé un article sur l’intelligence artificielle, une référence sans commentaires, et j’ai lu l’article en diagonale, et je lui ai répondu : « Les spécialistes, les experts en intelligence artificielle vont bientôt découvrir que les êtres humains utilisent des mots. Ils n’en sont pas encore là. » Et j’ai dû faire une petite remarque en Post-Scriptum en disant : « Dommage, quand même, que les gens ne lisent pas mon bouquin : Principes des systèmes intelligents. »
Et le fait est que, bon, peut-être qu’ils le lisent, mais en tout cas, on n’en a pas fait grand-chose. Et ça m’a fait dérailler, cette idée-là, parce que ça m’a ramené à cette idée que j’ai exprimée ces semaines récentes, qu’au lieu de se concentrer sur l’actualité qui est une actualité de l’effondrement – et c’est encore ça que j’aurais fait ce matin si j’avais fait une vidéo en parlant du fascisme en général et des élections en particulier – j’ai dit : « Il faut se concentrer sur ce qui viendra par la suite. »
Et là, cette réflexion qui me vient, à la suite de l’envoi par François de la référence à un article, c’est que finalement, eh bien voilà : si je veux faire le bilan de ce que j’ai déjà pu faire personnellement à ce propos-là, pour aider une fois qu’il faudra reconstruire, eh bien, j’arrivais à la conclusion que finalement, j’ai déjà fait pas mal de choses dans ce domaine-là. Et qu’est-ce que je veux dire par là ? Eh bien, j’ai déjà proposé, quand même, des changements de paradigme, des manières de revoir entièrement les choses, dans trois domaines.
[1.] Dans celui de l’intelligence artificielle, de la manière dont il faut simuler ou créer un robot. J’hésite avec « simuler », parce que si vous avez vu ce film, qui est excellent d’ailleurs, qui s’appelle Ex machina… Il faut absolument que vous le voyiez ! Moi, j’ai eu du mal à le voir parce que ça ne passait pas dans une salle près de chez moi, et finalement, j’ai regardé une copie que j’ai achetée. C’est un film vraiment excellent, qui pose bien les problèmes, et qui attire l’attention sur le fait que simuler, simuler une dynamique d’affect dans un robot ou bien avoir une dynamique d’affect comme nous l’avons, eh bien, ça deviendra rapidement très difficile de voir la différence. C’est surtout une différence conceptuelle : c’est la manière dont nous nous représentons les choses, mais ça ne fera pas une très grande différence.
Alors, qu’est-ce que j’ai montré dans Principes des systèmes intelligents ? Eh bien, c’est qu’on peut déjà obtenir des effets déjà extrêmement intelligents (tels qu’ils apparaissent aux hommes comme étant intelligents) en utilisant simplement un univers de mots et en le dynamisant par une dynamique d’affect, une dynamique qui représente des émotions du côté de la machine, émotions liées au fait qu’on aime bien ce qu’elle dit, ou qu’on n’aime pas du tout ce qu’elle dit, qu’elle se sent utile ou non, etc. Toutes choses extrêmement faciles à simuler, simplement en créant un compteur, un compteur où les valeurs d’affect vont augmenter ou vont baisser, tout ça projeté sur un réseau, un réseau qui lie, non pas des concepts en tant que tels, mais des usages de différents concepts en contexte, c’est-à-dire liés [l’un] à l’autre. Bon. Et donc, j’ai proposé ça. C’était en 1989.
[2.] J’avais un manuscrit à partir des années ’85, j’avais déjà les trois quarts du manuscrit du livre qui est devenu Comment la vérité et la réalité furent inventées, où je propose un autre paradigme sur la manière dont nousreprésentons la réalité. Si on prenait au sérieux ce que j’écris dans ce bouquin, eh bien, on ferait la physique tout à fait autrement, et en particulier, on n’aurait pas besoin du boson de Higgs pour résoudre un certain type de problèmes.
[3.] Et enfin, j’ai aussi proposé un changement de paradigme en économie. J’en avais fait l’esquisse dans le livre qui s’appelle Le prix, qui est une série, en fait, d’articles que j’avais publiés dans les années ’90, et que j’ai complété par une vision d’ensemble à partir de Keynes dans le bouquin qui a paru cette année-ci, en septembre de cette année.
Donc, qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai quand même offert, je dirais – à mes propres yeux, en tout cas – j’ai étendu vraiment la boîte à outils qui nous permet de voir le monde assez différemment. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, dans le domaine de la physique et, de manière générale, du fonctionnement de l’esprit humain quand il articule des mots, et dans le domaine de la réflexion économique.
Alors, ma nouveauté est relative, parce que dans les trois cas, dans les trois cas, il s’agit essentiellement de ressusciter la manière dont Aristote voyait les choses. On a perdu, on a perdu le fil par rapport à la manière dont Aristote présentait les choses, à la fin du Moyen-âge, essentiellement parce qu’il avait fait une erreur : il avait fait une erreur dans cet immense compendium de réflexions sur la manière dont nous fonctionnons, dont le monde fonctionne, c’était sur le mouvement. Et du coup, bon, beaucoup de gens lui en ont voulu et on a oublié le reste. Ça s’est perdu petit à petit. Il faut dire que les scolastiques ont fait un travail, je dirais, de conservation de la pensée d’Aristote, mais ils ont aussi fait un travail de déformation. Le souci de faire entrer tout ça dans le cadre chrétien a quand même amoché pas mal le message. Il faut le ressusciter, et surtout, eh bien, il faut l’étoffer aussi hein, parce qu’il ne suffit pas de dire : « Bon, Aristote avait raison, en économie, sur l’intelligence artificielle, sur le fonctionnement de l’esprit et sur la manière dont nous représentons le monde ! Il s’est passé beaucoup de choses, et on peut, eh bien, on peut, disons ça en toute modestie, on peut prolonger, on peut aller au-delà de ce qu’a dit Aristote.
Alors, ma difficulté, de ce point de vue-là, d’avoir proposé des choses tout à fait autrement, c’est que ça ne se sait pas. Si vous regardez même mon bouquin Le prix, paru en 2010, mon bouquin Comment la vérité et la réalité furent inventées en 2009, si ils ont été publiés, c’est parce que j’avais prévu la crise des subprime. Vous le verrez, d’ailleurs, et c’est d’ailleurs un petit peu gênant : sur la couverture du Gallimard, on ne dit pas : « Ce sont des élucubrations, mais réfléchissez quand même au fait que le type qui a écrit ça a quand même prédit la crise des subprime », mais c’est tout comme ! C’est dommage, mais enfin bon, si ça permet à un certain nombre de gens de le lire, c’est déjà pas mal, c’est une bonne chose.
Encore que, quand j’ai vu – les bras m’en sont tombés, quand même un peu – quand j’ai lu le livre de Servigne et Stevens sur la collapsologie, parce que dans ce livre, il était écrit noir sur blanc qu’il était impossible de prévoir la crise des subprimes. Alors, c’est quand même, un petit peu, je dirais, jeter mon bouquin de 250 pages où je donne une explication qui me semble quand même très motivée, comme on dit, c’est-à-dire que c’est quand même une explication pas à pas, qui met en évidence des mécanismes comme dire : « Si A bouge, B va bouger aussi », etc. Dire : « Il est impossible de le faire », c’est ou bien ne pas avoir lu le livre, ou l’avoir lu et ne pas avoir été convaincu. Ça me paraît quand même un peu difficile de ne pas être convaincu par le fait que, eh bien, il y a là une explication qui tient debout de la manière dont les choses vont se passer. Parce que, dans ce livre-là, si vous l’avez vu, La crise du capitalisme américain, je ne dis pas : « Il va y avoir une crise, et, bon, croyez-moi là-dessus ! », non, c’est une démonstration. Une démonstration en 250 pages avec, quand même, de la manière dont on le fait d’habitude, avec des arguments, des chiffres, etc., et en décrivant des mécanismes causaux : « Si A se passe, B va se passer aussi », et ainsi de suite.
Enfin bon. Donc, trois propositions de changement de paradigme. Trois changements de paradigme inspirés largement par la manière dont Aristote voyait les choses, ce qui me paraît la manière correcte de le faire. Le problème, maintenant, c’est de convaincre les gens de ça. Alors, eh bien, je le faisais remarquer en entrée : Principes des systèmes intelligents, on ne travaille toujours pas dans cette perspective-là en intelligence artificielle. Quand j’ai quelqu’un du Deep Mind [project], quand j’ai l’occasion d’avoir une conversation comme je l’ai eue avec quelqu’un de Google, j’essaye de le persuader de s’intéresser à ça. L’obstacle, là, c’est que c’est un livre en français. Un des problèmes principaux, pour que ces idées se répandent, c’est qu’il faudrait qu’il soit traduit en anglais. Le problème, pour ça, c’est que pour qu’un livre soit traduit en anglais, il faut déjà qu’il soit super célèbre en français. S’il passe inaperçu en français, ses chances d’être traduit sont minimes. Et il ne suffit pas que quelqu’un fasse la traduction ! Il faut encore, évidemment, qu’un éditeur s’enthousiasme.
Les choses étaient plus simples à l’époque des Galilée, Kepler, etc. Pourquoi ? Parce que tout le monde écrivait en latin, et donc, tout ce qu’on écrivait pouvait être lu par absolument tout le monde. Il y avait autre chose, quand même, hein, il faut bien le dire : il fallait aussi un certain type de personnalité. Parce que, il faut bien dire que si Kepler, Copernic, Galilée n’avaient pas été des provocateurs, des gens qui cherchaient la bagarre, et qui avaient en face d’eux, je dirais, l’inquisition, qui leur permettait de donner une certaine publicité – et aussi de leur faire courir des risques invraisemblables ! – à ce qu’ils voulaient faire passer, eh bien, ça ne se serait pas passé aussi facilement. Voilà. Alors, il faut créer des polémiques. Mais on ne peut pas créer de polémique comme ça, non plus, hein ! Il faut encore pouvoir se disputer avec quelqu’un ! Si, on est dans un univers d’indifférence tout à fait générale, ça ne passe pas.
Alors, qu’est-ce qu’il faut faire pour répandre les idées ? C’est déjà pas qu’il y ait des livres, c’est déjà pas mal qu’il y ait des gens qui disent : « Eh bien, écoutez, il a au moins prévu la crise des subprimes, donc, peut-être, c’est peut-être pas tout à fait fou ce qu’il raconte par ailleurs », mais il faudrait encore davantage. Il faudrait encore davantage pour que ces idées passent, parce que, eh bien, comme je le dis : bon, ce n’est pas le changement du monde, mais c’est quand même offrir, dans la boîte à outils, des outils de meilleure qualité, sur l’analyse de l’économie (dans le bouquin sur Keynes et dans Le prix), sur la manière de se représenter le monde et notre fonctionnement à nous (dans Comment la vérité et la réalité furent inventées)… [Je m’interromps : il y a quelqu’un qui va dire que je fais de la pub pour mes livres. Euh, je fais de la pub pour mes idées ! Et quand je fais de la pub pour mes idées, eh bien, elles sont dans mes livres, et donc, oui, effectivement, il faut les lire. Je ne dis pas qu’il faut les acheter, mais il faut en tout cas les lire. Beaucoup de choses sont accessibles : si vous me demandez un pdf, en général, je vous le donne (quand je dis : « en général », en fait, c’est toujours !), et ainsi de suite] et il faut que je termine, dans Principes des systèmes intelligents, quand même une représentation, surtout, de l’humain, et de la manière dont on pourrait simuler l’humain dans la machine.
Euh, c’est dangereux. C’est dangereux, ça il faut bien le savoir ! Tout changement de perspective, tout changement de paradigme est dangereux, mais comme disait l’autre à propos du fait qu’il allait voter FN : « Ça peut pas être pire ! », « Ça ne peut pas être pire de réfléchir de réfléchir bien ! » Je plaisante, hein, à propos de celui qui dit [que ça peut pas être pire de voter FN], il est dans l’illusion, celui qui croit qu’en votant FN, ça ne peut pas être pire que ce qu’on a maintenant. Ce qu’on a est déjà grave, et c’est significatif que ce gars dise ça : qu’il a l’impression qu’on ne peut pas faire pire, et ça, il faudrait quand même que les gens qui sont au pouvoir ou dans l’alternance en tiennent compte mais, oui : ça peut être pire ! Je fais quand même une toute petite remarque [à propos de l’actualité] en fin de parcours. Je suis partagé entre parler de ce que je voulais dire [d’abord] et ensuite. Du coup, ça devient un petit peu confus.
Je termine quand même sur le changement de paradigme. C’est une nouvelle boîte à outils, il faut absolument… ce n’est pas qu’il faut absolument, mais si on veut se donner des atouts, il faut quand même voir les choses dans cette perspective-là. Et là, bon, je ne sais pas ! A part réinventer l’inquisition en face de moi pour qu’on fasse un peu plus attention à ce que je dis dans ce domaine-là, je ne sais pas. Je ne sais pas exactement ce qu’il faut faire. Ces idées percolent petit à petit, ça passe ici ou là. Il faudrait que leur caractère révolutionnaire, à ces trois changements de paradigme, apparaissent, vous savez, comme la petite lampe [P. J. montre le coin en haut de l’image] qu’on utilise pour représenter le fait qu’il y a un éclair qui vient aux gens.
Hum… Je n’arrive pas à une conclusion particulière. C’est parce que je ne sais pas. Honnêtement, je ne sais pas du tout ce qu’il faudrait faire, et le fait que je sois distrait par d’autres idées en même temps attire l’attention sur le fait qu’il se passe des choses dans le monde. On trouve, hein, dans les manuscrits de Kepler, alors qu’il est en train de calculer l’orbite de Mars avec ses 800 pages de brouillons qui nous sont conservées, on trouve des remarques disant : « Pourquoi est-ce qu’il y a quand même une guerre civile ici au sous-sol qui fait qu’on est en train de s’entre-égorger aux étages un peu plus bas ! » Euh, lui aussi, il était distrait par des massacres, par le fait qu’il écrivait dans une urgence, mais il avait, je dirais quand même, il avait quand même le bon sens de vouloir terminer son truc sur l’orbite de Mars et le mouvement des planètes en général.
Et je crois que c’est ça qu’il faut faire aussi. Il faut pouvoir, comment dire, s’abstraire un petit peu de la réalité affligeante, navrante, qu’il y a autour de nous, pour essayer de résoudre des questions importantes. Pourquoi ? Parce que ces questions importantes, elles nous donneront des solutions pour l’avenir. On ne pourrait pas parler sérieusement d’aller coloniser Mars si Kepler n’avait pas trouvé comment calculer l’orbite des planètes. Il y aurait peut-être eu un autre qui serait venu après, hein, Newton a travaillé là-dessus par la suite, mais il faut des gens qui nous donnent d’autres types de perspectives, et il faut surtout, autour d’eux, qu’on comprenne, je dirais, le potentiel qui est là dans ces changements de perspective, qu’il y a moyen de trouver là des outils pour la suite.
Voilà. Bon. Exposé tout à fait confus, j’en suis conscient, à partir du deuxième tiers, vu l’interférence entre l’actualité, qui m’oblige quand même à dire un certain nombre de choses, et l’argument que j’essaye de démontrer devant vous, mais voilà, hein, c’est l’actualité qui est comme ça ! Continuons de réfléchir. Il faut agir aussi, bien entendu, je ne dis pas qu’il ne faut pas agir, et je parlais à l’un de mes fils hier et il me disait : « C’est quand même simple, la politique, hein, maintenant ! » Je lui dis : « Qu’est-ce que tu veux dire ? » Eh bien il dit : « Il suffit de faire exactement le contraire de ce qu’ils font ! », et c’est une excellente conclusion, une ligne de conduite pour la semaine qui s’ouvre.
Voilà, allez, à bientôt !
@Ruiz Puisqu’on est dans la fiction improuvable à notre petite échelle, et dans les conjectures les plus folles façon « complotisme »,…