D’un lycée de Seine-Saint-Denis, juste un petit mot, par Lucie Jovier

Billet invité.

Bonjour Monsieur Jorion,

J’ai monté un dispositif à l’éducation nationale un peu particulier mais je ne peux pas aller au-delà de six années et j’arriverai au terme en juin. Je suis contente des retours des élèves, je regrette de partir et les élèves sont très reconnaissants. Ils vous connaissent bien sûr.

Ce sont des élèves de Seine-Saint-Denis, volontaires pour travailler en dehors de leurs cours et je dispose de trois salles préfabriquées, au fond de mon lycée, dans les arbres. Ce « fou » de proviseur qui s’est engagé dans cette aventure part aussi, à la retraite. Il est père d’ouvrier tourneur-fraiseur, je pense que c’est cela qui l’a encouragé à vouloir sortir des sentiers battus et tenter cette belle expérience pédagogique, d’échanges et de partages.

Je travaille avec l’assistante sociale énormément et je confirme que le chaos est arrivé, que la cellule familiale elle-même est sérieusement endommagée. D’année en année nous avons constaté la dégringolade. Il n’y a pas que les baleines qui s’échouent sur les côtes mais aussi les mamans, parents, les enfants. Lorsqu’elle a évoqué la détresse des familles à la radio lors de notre grève avant la Toussaint, le rectorat n’a eu de cesse de la menacer. Depuis nous n’avons plus le droit de nous adresser à la presse. C’est le mot détresse qui les a choqués, il paraît que tout le monde en parlait au rectorat. Il ne fallait pas parler. Nous avons eu bien du mal à lui éviter une sanction. Si cette assistante sociale, rompue au métier, très discrète, s’est « aventurée » au micro d’une radio, c’est que c’est la fin des haricots car c’est pas le genre militant 😉

Nous avons eu, dans le lycée cette année, et pour la première fois, des trucs explosifs lancés par des jeunes élèves. Trucs explosifs que l’on ne trouve pas dans le commerce du coin…

Le radicalisme religieux s’accentue, y compris pour les protestants (une de mes élèves n’a pas voulu terminer sa préparation d’épreuve pour le bac car elle avait une nuit de prière à assurer. Elle me disait être désolée mais il fallait qu’elle y aille…).

Ce genre de cas se répète…. et se répète…. et nous sommes en concurrence avec la salle de prière juste en face de notre lycée. Des élèves sèchent les cours pour aller dans cette salle, il paraît que c’est obligatoire pour eux… Personnellement, je sens vraiment très mal les choses, mais l’assistante sociale aussi.

La violence augmente dangereusement, entre les jeunes, les parents démissionnent les uns après les autres, ils ne veulent plus s’occuper de leurs enfants : « Débrouillez-vous » disent-ils. Des parents s’en vont un mois, deux mois, trois mois, et laissent leurs enfants à la maison. Quant aux jeunes : les viols, la pornographie, les bagarres (avec séjours à l’hôpital) ne sont plus rares. Une élève a été greffée du foie après avoir tenté d’éviter un mariage forcé cette année. Nous avons encore six jeunes filles enceintes de 15 ou 16 ans qui gardent leur bébé disant qu’il n’y a de toute façon rien d’autre à faire dans la vie….

Nous avons de l’esclavage moderne et des jeunes qui remplacent en cachette leur maman pour faire le ménage à 5h du matin dans les entreprises. Face aux problèmes financiers, pas mal d’élèves travaillent… dur de passer un bac… On peut dire, qu’en quelque sorte, ce lycée de plus de 900 élèves est un thermomètre de la situation sociale.

La direction m’envoie parfois des jeunes exclus quelques jours de l’école, je les intègre au groupe. Les deux derniers en date, je les ai eu trois jours, et ils pleuraient à la fin des trois jours, ils ne voulaient plus repartir. Oh bien sûr, il a fallu que je me transforme en sorcière une heure ou deux mais après, ça roule, et le lien est fait, nous pouvons travailler. Dans mes salles, j’en ai une aménagée en petit théâtre pour l’expression orale et les débats, mais il y a aussi un espace thé et gâteaux, car beaucoup ne prennent pas de petit déjeuner….

Les premières années, j’avais la boule au ventre le soir en rentrant car les jeunes sont si déstructurés, font face à tant de difficultés que j’avais du mal à m’en remettre. D’ailleurs, je m’étais remise au tricot pour me détendre et prendre un peu de distance. C’est très dur, concrètement, de faire face à tant de misère sociale. Mais je suis contente lorsqu’il renoue avec la joie d’apprendre, de s’instruire et de leur montrer que la société de consommation n’est pas une fin en soi. Je les sensibilise aux urgences auxquelles les hommes doivent dorénavant faire face. Et, je suis contente aussi, de les voir s’envoler vers les études supérieures. Je vous jure que ça n’était pas gagné d’avance. Il est certain que vous y êtes pour quelque chose : je vous remercie infiniment pour tout ce que vous m’avez appris et toutes les ressources que vous avez apportées et dont je me suis servies pour préparer mes cours ou ateliers.

Merci Monsieur Jorion et bonne route.

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